Le cauchemar de prométhée

Ces configurations affectives, ces émotions prégnantes, guident l'activité du vivant tout en étant son résultat, elles surgissent dans un corps biologique et dans un contexte historique de vie. Le cerveau, en particulier, est loin de ressembler à une machine imput-output. Il est tellement actif que, sans les contraintes écosystémiques qui canalisent son activité grâce à l'action du corps dans l'espace, la dynamique chaotique dans laquelle plongent les neurones finirait par rendre fous l'organe et l'organisme - des expériences neurologiques le prouvent. Ce chaos est contraint, canalisé par la friction au monde à travers le corps : le monde ne produit pas des inputs activant une machine inerte, mais contribue à co-constituer une interface pour que l'activité incessante du corps et du cerveau du bébé se déploie dans le monde. C'est ainsi que les gestes premiers dont on parlait, qui « se frottent» au monde et nous rattachent à sa réalité, renvoient ultérieurement à « la motricité [qui
est] l'intentionnalité originaire'», et ce tout au long de l'éventail du vivant, de l'amibe à nous autres humains. C'est ainsi que « le geste, qui commence par l'action motrice, enracine la signification entre nous et le monde, à l'interface entre les deux. Le signal chimique, thermique, le coup qui affecte l'amibe ou la cellule est signifiant pour ce vivant, par rapport au changement intérieur en cours, à son action, à son mouvement protensif ». P.110

En revanche, les objets des sciences de la vie sont toujours des singularités historiques, matérielles, que saisissent des modèles conceptuels qualitatifs, provisoires et surdéterminés par la culture et les idéologies'. La centralité de chaque organisme singulier, avec son historicité propre, sa matérialité, implique un primat de la variation et de la rupture des symétries qui renverse le primat mathématique de l'invariance
- un primat aux effets de connaissance très puissants en physique et en mathématiques, mais qui s'avère un obstacle pour la connaissance de la vie, surtout lorsqu'il est défiguré par l'image de l'ADN comme invariant informationnel et par le mythe du « programme génétique ». Par exemple, la matérialité radicale de chaque organisme - radicale car tel organisme singulier n'est possible qu'à même cette chimie, ces membranes, cette « chair », disions-nous, si matérielle et unique -, son épaisseur historique et la densité de ses relations internes et externes excluent tout dualisme entre « logiciel » et « matériel »; ce dualisme, dont nous avons longtemps parlé, est immanent et essentiel à la notion informatique de programme, jusqu'à ses applications en IA. P.131-132

L'affirmation selon laquelle dans la nature, dans les échanges chimiques infra et intercellulaires par exemple, il y a de « l'informa-tion», dès que la variation d'un flux (un gradient) compte davantage que le flux d'énergie ou de matière lui-même, est une projection anthropomorphique extraordinaire : notre usage d'un processus est transféré sur le processus et sa diversité contextuelle, et devient intrinsèque à la nature elle-même. Bref, c'est un abus grave d'affirmer que chaque fois que ce qui compte est le gradient d'un flux, il y a de l'information. Non, il n'y a que ce gradient, en plus dans sa matérialité: comme nous l'avons dit à plusieurs reprises, en le considérant comme de l'information, à la Turing ou Shannon, on importe implicitement un biais théorique fort
- une structure de la détermination laplacienne, l'unidimen-sionnalité du message, le départage logiciel-matériel, etc.
Pour résumer, à cause de l'immatérialité et l'unidimension-nalité de l'information sur des suites discrètes de signes, la matérialité radicale du biologique et sa dimensionnalité spatiale intrinsèque sont perdues dans des notions vagues et abstraites d'information, rarement spécifiées scientifique-ment. Nous avons mentionné dans ce livre certaines des conséquences fortes (et graves) de ces abus.
P.279

L'oubli est crucial pour la mémoire animale, avons-nous dit plusieurs fois : l'enfant doit se souvenir de ce qui compte des trajectoires d'une balle afin de l'attraper, pas de la couleur de la balle, disons. Nous reconnaissons un(e) ami(e) vingt ans plus tard parce que nous nous souvenons de ce qui comptait pour nous, son sourire, son expression, un mouvement de ses yeux. Ce sont les constructions cognitives fondamentales d'invariants de l'action et des intentions. L'intentionnalité et les protensions préconscientes sont à leur cœur, alors qu'ls sont fondés sur et constitutifs du sens: du fait de la nature protensive de l'action, la friction avec le monde interfère et donne du sens à ses déformations. Sans émotion ni affection protensive, sans la joie d'attraper une balle lancée par le père ou le besoin de capturer une proie, la sélection de ce qui compte pour un objectif est difficile à concevoir : ce qui est intéressant pour l'action et ce qui pourrait être pertinent de se souvenir pour une
nouvelle activité est largement lié au sens que l'on rattache à un objet de désir - dans l'analyse de Sarti, mathématicien du système neuronal, mentionnée plus haut, ce sens corporel du monde déforme même le cortex visuel primaire. Il est compliqué d'apercevoir quoi que ce soit de cette nature, sûrement pas un modèle, dans les méthodes de gradients ou d'ondelettes utilisées par les excellentes mathématiques des réseaux neuronaux multicouches.
Toutefois, ils peuvent procurer des imitations de plus en plus effectives d'activités cognitives clés - une imitation fort utile, au-delà de tout mythe, du cerveau. Et l'on pourra en faire des meilleures si l'on ne perd pas de temps à courir après des promesses fourvoyantes, si l'on en comprend les limites, avec rigueur - comme toujours en science.
P.280

L'hégémonie culturelle à la mode du « tout est calcul et information numérique » est encore renforcée par le rôle général contemporain de nos extraordinaires réseaux d'information et de leurs machines computation-nelles. Par exemple, qu'est-ce que Ladyman et Ross veulent dire lorsqu'ils affirment que « ce qui ne peut être calculé ne peut pas être pensé » ? Se réfèrent-ils strictement au calcul comme à ce qui peut être implémenté dans des réseaux d'ordinateurs numériques ? Ou se réfèrent-ils à une certaine notion plus vaste de calcul qui comprendrait de manière vague la signification pensable produite par un danseur, un peintre, ou par les « jugements géométriques » nécessaires pour prouver des énoncés formellement indémontrables de la théorie des nombres'? Ils semblent davantage se pencher vers la première interprétation et, donc, dire : la construction de sens qui ne peut pas être produite/calculée par les machines actuellement détenues/développées par Google, Ap
ple, Microsoft, etc. ne peut pas être pensée. Sans doute ceci est davantage une déclaration « normative » (et poli-tique) qu'une analyse scientifique; c'est-à-dire, compte tenu du rôle de ces corporations, cette déclaration est censée devenir une norme : vous ne pouvez pas penser ce que les Gafam ne peuvent pas calculer - l'information digitale qu'ils manipulent est le/votre monde, et rien d'autre.
P.285