J’ai fait il y a quelques semaines une découverte qui m’a profondément
bouleversé : il n’est pas si fréquent de découvrir une personnalité si
originale, si douée et si attachante, dans le monde assez standardisé de la
musique classique. L’effet de cette rencontre fut aussi marquant que ma
découverte du jeu d’Hélène Grimaud dans Brahms, dans les années 90, ou un
peu plus tard des Kreisleriana de la trop rare Ekaterina Dershavina.
Mariam Batsashvili est en effet tout à fait atypique : elle est d’abord la
pianiste d’un compositeur, Franz Liszt, lequel n’est pas particulièrement à
la mode. Quand elle parle de ce génie, ses yeux se mettent à briller, comme
si le sentiment qui l’habitait dépassait largement la simple admiration.
Elle s’est fait connaître par deux concours successifs où elle a interprété
ses œuvres :
- Le Concours Franz Liszt pour les jeunes pianistes de Weimar où elle a été
récompensée en 2011.
- Le Concours international Franz Liszt d’Utrecht qu’elle a remporté en
2014.
Miracle de vivre à notre époque, on peut revivre en ligne sur Youtube son
parcours dans ces compétitions.
C’est pourtant un autre concert qui a attiré initialement mon attention : la
Sonate en si mineur de Liszt donnée en concert à Hilversum en 2016 sur une
chaîne Youtube que j’aime beaucoup, celle de AVROTROS klassiek. Dans ce
concert hallucinant, l’une des meilleures interprétations de cette sonate à
mon sens, la pianiste, métamorphosée physiquement en une figure de jeune
Liszt, semble s’immerger entièrement dans une forme de narration très
tendue. Lorsqu’elle joue les notes finales, elle paraît porter le deuil d’un
amour perdu ; les appaudissements la ramènent brutalement à la réalité :
elle n’est pas un héros maudit de cette narration musicale, mais une
pianiste en concert qui se doit de venir saluer le public, et on sent
l’effort pour recoller au monde qui l’entoure.
Si la virtuosité pure est certainement moins impressionnante que ce que peut
donner dans la même œuvre une Khatia Buniatishvili, autre jeune pianiste
géorgienne, le propos musical est beaucoup plus intéressant. Là où Khatia
interprète une succession de moments paroxystiques très contrastés, qui sont
sensés évoquer l’esthétique romantique, mais impressionnent plus qu’ils
n’émeuvent, Mariam offre à l’auditeur un parcours très tenu, presque raide
par moments, mais où son existence même semble en jeu à chaque instant, ce
qui produit à la fois un jeu très élégant et subtil, mais qui atteint par
moments une dimension de terreur inexorable très frappante. Nulle pause ou
détente : l’auditeur reste suspendu au récit dans une perpétuelle tension,
tant la pianiste paraît déterminée dans son cheminement.
L’interprétation de la même sonate en 2014, pour la finale du Concours
Liszt, est elle aussi remarquable, même si la conduite est un peu moins
tenue et plus hésitante. On retrouve en tout cas la même difficulté à sortir
de l’œuvre au moment des applaudissements, alors pourtant qu’il s’agit dune
compétition !
Elle a donné un concert à la Cité de la Musique ce mois de janvier, qui n’a
malheureusement pas été repris sur Arte, sur philharmoniedeparis.fr ou sur
Culturebox. En plus de ces précieux témoignages vidéos sur Youtube, il faut
signaler l’existence d’un premier disque, enregistré dans la foulée du
Concours de 2014 et consacré bien entendu principalement à … Liszt !