The Project Gutenberg EBook of Thais, by Anatole France
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Title: Thais
Author: Anatole France
Release Date: August, 2004 [EBook #6377]
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[This file was first posted on December 3, 2002]
Edition: 10
Language: French
Character set encoding: ASCII
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online
Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
ANATOLE FRANCE
THAIS
TABLE
I. LE LOTUS
II. LE PAPYRUS
III. L'EUPHORBE
LE LOTUS
En ce temps-la le desert, etait peuple d'anachoretes. Sur les deux
rives du Nil, d'innombrables cabanes, baties de branchages et d'argile
par la main des solitaires, etaient semees a quelque distance les unes
des autres, de facon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
isoles et pourtant s'entr'aider au besoin. Des eglises, surmontees du
signe de la croix, s'elevaient de loin en loin au-dessus des cabanes
et les moines s'y rendaient dans les jours de fete, pour assister a la
celebration des mysteres et participer aux sacrements. Il y avait
aussi, tout au bord du fleuve, des maisons ou les cenobites, renfermes
chacun dans une etroite cellule, ne se reunissaient qu'afin de mieux
gouter la solitude.
Anachoretes et cenobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
nourriture qu'apres le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfoncant
dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
menaient une vie encore plus singuliere.
Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
dormaient sur la terre nue apres de longues veilles, priaient,
chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
les chefs-d'oeuvre de la penitence. En consideration du peche
originel, ils refusaient a leur corps, non seulement les plaisirs et
les contentements, mais les soins memes qui passent pour
indispensables selon les idees du siecle. Ils estimaient que les
maladies de nos membres assainissent nos ames et que la chair ne
saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulceres et les
plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophetes qui avaient dit:
"Le desert se couvrira de fleurs."
Parmi les hotes de cette sainte Thebaide, les uns consumaient leurs
jours dans l'ascetisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
soupconnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais a la
verite ces moines meprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
montait jusqu'au ciel.
Des anges semblables a de jeunes hommes venaient, un baton a la main,
comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des demons,
ayant pris des figures d'Ethiopiens ou d'animaux, erraient autour des
solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
allaient, le matin, remplir leur cruche a la fontaine, ils voyaient
des pas de Satyres et de Centaures imprimes dans le sable. Consideree
sous son aspect veritable et spirituel, la Thebaide etait un champ de
bataille ou se livraient a toute heure, et specialement la nuit, les
merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
Les ascetes, furieusement assaillis par des legions de damnes, se
defendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeune, de la
penitence et des macerations. Parfois, l'aiguillon des desirs charnels
les dechirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
leurs lamentations repondaient, sous le ciel plein d'etoiles, aux
miaulements des hyenes affamees. C'est alors que les demons se
presentaient a eux sous des formes ravissantes. Car si les demons sont
laids en realite, ils se revetent parfois d'une beaute apparente qui
empeche de discerner leur nature intime. Les ascetes de la Thebaide
virent avec epouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
inconnues meme aux voluptueux du siecle. Mais, comme le signe de la
croix etait sur eux, ils ne succombaient pas a la tentation, et les
esprits immondes, reprenant leur veritable figure, s'eloignaient des
l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'etait pas rare, a l'aube,
de rencontrer un de ceux-la s'enfuyant tout en larmes, et repondant a
ceux qui l'interrogeaient: "Je pleure et je gemis, parce qu'un des
chretiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chasse
ignominieusement."
Les anciens du desert etendaient leur puissance sur les pecheurs et
sur les impies. Leur bonte etait parfois terrible. Ils tenaient des
apotres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnes. L'on contait avec
epouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mechants qu'ils frappaient de
leur baton. Aussi etaient-ils tres redoutes des gens de mauvaise vie
et particulierement des mimes, des baladins, des pretres maries et des
courtisanes.
Telle etait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait a son
pouvoir jusqu'aux betes feroces. Lorsqu'un solitaire etait pres de
mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
homme, connaissant par la que Dieu l'appelait a lui, s'en allait
baiser la joue a tous ses freres. Puis il se couchait avec allegresse,
pour s'endormir dans le Seigneur.
Or, depuis qu'Antoine, age de plus de cent ans, s'etait retire sur le
mont Colzin avec ses disciples bien-aimes, Macaire et Amathas, il n'y
avait pas dans toute la Thebaide de moine plus abondant en oeuvres que
Paphnuce, abbe d'Antinoe. A vrai dire, Ephrem et Serapion commandaient
a un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
spirituelle et temporelle de leurs monasteres. Mais Paphnuce observait
les jeunes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil tres rude,
se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterne le front
contre terre.
Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
sienne, imitaient ses austerites. Il les aimait cherement en
Jesus-Christ et les exhortait sans cesse a la penitence. Au nombre de
ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, apres s'etre livres
au brigandage pendant de longues annees, avaient ete touches par les
exhortations du saint abbe au point d'embrasser l'etat monastique. La
purete de leur vie edifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
par l'abbe d'Antinoe, ne cessait de repandre des larmes, et le diacre
Flavien, qui avait la connaissance des ecritures et parlait avec
adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce etait un
jeune paysan nomme Paul et surnomme le Simple, a cause de son extreme
naivete. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophetie.
Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
les pratiques de l'ascetisme. Souvent aussi, il meditait sur les
livres sacres pour y trouver des allegories. C'est pourquoi, jeune
encore d'age, il abondait en merites. Les diables qui livrent de si
rudes assauts aux bons anachoretes n'osaient s'approcher de lui. La
nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
cellule, assis sur leur derriere, immobiles, silencieux, dressant
l'oreille. Et l'on croit que c'etait sept demons qu'il retenait sur
son seuil par la vertu de sa saintete.
