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Mayotte : comprendre le piège identitaire et la montée en puissance du Rassemblement national [1]

['Anthony Goreau-Ponceaud', 'Olivier Chadoin']

Date: 2025-01-05 09:56:45+00:00

Le cyclone Chido a révélé l’extrême vulnérabilité de Mayotte, frappée par de multiples crises sanitaires et sociales ces dernières années. Les tensions accumulées sont redoublées par la défiance de nombreux Mahorais envers les immigrés venus des Comores et du continent africain. Une situation qui n’est pas sans lien avec l’explosion du vote Rassemblement national, passé de 2 % des suffrages en 2012 à 42 % en 2022. Marine Le Pen se rend sur l’île ce dimanche 5 janvier.

Avant le désastre provoqué par le cyclone Chido, Mayotte était marquée par des tensions multiples : services de santé saturés, accès réduit à l’eau, écoles surchargées soumises à la rotation des élèves, délinquance hors norme, trafic de la « chimique » (un mélange de tabac et de cannabinoïdes de synthèse), opérations policières pour sécuriser les lieux touristiques. Le résultat est une vie sociale mahoraise qui semble empêchée.

Ces éléments sont amplifiés par une démographie explosive : la population de l’île est passée de 23 364 habitants en 1958 à 321 000 habitants en 2024. Les moins de 25 ans représentent 60 % de la population et connaissent des niveaux de pauvreté, de déscolarisation et de chômage particulièrement élevés. Cette jeunesse en difficulté se divise en deux groupes inégaux : les Français et les étrangers qui n’ont, au mieux, accès qu’à des petits boulots – au pire, au chômage ou à la délinquance.

La question des migrants

Dans le cadre du projet de recherche MIGRAF, nous avons mené des enquêtes auprès des Mahorais sur la question de l’immigration à Mayotte.

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Depuis les années 2000, manifestations contre l’immigration clandestine et blocages se multiplient et témoignent de la construction, pour les collectifs citoyens, les médias nationaux et les rapports parlementaires, de l’immigration comme un problème public qui viendrait empêcher le développement économique et social de Mayotte. Ces tensions nourrissent l’opposition entre les Mahorais et les migrants, qui représentent la moitié de la population, et révèlent un rapport inquiet à la nationalité.

Les Mahorais avec lesquels nous nous sommes entretenus expriment tous la même chose : « ici tout est fou ». Ils vivent dans un quotidien qu’ils ne parviennent pas à expliquer. Ces propos sont intimement liés à la question de l’autre, de l’étranger.

Une altérité à géométrie variable qui dépend des crispations et des hiérarchisations du moment s’est mise en place : tantôt c’est la présence de l’Africain qui est jugée problématique, tantôt celle du Congolais (ou du Somalien), sans pour autant venir totalement éclipser celle du Comorien (95 % des étrangers sont Comoriens, et particulièrement de l’Anjouanais (habitant de l’île d’Anjouan, faisant partie de l’archipel des Comores). L’usage de l’article défini plutôt que l’article pluriel pour définir une population est omniprésent dans nos entretiens. Cette figure de l’autre, de l’étranger, devient la source de fixation et de hiérarchisation produisant violences et stigmatisations.

Cette reconfiguration des frontières ethniques, malgré la persistance d’économies morales, de liens familiaux ou amicaux entre « Mahorais » et « Comoriens », entre « Mahorais » et « Africains » trouve sa source dans l’instauration d’une frontière nationale et européenne, de la partition politique de l’archipel, et de l’inquiétude simultanée des Mahorais quant à leur insertion dans l’État-nation français. Cette inquiétude est amplifiée par les propos fâcheux de François Bayrou évoquant une île en dehors du « territoire national » ou ceux du président Macron déclarant « si c’était pas la France, vous seriez 10 000 fois plus dans la merde ! » - propos qui créent une mise à distance (politique, institutionnelle et symbolique) et qui valident l’hypothèse d’un « département colonie ».

