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La prudence de la Syrie face à l’embrasement du Moyen-Orient [1]
['Philippe Droz-Vincent']
Date: 2024-10-08 15:14:09+00:00
Bachar Al-Assad, à la tête d’un pays exsangue et d’un régime à la solidité douteuse, soutient ses alliés régionaux en paroles bien plus qu’en actes.
La posture diplomatique de Damas depuis le 7 octobre 2023 interroge. Des décennies durant, la question palestinienne a été un élément clé de la rhétorique des régimes Assad (père et fils), dans un pays qui s’est longtemps voulu le cœur battant du nationalisme arabe à travers le Baathisme.
La posture « anti-impérialiste » de Damas et son appartenance à l’« axe de la résistance » (mihwar al-mouqawama) (c’est-à-dire résistance aux projets d’Israël et des États-Unis) autour de Téhéran et du Hezbollah ainsi que, par la suite, du Hamas, des Houthis du Yémen ou des groupes chiites irakiens sont d’autres dimensions clés du positionnement historique du régime.
Et pourtant, la Syrie a été relativement inaudible depuis un an. Comment l’expliquer ?
Un soutien du bout des lèvres au Hamas
Certes, les représentants de Damas ont fermement condamné la guerre « totale » (selon le vocabulaire désormais en cours à Tel-Aviv) déclenchée par Israël à l’encontre de Gaza, puis du Hezbollah (ou du Liban dans son ensemble, selon les lectures) depuis septembre 2024, et dénoncé les exactions, les dévastations et les crimes commis par Tsahal contre les civils palestiniens et libanais. Mais Bachar Al-Assad a brillé par son silence sur ces sujets, et n’est même pas intervenu lors du jour de Jérusalem (5 avril), contrairement au président iranien Ebrahim Raïssi, à Hassan Nasrallah, à Ismaïl Haniyeh ou encore à Abd al-Malek al-Houthi… Les officiels syriens ont peu fait référence au Hamas, et n’ont guère affiché une éventuelle solidarité avec le mouvement islamiste palestinien.
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Les manifestations de solidarité avec la Palestine, par exemple le 10 octobre 2023 à Damas (place Arnous), ont été brèves, très encadrées par les forces de sécurité ou transformées en effusions d’allégeance à Bachar Al-Assad. Les opposants syriens et la presse arabe non proche de Damas peuvent dès lors se demander ironiquement si la Syrie est sortie de « l’axe de la résistance ». L’opposition syrienne, dans les zones qu’elle contrôle encore dans le Nord-Ouest syrien, met elle aussi en lumière « le double jeu » de Damas qui dénonce la situation à Gaza mais bombarde aveuglément ces zones.
Doit-on y déceler, de la part de Damas, une forme de méfiance ou de rancune vis-à-vis du Hamas, dont l’aile civile, incarnée par Khaled Mechaal, avait quitté la Syrie en 2012 et affiché son soutien pour la « révolution syrienne » – un soutien également exprimé par Ismaïl Haniyeh depuis Gaza – et dont des éléments militaires dans les camps palestiniens syriens (par exemple l’immense camp de Yarmouk, largement détruit pendant la guerre), ont combattu aux côtés des rebelles syriens.
La réconciliation avec le Hamas, entamée avec le revirement de ce dernier vis-à-vis de la Syrie après la guerre israélienne de 2014 contre Gaza, sa reprise de langue avec l’Iran en 2015, puis avec le Hezbollah en 2017, ne s’est concrétisée qu’en 2022 lors d’une première rencontre entre une délégation du Hamas et Bachar Al-Assad.
Il est vrai que la Syrie a toujours eu des relations difficiles avec les représentants politiques du nationalisme palestinien, qu’elle est même allée jusqu’à affronter (à Tripoli, au Liban, en 1983). Or le Hamas, après l’effondrement politique du Fatah et de l’OLP (Autorité palestinienne de Ramallah), incarne désormais une nouvelle forme de nationalisme, certes fortement matinée de religieux (d’islam politique).
On voit bien là à quel point il existe des positionnements différents entre les membres du fameux « axe de la résistance » – l’autre terme fréquent est « l’unité des arènes » (wahda al sahat), qui indique plus clairement que chacune des composantes conserve une certaine marge de manœuvre.