Paphnuce etait ne a Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
instruire dans les lettres profanes. Il avait meme ete seduit par les
mensonges des poetes, et tels etaient, en sa premiere jeunesse,
l'erreur de son esprit et le dereglement de sa pensee, qu'il croyait
que la race humaine avait ete noyee par les eaux du deluge au temps de
Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
attributs et l'existence meme de Dieu. Il vivait alors dans la
dissipation, a la maniere des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
--Durant ces jours, disait-il a ses freres, je bouillais dans la
chaudiere des fausses delices.
Il entendait par la qu'il mangeait des viandes habilement appretees et
qu'il frequentait les bains publics. En effet, il avait mene jusqu'a
sa vingtieme annee cette vie du siecle, qu'il conviendrait mieux
d'appeler mort que vie. Mais, ayant recu les lecons du pretre Macrin,
il devint un homme nouveau.
La verite le penetra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
etait entree en lui comme une epee. Il embrassa la foi du Calvaire et
il adora Jesus crucifie. Apres son bapteme, il resta un an encore
parmi les gentils, dans le siecle ou le retenaient les liens de
l'habitude. Mais un jour, etant entre dans une eglise, il entendit le
diacre qui lisait ce verset de l'Ecriture: "Si tu veux etre parfait,
va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres."
Aussitot il vendit ses biens, en distribua le prix en aumones et
embrassa la vie monastique.
Depuis dix ans qu'il s'etait retire loin des hommes, il ne bouillait
plus dans la chaudiere des delices charnelles, mais il macerait
profitablement dans les baumes de la penitence.
Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
avait vecues loin de Dieu, il examinait ses fautes une a une, pour en
concevoir exactement la difformite, il lui souvint d'avoir vu jadis au
theatre d'Alexandrie une comedienne d'une grande beaute, nommee Thais.
Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
a des danses dont les mouvements, regles avec trop d'habilete,
rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paiens
pretent a Venus, a Leda ou a Pasiphae. Elle embrasait ainsi tous les
spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait a eux. En
sorte qu'en perdant son ame, elle perdait un tres grand nombre
d'autres ames.
Peu s'en etait fallu qu'elle eut induit Paphnuce lui-meme au peche de
la chair. Elle avait allume le desir dans ses veines et il s'etait une
fois approche de la maison de Thais. Mais il avait ete arrete au seuil
de la courtisane par la timidite naturelle a l'extreme jeunesse (il
avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repousse, faute
d'argent, car ses parents veillaient a ce qu'il ne put faire de
grandes depenses. Dieu, dans sa misericorde, avait pris ces deux
moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-la il savait
mal discerner ses propres interets et qu'il convoitait les faux biens.
Donc, agenouille dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
salutaire ou fut suspendue, comme dans une balance, la rancon du
monde, Paphnuce se prit a songer a Thais, parce que Thais etait son peche,
et il medita longtemps, selon les regles de l'ascetisme, sur la
laideur epouvantable des delices charnelles, dont cette femme lui
avait inspire le gout, aux jours de trouble et d'ignorance. Apres
quelques heures de meditation, l'image de Thais lui apparut avec une
extreme nettete. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
Leda, mollement couchee sur un lit d'hyacinthe, la tete renversee, les
yeux humides et pleins d'eclairs, les narines fremissantes, la bouche
entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:
--Je te prends a temoin, mon Dieu, que je considere la laideur de mon
peche!
Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les levres de
Thais revelaient peu a peu, en s'abaissant aux deux coins de la
bouche, une mysterieuse souffrance. Ses yeux agrandis etaient pleins
de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflee de soupirs, montait
une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
Paphnuce se sentit trouble jusqu'au fond de l'ame. S'etant prosterne,
il fit cette priere:
--Toi qui as mis la pitie dans nos coeurs comme la rosee du matin sur
les prairies, Dieu juste et misericordieux, sois beni! Louange,
louange a toi! Ecarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mene
a la concupiscence et fais-moi la grace de ne jamais aimer qu'en toi
les creatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'interesse a
cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-memes
se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, o Seigneur, le
souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue a pecher avec
tant de citoyens et d'etrangers. Une grande pitie s'est elevee pour
elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensee
m'en donne un tel frisson que je sens se herisser d'effroi tous les
poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
durant l'eternite.
Comme il meditait de la sorte, il vit un petit chacal assis a ses
pieds. Il en eprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
etait fermee depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensee de
l'abbe et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
bete s'evanouit. Connaissant alors que pour la premiere fois le diable
s'etait glisse dans sa chambre, il fit une courte priere; puis il
songea de nouveau a Thais.
--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
Et il s'endormit.
Le lendemain matin, ayant fait sa priere, il se rendit aupres du saint
homme Palemon, qui menait, a quelque distance, la vie anachoretique.
Il le trouva qui, paisible et riant, bechait la terre selon sa
coutume. Palemon etait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
betes sauvages venaient lui lecher les mains, et les diables ne le
tourmentaient pas.
--Dieu soit loue! mon frere Paphnuce, dit-il, appuye sur sa beche.
--Dieu soit loue! repondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
frere!
--La paix soit semblablement avec toi! frere Paphnuce, reprit le moine
Palemon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
--Frere Palemon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
dessein que j'ai forme en vue de glorifier le Seigneur.
--Puisse donc le Seigneur benir ton dessein, Paphnuce, comme il a beni
mes laitues! Il repand tous les matins sa grace avec sa rosee sur mon
jardin et sa bonte m'incite a le glorifier dans les concombres et les
citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
rien n'est plus a craindre que les mouvements desordonnes qui
troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
semblables a des hommes ivres et nous marchons, tires de droite et de
gauche, sans cesse pres de tomber ignominieusement. Parfois ces
transports nous plongent dans une joie dereglee, et celui qui s'y
abandonne fait retentir dans l'air souille le rire epais des brutes.