D’autres mécanismes viennent renforcer cette production d’altérités irréductibles à l’instar du rôle social des commérages et des rumeurs dans la fabrique d’une identité par différence renforçant le couple eux/nous. C’est par exemple le cas, compte tenu des revendications territoriales des Comores sur Mayotte depuis 1974, des discours qui véhiculent l’idée que les flux migratoires en provenance des Comores peuvent être mobilisés comme un outil géopolitique de déstabilisation. Selon ces discours, l’état français laisserait faire le remplacement de la population pour satisfaire les revendications territoriales des Comores sur Mayotte.

« Déracialisation » du discours du RN

En déplacement dans l’île en avril 2024, Marine Le Pen a fait de l’installation des migrants africains dans la rue le symbole du « chaos » qui « menace Mayotte d’un danger de mort ». À Mayotte, le Rassemblement national a fait un bond spectaculaire. Il est passé, au premier tour des élections présidentielles, de 2,7 % en 2012, à 42,6 % en 2017. En 2022, Mayotte est le département où le Rassemblement national a réalisé son plus gros score au premier tour de la présidentielle, avec 42,89 % des suffrages.

Cette hausse fulgurante doit être reliée à une stratégie de déracialisation et de dédiabolisation du discours politique du RN outre-mer. Dans l’archipel, il n’est pas question pour le parti d’extrême droite de fustiger l’islam (95 % des Mahorais se disent musulmans), mais la présence des Comoriens voire des Africains.

Cette présence migratoire est pourtant un élément nécessaire au fonctionnement social de l’île, notamment dans les secteurs de la construction, de l’agriculture, des emplois domestiques ou dans celui de la mobilité avec les taxis-motos, dont les conducteurs sont tous des Africains du continent en situation irrégulière sur le territoire. La présence migratoire, décrite comme source de tous les maux de l’île, est en réalité une ressource permettant de pallier les défaillances des politiques publiques. Il s’ensuit une situation ambiguë qui évoque un « racisme sans la race » et le « narcissisme des petites différences ».

Des associations se sont progressivement constituées pour mettre fin au phénomène d’immigration clandestine, à l’instar du « collectif des citoyens de Mayotte 2018 », créé à la suite du mouvement social de 2018. Sa présidente, Safina Soula, dénonce les failles du 101e département français, à savoir l’immigration, l’insécurité, l’éducation, et finalement la vie chère. Le mouvement de contestation populaire, très actif, appelle à un renforcement conjoint de la lutte contre l’immigration clandestine et contre l’insécurité grandissante – faisant évidemment le lien entre les deux.

Mais ramener toutes les causes des malheurs de l’île à la question migratoire et identitaire, désormais nouvellement incarnée par le migrant africain, conduit à invisibiliser la question sociale et économique.

Situation postcoloniale

Comme souvent en situation postcoloniale, tout se passe comme si le territoire, d’abord historiquement conçu comme devant dégager des ressources, ne devait pas coûter à la métropole. Ainsi, la départementalisation est largement restée inachevée avec des services publics sous-dotés, de forts déficits de structures d’éducation et de formation et des droits minorés.

À Mayotte, les exceptions sont légion. La politique migratoire repose sur les expulsions systématiques, la précarisation juridique (enfermement des mineurs en centres de rétention administrative (CRA)) et sociale (l’aide médicale d’État et la protection universelle maladie ne s’appliquent pas à Mayotte). Les droits sociaux sont également minorés : le SMIC et le RSA sont par exemple très inférieurs à ceux de la métropole.

On peut certes percevoir Mayotte comme un territoire de politiques d’exception liées aux flux migratoires, otage des questions identitaires amplifiées par le jeu politique national. Mais en dépit de ce sombre constat, n’est-il pas possible de concevoir Mayotte comme un lieu où pourraient se déployer des projets (en matière de logement, d’environnement, de politiques sociales, de coopérations inédites), des solutions sociales, économiques et environnementales, de façon positive ? Il faudrait pour cela saisir les crises que le département traverse comme une occasion de repenser nombre des enjeux du XXIe siècle et se défaire de l’idée que l’île ne pourra être sauvée que de l’extérieur, à l’image de la promesse présidentielle d’une piste longue d’aéroport.

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[1] Url: https://theconversation.com/mayotte-comprendre-le-piege-identitaire-et-la-montee-en-puissance-du-rassemblement-national-244141

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