Read more: Comment l’Iran mobilise son « Axe de la Résistance » face à Israël
Ce qui est sûr, c’est que la Syrie ne cherche pas l’escalade militaire avec Israël – une escalade qu’elle ne peut se permettre, vu les faiblesses de son armée. Elle laisse même l’aviation israélienne frapper impunément sur son territoire, et ne réagit guère quand les forces spéciales israéliennes viennent détruire une usine d’armement supervisée par l’Iran et utilisée par le Hezbollah près de Masyaf (en septembre 2024). Des messages ont peut-être été passés par les Israéliens aux Syriens par l’intermédiaire des Émirats, qui ont normalisé leurs relations avec l’État hébreu en 2020 et sont à la manœuvre à partir de 2021 pour la ré-inclusion de la Syrie dans le concert arabe…
Un appui indirect au Hezbollah
La même distanciation se manifeste à propos du Hezbollah et de l’escalade en cours au Liban. Hassan Nasrallah avait quasiment accepté en août 2024 que la Syrie n’entre pas dans le conflit avec Israël autour de Gaza « pour des raisons internes » même s’il demandait son soutien « moral, politique, en matière de matériel militaire et d’équipements ». Tel est bien le sens de « l’unité des arènes » au sein de laquelle la Syrie fournit au Hezbollah un soutien indirect très important, en particulier à travers le corridor entre l’Iran, l’Irak (et les zones contrôlées par les milices chiites) et le Liban.
Il est vrai qu’Israël mène en Syrie ce qui est reconnu par l’armée de l’air israélienne depuis au moins 2018-2019 comme non pas des frappes mais une véritable « guerre » contre les intérêts iraniens et du Hezbollah voire de leurs alliés – paradoxalement, en accord avec la principale base militaire russe en Syrie qui a peut-être le contrôle sur la défense anti-aérienne syrienne depuis l’intervention russe de 2015.
La Syrie a peu répondu aux bombardements israéliens sur son territoire, qui ont même paralysé les aéroports de Damas et d’Alep en octobre 2023, et qui ont visé les intérêts iraniens, du Hezbollah voire du Hamas et Djihad islamique palestiniens.
La réaction officielle syrienne à l’élimination de Nasrallah en septembre 2024 confirme cette prudence, Damas se contentant de condamner fermement cette « agression méprisable » et n’oubliant pas de relever « les positions de soutien de Nasrallah » (Nasrallah entre parenthèses et sans mention du Hezbollah dans le communiqué officiel) « au peuple syrien ».
Retrouver une marge de manœuvre
La distanciation de Damas par rapport aux conflits actuels relève aussi de calculs diplomatiques du régime Assad, en cette période où l’embrasement régional actuel – la confrontation croissante entre Israël d’une part, le Hamas, l’Iran, le Hezbollah, les groupes chiites irakiens et les Houthis du Yémen d’autre part – renforce la centralité de la Syrie.
Il faut rappeler, en effet, que la réconciliation avec la Turquie, un élément clé aux yeux du régime pour acter la fin de la période de guerre contre sa propre société (2012-2018), a marqué le pas en 2023 et n’a repris que très lentement en 2024. Par ailleurs, la réinsertion de la Syrie parmi les pays arabes, dont une étape importante a été sa réadmission à la Ligue arabe en 2023, est délicate, comme le montre la lenteur de l’Arabie saoudite à nommer un ambassadeur à Damas, ce qui n’a été fait qu’en 2024, après une interruption des relations bilatérales depuis 2012.
Si la Syrie, redevenue centrale du fait des conflits qui s’accumulent dans son entourage immédiat, cherche à ne pas s’impliquer plus que nécessaire dans ceux-ci, c’est aussi pour faire avancer cette dimension essentielle de sa stratégie qu’est la réconciliation avec les pays de la région ayant coupé les ponts avec elle en 2011-2012. Cette volonté de rapprochement porte aussi sur les contacts avec les Européens, qui ont repris avec notamment l’envoi d’un chargé de mission italien à Damas en juillet 2024. Damas sait que si la guerre embrase le Liban, les capitales occidentales auront besoin de la Syrie pour évacuer leurs ressortissants – et donc de reprendre les contacts avec le régime Al-Assad.
Un pays exsangue
Fondamentalement, les atermoiements de la Syrie reflètent aussi l’extrême affaiblissement du pays. Le régime est sorti, comme il l’a proclamé à grand renfort de propagande, « victorieux » de sa guerre contre ses adversaires intérieurs en 2018-2019, mais à quel prix ? La société est, de fait, détruite (et une partie substantielle des Syriens « indésirables » est en exil) et le régime est exsangue, essoufflé, à bout, soumis à des sanctions et en prise avec une crise économique monstrueuse qui provient aussi de son impéritie totale.
Les priorités sont d’abord internes pour le régime, malgré sa « victoire », alors qu’il reste contesté depuis août 2023 dans le Sud (mouvement non violent à Suweida, révoltes locales autour de Deraa) : en visite à Deraa, l’épicentre de la révolte de 2011, un des chefs de services de renseignement syrien aurait parlé de transformer cette région en « second Gaza »… Le fait que l’attention mondiale soit centrée sur Gaza ou le Liban permet de masquer les échecs intérieurs.
Au total, la position diplomatique syrienne est effectivement bien loin d’une pleine participation à une « lutte pour le Moyen-Orient », pour reprendre le titre d’un classique de Patrick Seale, dans laquelle Hafez Al-Assad avait excellé. Mais cette distanciation ne peut empêcher la Syrie de risquer d’être entraînée dans l’embrasement généralisé, désormais autour du Liban…
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[1] Url:
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