Les oracles annonçaient la nouvelle depuis plusieurs semaines et la
nouvelle est finalement tombée ces derniers jours : il n’y aura pas
de nouvelle OTA pour les téléphones Ubuntu ; l’OTA-14 publiée en
décembre sera la dernière.
Alors, bien sûr, officiellement, le projet n’est qu’en pause jusqu’à
l’intégration de la technologie Snappy au sein d’Ubuntu Touch, sans
qu’aucune date ne soit avancée, ni aucun modèle de téléphone associé
annoncé. Les téléphones déjà vendus ne seront pas compatibles. Seule
la tablette BQ Aquaris M10, commercialisée depuis moins d’un an,
devrait être un jour compatible, mais il faudra probablement être
patient, très patient.
Les possesseurs de téléphones Ubuntu, dont je suis, pourront aussi se
consoler si Ubuntu tient son engagement de fournir encore des mises à
jour de sécurité pour les deux ans à venir : les téléphones sous
Android ne reçoivent pas tous des mises à jour de sécurité si
longtemps.
Reste qu’il y a de quoi être en colère devant un tel gâchis ! Soit la
stratégie d’Ubuntu est si ténébreuse que personne n’a réussi à
deviner leur but ultime, soit ils ne prennent que de mauvaises
décisions depuis 5 ans !
Lorsqu’ils décident de remplacer GNOME par Unity, en 2011, ils se
justifient par leur volonté de créer une interface unique, utilisable
aussi bien sur le desktop que sur un téléphone mobile. La décision
est radicale et suppose un investissement en développement massif,
nécessité qu’augmentera encore la décision de ne pas participer à
Wayland et de créer une solution à nouveau interne à Ubuntu, Mir. Dès
lors, le reste du développement pour le desktop semble mis en pause :
tous les moyens vont sur Unity et Mir. La suite logique d’une telle
politique, c’est la sortie de tablettes et de téléphones fonctionnant
sous Ubuntu. Mais il faudra attendre jusqu’en 2015 pour voir enfin un
premier modèle proposé : quatre ans de projets divers promettant tous
monts et merveilles, tous interrompus avant commercialisation.
Si les téléphones et la tablette vendus depuis 2015 ne sont pas les
outils exceptionnels qu’on nous faisait miroiter, ils fonctionnent
assez bien et sont utilisables au quotidien pour la plupart des
besoins élémentaires. Pourquoi donc faire marche arrière ? Quel
objectif non atteint s’était fixé Ubuntu, qui l’amène maintenant à
relâcher l’effort ? Difficile de répondre à coup sûr à cette
question, d’autant que la communication d’Ubuntu a toujours été assez
décalée par rapport à la réalité qu’on pouvait percevoir… Mon
impression est que l’objectif de ces appareils était de rallier
de nombreux utilisateurs-développeurs qui étofferaient le magasin
d’applications sans rien coûter, et que peu d’utilisateurs ont pris
la peine de développer.
Pour que les développeurs s’engagent massivement derrière eux,
peut-être aurait-il fallu moins d’arrogance et de choix
anti-communautaires ? Peut-être aurait-il fallu soutenir GNOME 3,
Wayland, quitte à infléchir un peu le cours de ces technologies ?
Peut-être aurait-il fallu concevoir des téléphones beaucoup plus
ouverts, où apt install n’aurait pas menacé de tout casser, où on
aurait pu changer le fichier mirror.list, voire passer son téléphone
sous Debian. Bien sûr de tels appareils, qui auraient eu une
énorme logithèque, mais totalement inadaptée aux interfaces mobiles,
n’auraient pas été à mettre entre toutes les mains. Les téléphones
Ubuntu ont réussi le pari assez fou de n’être satisfaisants ni pour
le grand public (peu d’applications, pas mal de bugs) ni pour les
libristes (beaucoup de Google et peu de souplesse pour installer
autre chose que les OTA et les quelques applis dédiées). Je ne veux
pas dire par là que je regrette mon achat : contrairement à un
téléphone Android, je suis root à l’achat et je peux tout casser
si je veux ; les applications disponibles couvrent l’essentiel
de mes besoins. Néanmoins, je rêvais clairement d’autre chose,
et manifestement pas de ce qui fait rêver Mark Shuttleworth !