Cette joie lamentable entraine le pecheur dans toutes sortes de
desordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'ame et des sens nous
jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
Frere Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pecheur; mais j'ai eprouve
dans ma longue vie que le cenobite n'a pas de pire ennemi que la
tristesse. J'entends par la cette melancolie tenace qui enveloppe
l'ame comme une brume et lui cache la lumiere de Dieu. Rien n'est plus
contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
repandre une acre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
moitie si redoutable. Helas! il excelle a nous desoler. N'a-t-il pas
montre a notre pere Antoine un enfant noir d'une telle beaute que sa
vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pere Antoine evita
les pieges du demon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
il s'egayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
melancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frere, m'entretenir d'un
dessein forme dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
--Frere Palemon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumieres et le
peche n'a jamais obscurci la clarte de ton intelligence.
--Frere Paphnuce, je ne suis pas digne de delier la courroie de tes
sandales et mes iniquites sont innombrables comme les sables du
desert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
experience.
--Je te confierai donc, frere Palemon, que je suis penetre de douleur
a la pensee qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommee Thais, qui
vit dans le peche et demeure pour le peuple un objet de scandale.
--Frere Paphnuce, c'est la, en effet, une abomination dont il convient
de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-la parmi les
gentils. As-tu imagine un remede applicable a ce grand mal?
--Frere Palemon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
l'approuves-tu pas, mon frere?
--Frere Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pecheur, mais notre pere
Antoine avait coutume de dire: "En quelque lieu que tu sois, ne te
hate pas d'en sortir pour aller ailleurs."
--Frere Palemon, decouvres-tu quelque chose de mauvais dans
l'entreprise que j'ai concue?
--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupconner les intentions de mon
frere! Mais notre pere Antoine disait encore: "Les poissons qui sont
tires en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se melent aux gens
du siecle s'ecartent des bons propos."
Ayant ainsi parle, le vieillard Palemon enfonca du pied dans la terre
le tranchant de sa beche et se mit a creuser le sol avec ardeur autour
d'un jeune pommier. Tandis qu'il bechait, une antilope ayant franchi
d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
jardin, s'arreta, surprise, inquiete, le jarret fremissant, puis
s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tete dans le
sein de son ami.
--Dieu soit loue dans la gazelle du desert! dit Palemon.
Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
manger dans le creux de sa main a la bete legere.
Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixe sur les pierres
du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant a ce qu'il
venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.
--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thais au demon qui la
possede. Que Dieu m'eclaire et me conduise!
Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
c'etait une femelle, car le male vint a voler jusqu'aux filets et il
en rompait les mailles une a une avec son bec, jusqu'a ce qu'il fit
dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne put s'echapper.
L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
saintete, il comprenait aisement le sens mystique des choses, il
connut que l'oiseau captif n'etait autre que Thais, prise dans les
lacs des abominations, et que, a l'exemple du pluvier, qui coupait les
fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononcant des
paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thais etait
retenue dans le peche. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
dans sa resolution premiere. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
par les pattes et embarrasse lui-meme au piege qu'il avait rompu, il
retomba dans son incertitude.
Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
Thais lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptes
coupables et elle n'etait point vetue, selon son habitude, de tissus
diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entiere et lui cachait meme
une partie du visage, en sorte que l'abbe ne voyait que deux yeux qui
repandaient des larmes blanches et lourdes.
A cette vue, il se mit lui-meme a pleurer et, pensant que cette vision
lui venait de Dieu, il n'hesita plus. Il se leva, saisit un baton
noueux, image de la foi chretienne, sortit de sa cellule, dont il
ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
Ecritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
puis, vetu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
le dessein de suivre a pied la rive Lybique jusqu'a la ville fondee
par le Macedonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, meprisant
la fatigue, la faim, la soif; le soleil etait deja bas a l'horizon
quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
portes des cabanes isolees, pour l'amour de Dieu, et recevant
l'injure, les refus, les menaces avec allegresse. Il ne redoutait ni
les brigands, ni les betes fauves, mais il prenait grand soin de se
detourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
maison de leur pere, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est peril au
solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Ecriture
que le divin maitre allait de ville en ville et soupait avec ses
disciples. Les vertus que les anachoretes brodent soigneusement sur le
tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
siecle peut en ternir les agreables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
evitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
a la vue des hommes.
Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
le murmure des tamaris, caresses par la brise, lui donnait le frisson,
et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaute
des choses. Apres six jours de marche, il parvint en un lieu nomme
Silsile. Le fleuve y coule dans une etroite vallee que borde une
double chaine de montagnes de granit. C'est la que les Egyptiens, au
temps ou ils adoraient les demons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
vit une enorme tete de Sphinx, encore engagee dans la roche. Craignant
qu'elle ne fut animee de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
la croix et prononca le nom de Jesus; aussitot une chauve-souris
s'echappa d'une des oreilles de la bete et Paphnuce connut qu'il avait
chasse le mauvais esprit qui etait en cette figure depuis plusieurs
siecles. Son zele s'en accrut et, ayant ramasse une grosse pierre, il
la jeta a la face de l'idole. Alors le visage mysterieux du Sphinx
exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut emu. En verite,
l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre etait
empreinte aurait touche l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
Paphnuce dit au Sphinx:
--O bete, a l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
desert notre pere Antoine, confesse la divinite du Christ Jesus! et je
te benirai au nom du Pere, du Fils et de l'Esprit.
Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
paupieres de la bete tressaillirent et les levres de granit
articulerent peniblement, comme un echo de la voix de l'homme, le
saint nom de Jesus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, etendant la main
droite, benit le Sphinx de Silsile.
Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallee s'etant elargie, il
vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restes debout,
etaient portes par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
permission de Dieu, des tetes de femmes aux cornes de vache
attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait palir. Il
marcha ainsi dix-sept jours, machant pour toute nourriture quelques
herbes crues et dormant la nuit dans les palais ecroules, parmi les
chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se meler des
femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
faisant le signe de la croix.
Le dix-huitieme jour, ayant decouvert, loin de tout village, une
miserable hutte de feuilles de palmier, a demi ensevelie sous le sable
qu'apporte le vent du desert, il s'en approcha, avec l'espoir que
cette cabane etait habitee par quelque pieux anachorete. Comme il n'y
avait point de porte, il apercut a l'interieur une cruche, un tas
d'oignons et un lit de feuilles seches.
--Voila, se dit-il, le mobilier d'un ascete. Communement les ermites
s'eloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
bientot celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, a l'exemple du
saint solitaire Antoine qui, s'etant rendu aupres de l'ermite Paul,
l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
eternelles et peut-etre notre Seigneur nous enverra-t-il par un
corbeau un pain que mon hote m'invitera honnetement a rompre.
Tandis qu'il se parlait ainsi a lui-meme, il tournait autour de la
hutte, cherchant s'il ne decouvrirait personne. Il n'avait pas fait
cent pas, qu'il apercut un homme assis, les jambes croisees sur la
berge du Nil. Cet homme etait nu; sa chevelure comme sa barbe
entierement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
ne douta point que ce ne fut l'ermite. Il le salua par les paroles que
les moines ont coutume d'echanger quand ils se rencontrent.
--Que la paix soit avec toi, mon frere! Puisses-tu gouter un jour le
doux rafraichissement du Paradis.
L'homme ne repondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence etait cause par un de ces
ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit a genoux, les
mains jointes, a cote de l'inconnu et resta ainsi en prieres jusqu'au
coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
bouge, il lui dit:
--Mon pere, si tu es sorti de l'extase ou je t'ai vu plonge, donne-moi
ta benediction en notre Seigneur Jesus-Christ.
L'autre lui repondit sans tourner la tete:
--Etranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
Seigneur Jesus-Christ.
--Quoi! s'ecria Paphnuce. Les prophetes l'ont annonce; des legions de
martyrs ont confesse son nom; Cesar lui-meme l'a adore et tantot
encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsile. Est-il
possible que tu ne le connaisses pas?
--Mon ami, repondit l'autre, cela est possible. Ce serait meme
certain, s'il y avait quelque certitude au monde.
Paphnuce etait surpris et contriste de l'incroyable ignorance de cet
homme.
--Si tu ne connais Jesus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie eternelle.
Le vieillard repliqua:
--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifferent de vivre ou
de mourir.
--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne desires pas vivre dans l'eternite?
Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce desert a la facon
des anachoretes?
--Il parait.
--Ne vis-tu pas nu et denue de tout?
--Il parait.
--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastete?
--Il parait.
--N'as-tu pas renonce a toutes les vanites de ce monde?
--J'ai renonce en effet aux choses vaines qui font communement le
souci des hommes.
--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la felicite celeste!
C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
crois pas en Jesus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
monde, si tu n'esperes pas gagner les biens eternels?
--Etranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
trouve une maniere de vivre assez satisfaisante, bien qu'a parler
exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
honnete ni honteux, juste ni injuste, agreable ni penible, bon ni
mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualites aux choses comme le
sel donne la saveur aux mets.
--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la verite
que les idolatres eux-memes ont cherchee. Tu te couches dans ton
ignorance, comme un chien fatigue qui dort dans la boue.
--Etranger, il est egalement vain d'injurier les chiens et les
philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
sommes. Nous ne savons rien.
--O vieillard, appartiens-tu donc a la secte ridicule des sceptiques?
Es-tu donc de ces miserables fous qui nient egalement le mouvement et
le repos et qui ne savent point distinguer la lumiere du soleil d'avec
les ombres de la nuit?
--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parait
louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les memes choses ont
diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
l'aurore, des cones de lumiere rose. Elles apparaissent, au coucher du
soleil, sur le ciel embrase comme de noirs triangles. Mais qui
penetrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
apparences, quand au contraire les apparences sont les seules realites
que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
inconnue. Je sens que le feu brule, mais je ne sais ni comment ni
pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifferent
d'etre entendu d'une maniere ou d'une autre.
--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
desert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
c'est afin de plaire a Dieu et de meriter la beatitude sempiternelle.
Et c'est la une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
d'un grand bien. Il est insense au contraire de s'exposer
volontairement a d'inutiles fatigues et a de vaines souffrances. Si je
ne croyais pas,--pardonne ce blaspheme, o Lumiere increee!--si je ne
croyais pas a la, verite de ce que Dieu nous a enseigne par la voix
des prophetes, par l'exemple de son fils, par les actes des apotres,
par l'autorite des conciles et par le temoignage des martyrs, si je ne
savais pas que les souffrances du corps sont necessaires a la sante de
l'ame, si j'etais, comme toi, plonge dans l'ignorance des sacres
mysteres, je retournerais tout de suite dans le siecle, je
m'efforcerais d'acquerir des richesses pour vivre dans la mollesse
comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptes: "Venez, mes
filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
philtres et vos parfums." Mais toi, vieillard insense, tu te prives de
tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
nos anachoretes, comme un singe effronte pense, en barbouillant un
mur, copier le tableau d'un peintre ingenieux. O le plus stupide des
hommes, quelles sont donc tes raisons?
Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
demeurait paisible.
--Mon ami, repondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colere etant
tombee, il s'excusa avec une noble humilite.
--Pardonne-moi, dit-il, o vieillard, o mon frere, si le zele de la
verite m'a emporte au dela des justes bornes. Dieu m'est temoin que
c'est ton erreur et non ta personne que je haissais. Je souffre de te
voir dans les tenebres, car je t'aime en Jesus-Christ et le soin de
ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brule de
les connaitre afin de les refuter.
Le vieillard repondit avec quietude:
--Je suis egalement dispose a parler et a me taire. Je te donnerai
donc mes raisons, sans te demander les tiennes en echange, car tu ne
m'interesses en aucune maniere. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
ton infortune et il m'est indifferent que tu penses d'une facon ou
d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te hairais-je? L'aversion et
la sympathie sont egalement indignes du sage. Mais, puisque tu
m'interroges, sache donc que je me nomme Timocles et que je suis ne a
Cos de parents enrichis dans le negoce. Mon pere armait des navires.
Son intelligence ressemblait beaucoup a celle d'Alexandre, qu'on a
surnomme le Grand. Pourtant elle etait moins epaisse. Bref, c'etait
une pauvre nature d'homme. J'avais deux freres qui suivaient comme lui
la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
frere aine fut contraint par notre pere d'epouser une femme carienne
nommee Timaessa, qui lui deplaisait si fort qu'il ne put vivre a son
cote sans tomber dans une noire melancolie. Cependant Timaessa
inspirait a notre frere cadet un amour criminel et cette passion se
changea bientot en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
egale aversion. Mais elle aimait un joueur de flute et le recevait la
nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
d'ordinaire dans les festins. Mes deux freres ayant trouve cette
couronne, jurerent de tuer le joueur de flute et, des le lendemain,
ils le firent perir sous le fouet, malgre ses larmes et ses prieres.
Ma belle-soeur en eprouva un desespoir qui lui fit perdre la raison,
et ces trois miserables, devenus semblables a des betes, promenaient
leur demence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'ecume
aux levres, le regard attache a la terre, parmi les huees des enfants
qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pere les
ensevelit de ses mains. Peu de temps apres, son estomac refusa toute
nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
viandes et tous les fruits des marches de l'Asie. Il etait desespere
de me laisser sa fortune. Je l'employai a voyager. Je visitai
l'Italie, la Grece et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
d'heureux. J'etudiai la philosophie a Athenes et a Alexandrie et je
fus etourdi du bruit des disputes. Enfin m'etant promene jusque dans
l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait la
immobile, les jambes croisees depuis trente ans. Des lianes couraient
autour de son corps desseche et les oiseaux nichaient dans ses
cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, a sa vue, Timaessa, le
joueur de flute, mes deux freres et mon pere, et je compris que cet
Indien etait sage. "Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
prives de ce qu'ils croient etre un bien, ou que, le possedant, ils
craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
etre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
disparaissent." C'est pourquoi je resolus de ne jamais tenir aucune
chose pour avantageuse, de professer l'entier detachement des biens de
ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilite, a
l'exemple de l'Indien.
Paphnuce avait ecoute attentivement le recit du vieillard.
--Timocles de Cos, repondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
n'est pas depourvu de sens. Il est sage, en effet, de mepriser les
biens de ce monde. Mais il serait insense de mepriser pareillement les
biens eternels et de s'exposer a la colere de Dieu. Je deplore ton
ignorance, Timocles, et je vais t'instruire dans la verite, afin que
connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obeisses a ce
Dieu comme un enfant a son pere.
Mais Timocles l'interrompant:
--Garde-toi, etranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
contraindre a partager ton sentiment. Toute dispute est sterile. Mon
opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles a la
condition de vivre sans preferences. Poursuis ton chemin, et ne tente
pas de me tirer de la bienheureuse apathie ou je suis plonge, comme
dans un bain delicieux, apres les rudes travaux de mes jours.
Paphnuce etait profondement instruit dans les choses de la foi. Par la
connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grace de Dieu
n'etait pas sur le vieillard Timocles et que le jour du salut n'etait
pas encore venu pour cette ame acharnee a sa perte. Il ne repondit
rien, de peur que l'edification tournat en scandale. Car il arrive
parfois qu'en disputant contre les infideles, on les induit de nouveau
en peche, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possedent la
verite doivent la repandre avec prudence.
--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocles.
Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
qui refletait leur cou pale et rose. Les saules etendaient au loin sur
la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des herons
invisibles. Le fleuve roulait a perte de vue ses larges eaux vertes ou
des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, ou, ca et la, au
bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
loin des vapeurs legeres, tandis que des iles lourdes de palmes, de
fleurs et de fruits, laissaient s'echapper de leurs ombres des nuees
bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
la grasse vallee etendait jusqu'au desert ses champs et ses vergers
qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les epis, et la
fecondite de la terre s'exhalait en poussieres odorantes. A cette vue,
Paphnuce, tombant a genoux, s'ecria:
--Beni soit le Seigneur, qui a favorise mon voyage! Toi qui repands ta
rosee sur les figuiers de l'Arsinoitide, mon Dieu, fais descendre la
grace dans l'ame de cette Thais que tu n'as pas formee avec moins
d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
Jerusalem celeste!
Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
songeait a Thais. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve a
travers des contrees fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
journees cette Alexandrie que les Grecs ont surnommee la belle et la
doree. Le jour etait leve depuis une heure quand il decouvrit du haut
d'une colline la ville spacieuse dont les toits etincelaient dans la
vapeur rose. Il s'arreta et, croisant les bras sur sa poitrine:
--Voila donc, se dit-il, le sejour delicieux ou je suis ne dans le
peche, l'air brillant ou j'ai respire des parfums empoisonnes, la mer
voluptueuse ou j'ecoutais chanter les Sirenes! Voila mon berceau selon
la chair, voila ma patrie selon le siecle! Berceau fleuri, patrie
illustre au jugement des hommes! Il est naturel a tes enfants,
Alexandrie, de te cherir comme une mere et je fus engendre dans ton
sein magnifiquement pare. Mais l'ascete meprise la nature, le mystique
dedaigne les apparences, le chretien regarde sa patrie humaine comme
un lieu d'exil, le moine echappe a la terre. J'ai detourne mon coeur
de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaute. Soit maudit,
temple des demons! Couche impudique des gentils, chaire empestee des
ariens, sois maudite! Et toi, fils aile du Ciel qui conduisis le saint
ermite Antoine, notre pere, quand, venu du fond du desert, il penetra
dans cette citadelle de l'idolatrie pour affermir la foi des
confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
les princes tenebreux du siecle!
Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
Soleil. Cette porte etait de pierre et s'elevait avec orgueil. Mais
des miserables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
Une vieille femme en haillons, qui etait agenouillee la, saisit le
cilice du moine, le baisa et dit:
--Homme du Seigneur, benis-moi afin que Dieu me benisse. J'ai beaucoup
souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
viens de Dieu, o saint homme, c'est pourquoi la poussiere de tes pieds
est plus precieuse que l'or.
--Le Seigneur soit loue, dit Paphnuce.
Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la redemption sur la
tete de la vieille femme.
Mais a peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
d'enfants se mit a le huer et a lui jeter des pierres en criant:
--Oh! le mechant moine! Il est plus noir qu'un cynocephale et plus
barbu qu'un bouc. C'est un faineant! Que ne le pend-on dans quelque
verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
il attirerait la grele sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
Et les pierres volaient avec les cris.
--Mon Dieu! benissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
Et il poursuivit son chemin songeant:
--Je suis en veneration a cette vieille femme et en mepris a ces
enfants. Ainsi un meme objet est apprecie differemment par les hommes
qui sont incertains dans leurs jugements et sujets a l'erreur. Il faut
en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocles n'est pas denue de
sens. Aveugle, il se sait prive de lumiere. Combien il l'emporte pour
le raisonnement sur ces idolatres qui s'ecrient du fond de leurs
epaisses tenebres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
sable mouvant. En Dieu seul est la stabilite.
Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Apres dix annees
d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre etait
une pierre de scandale qui lui rappelait un peche. C'est pourquoi il
frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussees, et
il se rejouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
dechires. Laissant a sa gauche les magnifiques portiques du temple de
Serapis, il s'engagea dans une voie bordee de riches demeures qui
semblaient assoupies parmi les parfums. La les pins, les erables, les
terebinthes elevaient leur tete au-dessus des corniches rouges et des
acroteres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
On entendait seulement le son lointain d'une flute. Le moine s'arreta
devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle etait ornee
des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grece.
Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Epicure et Zenon, et ayant
heurte le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
--C'est en vain que le metal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
sont confondus; leurs ames sont plongees dans l'enfer et le fameux
Platon lui-meme, qui remplit la terre du bruit de son eloquence, ne
dispute desor mais qu'avec les diables.
Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
mosaique du seuil, il lui dit durement:
--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
chasse a coups de baton.
--Mon frere, repondit l'abbe d'Antinoe, je ne te demande rien, sinon
que tu me conduises a Nicias, ton maitre.
L'esclave repondit avec plus de colere:
--Mon maitre ne recoit pas des chiens comme toi.
--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plait, ce que je te
demande, et dis a ton maitre que je desire le voir.
--Hors d'ici, vil mendiant! s'ecria le portier furieux.
Et il leva son baton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
croix contre sa poitrine, recut sans s'emouvoir le coup en plein
visage, puis repeta doucement:
--Fais ce que j'ai demande, mon fils, je te prie.
Alors le portier, tout tremblant, murmura.
--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
Et il courut avertir son maitre.
Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
sur son corps. C'etait un homme gracieux et souriant. Une expression
de douce ironie etait repandue sur son visage. A la vue du moine, il
se leva et s'avanca les bras ouverts:
--C'est toi, s'ecria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
frere! Oh! je te reconnais, bien qu'a vrai dire tu te sois rendu plus
semblable a une bete qu'a un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
temps ou nous etudiions ensemble la grammaire, la rhetorique et la
philosophie? On te trouvait deja l'humeur sombre et sauvage, mais je
t'aimais pour ta parfaite sincerite. Nous disions que tu voyais
l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'etait pas
surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
mais ta liberalite n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni a ton argent
ni a ta vie. Et il y avait en toi un genie bizarre, un esprit etrange
qui m'interessait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
apres dix ans d'absence. Tu as quitte le desert; tu renonces aux
superstitions chretiennes, et tu renais a l'ancienne vie. Je marquerai
ce jour d'un caillou blanc.
--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hote.
Deja elles apportaient en souriant l'aiguiere, les fioles et le miroir
de metal. Mais Paphnuce, d'un geste imperieux, les arreta et tint les
yeux baisses pour ne les plus voir; car elles etaient nues. Cependant
Nicias lui presentait des coussins, lui offrait des mets et des
breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mepris.
