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Le restaurant Régis et Jacques Marcon : une stratégie trois étoiles pour son territoire [1]

['Alexandre Asselineau', 'Marilena Vecco']

Date: 2024-10-28 11:21:31+00:00

Les grands restaurants ne peuvent-ils s’implanter que dans les quartiers huppés des métropoles ? Plusieurs trois étoilés au Guide Michelin démontrent le contraire. En particulier, le restaurant Régis et Jacques Marcon fournit un exemple d’une cuisine de haute volée et d’un projet qui s’intègre et participe au développement de son territoire.

Il ne fait plus de doute que l’urgence et l’ampleur des défis écologiques et sociaux conduisent à repenser les logiques de production et le fonctionnement des organisations. Mais comment faire pour passer (vraiment) des intentions aux actes ?

L’étude des enjeux de la haute gastronomie (trois étoiles au Guide Michelin) offre un terrain d’analyse intéressant. Pour notre recherche en cours de publication, nous sommes partis de l’observation d’une curiosité. Selon les conceptions conventionnelles issues de l’économie industrielle, il est attendu que ces établissements prestigieux s’épanouissent dans les métropoles importantes ou les lieux touristiques. Et cela semble plutôt de bon sens. Ces lieux impliquent en effet une proximité de clients à fort pouvoir d’achat, la présence d’acteurs partenaires ou complémentaires (cinémas, théâtres, musées, hôtels, transports…), ou encore l’intégration dans le prestige de certains quartiers, conférant de la légitimité à un établissement de luxe.

Cette conception prive donc en théorie ce type d’établissements d’une implantation hors des sentiers battus, un choix a priori peu rationnel. Pourtant, la réalité n’est pas aussi claire : six des vingt-neuf restaurants triplement étoilés en 2023 au Guide Michelin (soit un restaurant sur cinq) sont situés dans des localités significativement distantes des centres économiques ou touristiques. Ce n’est certes pas un raz-de-marée, mais suffisant pour montrer que des modèles économiques alternatifs à la logique du « tout métropole » – contestable sur les plans sociaux et environnementaux – existent, sont crédibles et durablement performants.

Triple étoilé depuis 2005

Parmi eux, le restaurant Jacques et Régis Marcon est emblématique. Triple étoilé Michelin depuis 2005 et régulièrement considéré comme l’un des meilleurs restaurants du monde, l’établissement est situé à Saint-Bonnet-le-Froid. Cette commune rurale de Haute-Loire, enclavée et éloignée des centres urbains, compte un peu moins de trois cents habitants. Depuis 1979, Régis Marcon (rejoint depuis par deux de ses fils) a pourtant réussi à y développer un projet d’excellence, célébré mondialement, en contribuant très significativement à la vitalité et à la renommée du territoire.

Pour comprendre les ressorts de ce succès en milieu rural et envisager les éventuelles conditions de sa réplicabilité, nous avons décidé de mobiliser de façon rigoureuse et minutieuse la quantité abondante de données disponibles au sujet de ce restaurant, en mobilisant les données disponibles sur Internet. Nous avons ainsi collecté et analysé les nombreuses sources d’informations. Il s’agit de plus d’une centaine de documents portant sur le chef, le restaurant (vidéos, menus, photos…), la commune (plaquettes, sites, réseaux sociaux, articles de presse…), ainsi que plusieurs dizaines de commentaires émis par les critiques gastronomiques (Michelin, Gault et Millau…) et les clients (TripAdvisor, The Fork…).

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Notre analyse nous conduit à formuler une hypothèse : si l’établissement doit bien sûr son succès durable à un indéniable talent en cuisine, ce seul atout ne constitue pas une explication suffisante. Le restaurant est loin d’être un établissement luxueux qui resterait « en marge » de la réalité économique ou sociale de la commune : au contraire, sa réussite semble devoir beaucoup à la quête constante d’une forte intimité avec l’ensemble des acteurs de la localité (agriculteurs, artisans, commerçants, collectivités…) et à la construction d’une relation symbiotique avec l’environnement naturel du lieu.

S’intégrer dans « l’atmosphère » locale

Cette imprégnation de l’énergie, de l’atmosphère dégagée par le lieu, ressort significativement des commentaires et des nombreuses interviews ou reportages, massivement élogieux. Tous mettent en avant la cohérence, l’intimité, l’intrication du restaurant et de ses valeurs avec l’histoire et la culture locales, le recours systématique aux producteurs et artisans locaux, l’attention constante portée à la nature environnante et au tissu social de la commune.

