Cyrille a-t-il dépassé les bornes ?
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Date: 2016-10-29 16:02
Author: jdn06
Category: Logiciels libres
Tags: Linux, Windows

Qu’on me pardonne d’abord ce titre  un peu facile, peut-être aussi ce
choix  d’écrire sur  un sujet  d’actualité, voire  d’actualité de  la
blogosphère libre  francophone, exercice qui n’est  pas vraiment dans
mes habitudes  et dans lequel  je ne  me sens pas  particulièrement à
l’aise.

Je suis un lecteur régulier du blog de Cyrille[1], et lorsque j’ai lu
son fameux article où il annonce  qu’il passe à Windows 10, j’ai tout
de suite eu envie d’écrire quelque chose à ce sujet. Mais comme je me
méfie de  moi-même, je me  suis abstenu. Apparemment,  beaucoup n’ont
pas eu cette retenue, et  Cyrille s’est plaint de certaines réactions
très virulentes.

Si je prends  le clavier donc finalement pour en  dire quelque chose,
c’est parce  que ce  débat (ou plutôt  cette tendance  à l’invective)
rejoint un  thème sur lequel  je cherche  à écrire, sans  y parvenir,
depuis  que  j’ai  ouvert  ce  blog :  la  tentation  permanente  des
libristes à se  comporter comme s’ils avaient reçu  une révélation et
qu’il était de leur devoir d’évangéliser le reste du monde.

Cyrille est  un blogueur prolifique (Il  écrit en trois jours  ce que
j’écris  en un an…) et très lu.  Son blog est assez  riche et divers,
puisqu’il brasse  entre autres à  la fois des sujets  techniques, des
sujets pédagogiques et des sujets  que je qualifierais de « polémique
libriste ».  Lui-même semble  avoir  beaucoup évolué,  à  la fois  en
tant  que libriste  et  que blogueur.  Il est  revenu  de sa  période
d’évangélisateur, travaillant gratuitement à  faire passer les gens à
Linux, là où  il faisait payer, avec  son statut d’auto-entrepreneur,
l’aide  qu’il apportait  aux utilisateurs  de Windows.  Si j’ai  bien
compris, il n’essaie plus guère de convertir qui que ce soit à Linux,
ayant  constaté le  caractère finalement  très peu  productif de  ces
conversions.

Ce qui m’intrigue depuis plusieurs  années, c’est justement ce besoin
que ressentent  nombre de  nouveaux libristes  - moi  y compris  - de
convertir ceux  qui n’ont  pas encore  été touchés  par la  grâce. En
analysant un peu mes propres réactions, je vois les choses ainsi :

- Tout nouveau libriste qui a été longtemps un utilisateur de Windows
a cru durant  des années qu’il n’y avait  aucune alternative vraiment
réaliste, à part Apple - alternative qu’il rejetait par ailleurs pour
des raisons  diverses.

- Le passage à Linux était  (ou est) souvent perçu comme périlleux et
difficile. C’était  d’autant plus vrai  à l’époque où la  plupart des
gens  ne possédait  qu’un seul  ordinateur  et aucun  autre accès  au
web. Trouver  de la  documentation pour  sortir de  l’ornière lorsque
l’installation  de  Linux  avait  foiré  n’avait  rien  d’évident  et
l’expérience pouvait être cuisante.

- A posteriori,  le nouveau libriste regrette de  n’avoir pas franchi
ce cap  plus tôt,  d’avoir été pusillanime.  Ce sentiment  peut aller
jusqu’à une forme de honte ou de culpabilité.

- Par  réaction, il veut convaincre  les autres, les faire  sortir de
l’erreur qui consiste à croire qu’ils sont condamnés à Windows.

Tant qu’il  s’agit d’aider  et d’accompagner  les néophytes,  tout va
bien.  Mais lorsqu’il  s’agit de  tanner des  gens très  heureux sous
Windows, ce comportement devient très vite pathologique.

Pour  un tel  prêcheur, lire  que  Cyrille Borne,  celui qui  faisait
passer des établissements  scolaires de Windows à Linux,  un héros de
la cause libriste  en quelque sorte, se convertissait  à Windows pour
son usage personnel, voilà qui ne peut que le heurter violemment. Les
renégats sont  toujours mal vus  des croyants exaltés. Il  n’est donc
pas très surprenant qu’il y ait eu des réactions déplacées.

D’autant  que l’article  de Cyrille  annonçant la  nouvelle reflétait
plus d’exaspération que  de raisonnement, comme si se  sentant un peu
honteux de sa décision, il en  rajoutait dans les critiques à l’égard
du libre.  Heureusement, l’histoire n’en  est pas  restée là et  il a
publié aujourd’hui un  très bel article, à mon sens,  sur ce que doit
être  le  choix  du  libre, insistant  notamment  sur  la  différence
entre  les  choix des  institutions  publiques  et ceux  des  simples
particuliers.

Si on essaie de sortir des logiques sectaires et quasi-religieuses de
certains,  il  faut justifier  le  choix  du  libre par  le  plaisir,
l’utilité, l’efficacité, la pérennité  etc. Si j’utilise Linux, c’est
avant tout parce que je le trouve beaucoup plus efficace pour l’usage
que j’ai  de mes ordinateurs et  que j’ai davantage confiance  en son
fonctionnement et  en son évolution  future. Pas parce que  c’est mal
d’utiliser Windows. Si  donc quelqu’un qui a  longuement essayé Linux
(même  s’il  snobe Archlinux)  décide  qu’il  préfère retourner  sous
Windows, il n’y a pas lieu  d’attaquer son choix, ni même vraiment de
le  regretter. On  peut simplement,  puisqu’il ne  présente pas  cela
comme  un choix  d’adhésion  mais plutôt  comme  une petite  défaite,
le  plaindre  un peu  de  ne  pas trouver  son  bonheur  sur le  plan
informatique,  sachant que  ce domaine  lui tient  particulièrement à
cœur d’après le contenu de son blog.

Si j’avais un reproche à lui faire, ce ne serait certainement pas sur
ce  choix, mais  plutôt sur  la  mode actuelle,  qu’il embrasse  avec
beaucoup d’autres, des Cassandre du bureau Linux ; ceci dit, je crois
qu’il est  lui-même très conscient  de ce travers, ironisant  sur son
penchant  à  voir sans  arrêt  la  fin  du monde  libriste.  Pourquoi
imaginer que  parce  que  le  bureau Linux  reste  en  dessous de  3%
d’utilisateurs, cela signifie que  nous devrons  y renoncer un jour ?
Ne  s’est-il   pas  construit  durant  une   période  beaucoup  moins
favorable,  où Microsoft  luttait férocement  contre Linux,  où aucun
fabricant ne fournissait quoi que ce soit pour aider à l’écriture des
pilotes libres, où  il n’existait pas encore de  suite de bureautique
libre ?

Alors,  oui,  la  défaite  devant  la  Cour  de  justice  de  l’Union
Européenne[2]  est très  décevante et  sonne le  glas des  espoirs de
certains de voir Linux triompher par le marché. Mais nous n’avons pas
besoin  d’un jugement  favorable pour  continuer à  utiliser l’OS  de
notre choix. Et le choix, la liberté, c’est aussi pour certains celui
de préférer Windows.

[1] https://cyrille-borne.com/
[2] https://www.april.org/la-cjue-consacre-les-racketiciels-au-mepris-des-droits-des-consommateurs-europeens