La convergence ne m’intéresse pas particulièrement ; acheter des
téléphones équipés de processeurs puissants comme des desktops n’est
pas forcément une bonne idée en l’état actuel de la technologie. Sans
de tels téléphones, forcément très au-dessus de mon budget, la
convergence n’est qu’un gadget peu utilisable. Non, ce qui me faisait
rêver dans ce projet, c’est d’avoir un téléphone GNU/Linux, où par
exemple tous les outils cli de GNU/Linux seraient installables sans
problème. Or cela supposait de pouvoir installer tout ce qui était
compilable pour les architectures ARM avec un simple apt install.
Bien sûr, l’utilisateur d’Android ou d’iOS n’y aurait vu aucun
intérêt, mais il ne fallait pas viser ce public si on voulait d’abord
séduire les développeurs libristes et s’appuyer ensuite sur eux pour
étoffer la plateforme d’applications mobiles.
Une part du problème vient aussi peut-être du choix du noyau : Ubuntu
Touch était condamné à faire tourner Ubuntu 15.04 et un noyau Linux
3.4, alors que le Desktop Ubuntu est aujourd’hui en 16.10 avec un
noyau 4.8. Or le problème du noyau est aussi je pense ce qui rend le
support sous Android si court et fait que les mises à jour cessent
avant que le matériel soit hors-service (pour les gens un peu
soigneux…). Ce n’est donc pas directement Canonical qu’il faut
ici blâmer, mais plutôt les fabricants de composants pour mobile
et surtout les entreprises qui assemblent et commercialisent les
téléphones, qui pourraient tout à fait faire pression sur leurs
fournisseurs. On a l’impression que tout ce monde-là utilise un noyau
Linux sans se préoccuper de comprendre cet univers. Ils se contentent
de fabriquer un vilain blob propriétaire sur lequel s’appuiera telle
version du noyau, interdisant de fait l’utilisation d’un autre
noyau que celui de départ. Il serait pourtant dans l’intérêt des
fabricants, s’ils veulent déserrer un peu l’étau de Google, d’exiger
des composants dont les pilotes seraient intégrés au développement du
noyau, comme cela se pratique souvent pour le Desktop, d’autant que
contrairement à ce qui concerne le Desktop, leurs composants sont le
plus souvent destinés au seul noyau Linux, via Android. Ainsi les
mises à jour seraient beaucoup plus faciles pour tout le monde.
Enfin, concernant les Snappy, j’ignore si cette technologie aidera
Ubuntu à réaliser cette fameuse convergence, mais je suis d’avis que
si elle est une bonne idée concernant les serveurs, un peu comme une
version allégée de Docker, elle est une très mauvaise idée pour le
Desktop. Pour moi, la beauté des machines tournant sous GNU/Linux
ou sur une BSD tient beaucoup à leur système de bibliothèques
partagées ; l’occupation disque et mémoire de chaque programme est
très inférieure et le matériel est donc utilisé de manière optimisée.
Le prix à payer est évidemment le problème de la gestion des
dépendances et de la coordination des mises à jour. Les outils pour
permettre ce genre de déploiement, les gestionnaires de paquets, sont
aujourd’hui nombreux et d’une très grande efficacité. Pourquoi donc
vouloir régresser vers des systèmes lourds, à la Windows ou Mac, avec
en plus les problèmes de bibliothèques périmées, pleines de trous de
sécurité, qui vont avec les logiciels peu mis à jour ?
Feu PC-BSD avait déjà expérimenté ce genre de choses avec le format
PBI qui s’était montré pachydermique et assez inefficace. Snappy
semble à la fois beaucoup plus ambitieux (en termes d’isolation des
processus) et mieux fait ; reste qu’il ne paraît pas forcément
judicieux d’alourdir les Desktops, alors que la légèreté est le
meilleur argument des distributions GNU/Linux et qu’Ubuntu ne brille
déjà pas en la matière par rapport à d’autres…
Bref, Ubuntu est certainement un concurrent imaginatif de Red Hat,
mais pour le reste, il aime se tirer des balles dans les pieds, avec
régularité et obstination.