D’une part, le lieu est partie intégrante de l’histoire personnelle du chef et de sa famille. « Je vis toujours dans la pièce où je suis né » dit Régis Marcon. Par ailleurs, le restaurant célèbre et rend continuellement hommage à la nature environnante. Elle est omniprésente dans la cuisine qui convoque des produits locaux et en particulier des champignons. Mais on la retrouve aussi dans l’architecture du bâtiment, parfaitement inscrite dans son paysage (bois, pierre, eau, végétation, larges baies vitrées donnant sur la nature) ainsi que dans l’ambiance paisible qui règne sur les lieux.

Le restaurateur a également tissé des liens très forts avec ses fournisseurs, les agriculteurs locaux, dans une logique d’excellence des produits et des modes de production, de respect des saisons et de constitution de partenariats durables. Ces engagements se prolongent dans la préparation d’une cuisine « durable », à taille humaine :

« L’humain, le respect des collaborateurs, des producteurs, des produits, la traçabilité, la gestion des déchets, du nettoyage, le non-gaspillage… Tout ceci est dans notre ADN depuis 45 ans. » Interview de Régis Marcon pour L’Hôtellerie Restauration début 2024.

Le chef Marcon et son équipe participent également activement au développement de la commune, par la création de plusieurs établissements destinés au grand public (bistrot, bar, boulangerie) et d’une fête de village attirant 30 000 visiteurs chaque année, ainsi que par un engagement social auprès des cantines locales. La volonté constante de transmettre, de partager, avec des professionnels (implication dans des instances représentatives) ou le grand public (au travers d’une quinzaine d’ouvrages ou des participations médiatiques), est évidente.

Entrer en symbiose avec le territoire

La proposition très cohérente de l’établissement, en harmonie avec la nature et la culture locales, s’avère hautement attractive et source de vitalité et de fierté pour le territoire et les habitants. C’est ce qui ressort de l’analyse des commentaires des clients et des critiques. « Ici, peut-être comme nulle part ailleurs en France, flotte cette impression d’être exactement au bon endroit et au bon moment pour cette cuisine-là » dit le Gault et Millau sur son site Internet, résumant un avis unanimement partagé.

Cette étude de cas invite à explorer des réflexions nouvelles, suggérant le dépassement de dichotomies usuelles : entreprise contre territoire, privé contre public, urbain contre rural, compétition contre coopération… Ces oppositions entre acteurs privent encore trop souvent les entreprises et les pouvoirs publics d’opportunités d’agir au bénéfice de tous. Nous suggérons notamment aux entreprises et aux acteurs du développement territorial un pas de côté par rapport à des raisonnements souvent trop strictement comptables, qui font du territoire une variable d’ajustement provisoire.

La mise en « symbiose » durable de l’entreprise sur son territoire, par l’intégration de dimensions qualitatives (par exemple culturelles, émotionnelles, esthétiques), peut constituer une source de performance économique, sociale et environnementale. Nous incluons dans cette notion de symbiose une dimension intangible, que nous nommons « esprit du lieu » : celui-ci, que chacun d’entre nous ressent intuitivement dans des lieux dotés d’une ambiance particulière (qu’elle soit positive ou négative), est certes peu définissable et encore moins quantifiable… Mais nous pensons qu’il peut fournir un point d’appui pertinent pour générer des projets performants, harmonieux et responsables.

Une voie pour allier entreprise et responsabilité territoriale

L’entreprise « symbiotique » ancre sa réussite sur l’interconnexion intime de son projet avec le territoire, ses acteurs et ses ressources. C’est une démarche à l’opposé d’approches autocentrées sur le profit et la prédation de ressources, ne permettant pas de générer de liens approfondis avec les autres acteurs locaux.

La responsabilité territoriale, les enjeux sociaux ou environnementaux, loin de constituer des « contraintes » coûteuses pour un projet d’entreprise, peuvent permettre de construire une offre de valeur cohérente et hautement attractive. Source de performance économique pour l’entreprise, indispensable à la pérennité du projet, une telle approche peut générer des retombées sociales et environnementales positives. Mais à la condition d’être menée avec conviction et non à des fins de communication. Il s’agit d’une voie pour redonner sens et attractivité à un projet d’implantation d’entreprise sur un territoire, même isolé.

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[1] Url: https://theconversation.com/le-restaurant-regis-et-jacques-marcon-une-strategie-trois-etoiles-pour-son-territoire-240046

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