--Nicias, dit-il, je n'ai pas renie ce que tu appelles faussement la
superstition chretienne, et qui est la verite des verites. Au
commencement etait le Verbe et le Verbe etait en Dieu et le Verbe
etait Dieu. Tout a ete fait par lui, et rien de ce quia ete fait n'a
ete fait sans lui. En lui etait la vie, et la vie etait la lumiere des
hommes.
--Cher Paphnuce, repondit Nicias, qui venait de revetir une tunique
parfumee, penses-tu m'etonner en recitant des paroles assemblees sans
art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublie que je suis
moi-meme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
quelques lambeaux arraches par des hommes ignorants a la pourpre
d'Amelius, quand Amelius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
ne me contentent pas? Les systemes construits par les sages ne sont
que des contes imagines pour amuser l'eternelle enfance des hommes. Il
faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
d'Ephese ou de toute autre fable milesienne.
Et, prenant son hote par le bras, il l'entraina dans une salle ou des
milliers de papyrus etaient roules dans des corbeilles.
--Voici ma bibliotheque, dit-il; elle contient une faible partie des
systemes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
Le Serapeum lui-meme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
Helas! ce ne sont que des reves de malades.
Il forca son hote a prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
lui-meme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliotheque un regard
sombre et dit:
--Il faut les bruler tous.
--O doux hote, ce serait dommage! repondit Nicias. Car les reves des
malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait detruire tous
les reves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
stupidite.
Paphnuce poursuivait sa pensee:
--Il est certain que les doctrines des paiens ne sont que de vains
mensonges. Mais Dieu, qui est la verite, s'est revele aux hommes par
des miracles. Et il s'est fait chair et il a habite parmi nous.
Nicias repondit:
--Tu parles excellemment, chere tete de Paphnuce, quand tu dis qu'il
s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
promene dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
tout a fait un homme. Comment penses-tu croire a ce nouveau Jupiter,
quand les marmots d'Athenes, au temps de Pericles, ne croyaient deja
plus a l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
condisciple?
--Une chose tout a fait bonne, repondit l'abbe d'Antinoe. Me preter
une tunique parfumee semblable a celle que tu viens de revetir. Ajoute
a cette tunique, par grace, des sandales dorees et une fiole d'huile,
pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
donnes une bourse de mille drachmes. Voila, o Nicias, ce que j'etais
venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
ancienne amitie.
Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
etait brodee, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirat le cilice dont
il etait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant declare qu'on
lui arracherait plutot la chair que ce vetement, elles passerent la
tunique par-dessus. Comme ces deux femmes etaient belles, elles ne
craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
mirent a rire de la mine etrange qu'avait le moine ainsi pare. Crobyle
l'appelait son cher satrape, en lui presentant le miroir, et Myrtale
lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
pas. Ayant chausse les sandales dorees et attache la bourse a sa
ceinture il dit a Nicias, qui le regardait d'un oeil egaye:
--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.
--Tres cher, repondit Nicias, je ne soupconne point le mal, car je
crois les hommes egalement incapables de mal faire et de bien faire.
Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prejuges
qui regnent a Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnete
homme. Va, ami, et rejouis-toi.
Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hote de son
dessein.
--Tu connais, lui dit-il, cette Thais qui joue dans les jeux du
theatre?
--Elle est belle, repondit Nicias, et il fut un temps ou elle m'etait
chere. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de ble et j'ai
compose a sa louange trois livres d'elegies fidelement imitees de ces
chants si doux dans lesquels Cornelius Gallus celebra Lycoris. Helas!
Gallus chantait, en un siecle d'or, sous les regards des muses
ausoniennes. Et moi, ne dans des temps barbares, j'ai trace avec un
roseau du Nil mes hexametres et mes pentametres. Les ouvrages produits
en cette epoque et dans cette contree sont voues a l'oubli. Certes, la
beaute est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous etions
faits pour la posseder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
possible du demiurge, du logos, des eons et de toutes les autres
reveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
du fond de la Thebaide me parler de Thais.
Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
horreur, ne concevant pas qu'un homme put avouer si tranquillement un
tel peche. Il s'attendait a voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abimer
dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
envolee. Le moine, s'etant leve, reprit d'une voix grave:
--Sache donc, o Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
Thais aux immondes amours de la terre et la donnerai pour epouse a
Jesus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thais quittera
aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastere.
--Crains d'offenser Venus, repondit Nicias; c'est une puissante
deesse. Elle sera irritee contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
servante.
--Dieu me protegera, dit Paphnuce. Puisse-t-il eclairer ton coeur, o
Nicias, et te tirer de l'abime ou tu es plonge!
Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
main sur l'epaule et lui repeta dans le creux de l'oreille:
--Crains d'offenser Venus; sa vengeance est terrible.
Paphnuce dedaigneux des paroles legeres sortit sans detourner la tete.
Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mepris; mais ce qu'il
ne pouvait souffrir, c'est l'idee que son ami d'autrefois avait recu
les caresses de Thais. Il lui semblait que pecher avec cette femme,
c'etait pecher plus detestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
une malice singuliere, et Nicias lui etait desormais en execration. Il
avait toujours hai l'impurete, mais certes les images de ce vice ne
lui avaient jamais paru a ce point abominables; jamais il n'avait
partage d'un tel coeur la colere de Jesus-Christ et la tristesse des
anges.
Il n'en eprouvait que plus d'ardeur a tirer Thais du milieu des
gentils, et il lui tardait de voir la comedienne afin de la sauver.
Toutefois il lui fallait attendre, pour penetrer chez cette femme, que
la grande chaleur du jour fut tombee. Or, la matinee s'achevait a
peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait resolu de
ne prendre aucune nourriture en cette journee afin d'etre moins
indigne des graces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
de son ame, il n'osait entrer dans aucune des eglises de la ville,
parce qu'il les savait profanees par les ariens, qui y avaient
renverse la table du Seigneur. En effet, ces heretiques, soutenus par
l'empereur d'Orient, avaient chasse le patriarche Athanase de son
siege episcopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
chretiens d'Alexandrie.
Il marchait donc a l'aventure, tantot tenant ses regards fixes a terre
par humilite, tantot levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
Apres avoir erre quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
aux sombres carenes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
l'argent, la mer perfide. Une galere, qui portait une Nereide a sa
proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
chantant; deja la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
conduite par son pilote, l'etroit passage ouvert sur le bassin
d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derriere elle un sillage
fleuri.
--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai desire jadis m'embarquer en
chantant sur l'ocean du monde. Mais bientot j'ai connu ma folie et la
Nereide ne m'a point emporte.
En revant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
entendre le son d'une trompette eclatante et, le ciel etant devenu
couleur de sang, il comprit que les temps etaient venus. Comme il
priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bete enorme qui venait
a lui, portant au front une croix de lumiere, et il reconnut le Sphinx
de Silsile. La bete le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
l'emporta pendu a sa bouche comme les chattes ont accoutume d'emporter
leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
desole, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
dechire en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
haleine embrasee. La bete posa doucement Paphnuce a terre et lui dit:
--Regarde!
Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abime, vit un fleuve de feu
qui roulait dans l'interieur de la terre, entre un double escarpement
de roches noires. La, dans une lumiere livide, des demons
tourmentaient des ames. Les ames gardaient l'apparence des corps qui
les avaient contenues, et meme des lambeaux de vetements y restaient
attaches. Ces ames semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
sceptre a la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le sterile
rivage; elle disait les dieux et les heros. De petits diables verts
lui percaient les levres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
d'Homere chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
chenu, tracait au compas des figures sur la poussiere. Un demon lui
versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
la meditation du sage. Et le moine decouvrit une foule de personnes
qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
meditaient avec tranquillite, ou conversaient en se promenant, comme
des maitres et des disciples, a l'ombre des platanes de l'Academie.
Seul, le vieillard Timocles se tenait a l'ecart et secouait la tete
comme un homme qui nie. Un ange de l'abime agitait une torche sous ses
yeux et Timocles ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
Muet de surprise a ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bete. Elle
avait disparu, et le moine vit a la place du Sphinx une femme voilee,
qui lui dit:
--Regarde et comprends: Tel est l'entetement de ces infideles, qu'ils
demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les seduisaient sur
la terre. La mort ne les a pas desabuses, car il est bien clair qu'il
ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-la qui ignoraient la
verite parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les demons qui
s'acharnent autour de ces ames, qui sont-ils, sinon les formes de la
justice divine? C'est pourquoi ces ames ne la voient ni ne la sentent.
Etrangeres a toute verite, elles ne connaissent point leur propre
condamnation, et Dieu meme ne peut les contraindre a souffrir.
--Dieu peut tout, dit l'abbe d'Antinoe.
--Il ne peut l'absurde, repondit la femme voilee. Pour les punir, il
faudrait les eclairer et s'ils possedaient la verite ils seraient
semblables aux elus.
Cependant Paphnuce, plein d'inquietude et d'horreur, se penchait de
nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Pres de
lui Aspasie de Milet, elegamment serree dans son manteau de laine,
semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
l'expression de son visage etait a la fois douce et noble. La pluie de
feu qui tombait sur eux leur etait une rosee rafraichissante, et leurs
pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrase. A cette vue,
Paphnuce fut saisi de fureur.
--Frappe, mon Dieu, s'ecria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
qu'il gemisse! qu'il grince des dents!... Il a peche avec Thais!...
Et Paphnuce se reveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
qui le tirait sur le sable en criant:
--Paix! paix! l'ami. Par Protee, vieux pasteur de phoques! tu dors
avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
Aussi vrai que ma mere vendait des poissons sales, je t'ai sauve la
vie.
--J'en remercie Dieu, repondit Paphnuce.
Et, s'etant mis debout, il marcha droit devant lui, meditant sur la
vision qui avait traverse son sommeil.
--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
bonte divine, en representant l'enfer comme denue de realite. Sans
doute elle vient du diable.
Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entoure
d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sur de rencontrer les
esprits. Les deserts sont peuples de fantomes. Quand les pelerins
approchaient du chateau en ruines ou s'etait retire le saint ermite
Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en eleve aux
carrefours des villes, dans les nuits de fete. Et ces clameurs etaient
poussees par les diables qui tentaient ce saint homme.
Paphnuce se rappela ce memorable exemple. Il se rappela saint Jean
d'Egypte que, pendant soixante ans, le diable voulut seduire par des
prestiges. Mais Jean dejouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
le demon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
venerable Jean et lui dit: "Jean, tu prolongeras ton jeune jusqu'a
demain soir." Et Jean, croyant entendre un ange, obeit a la voix du
demon, et jeuna le lendemain, jusqu'a l'heure de vepres. C'est la
seule victoire que le prince des Tenebres ait jamais remportee sur
saint Jean l'Egyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
ne faut pas s'etonner si Paphnuce reconnut tout de suite la faussete
de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.
Tandis qu'il reprochait doucement a Dieu de l'avoir abandonne au
pouvoir des demons, il se sentit pousse et entraine par une foule
d'hommes qui couraient tous dans le meme sens. Comme il avait perdu
l'habitude de marcher par les villes, il etait ballotte d'un passant a
un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'etant embarrasse dans les
plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Desireux de savoir
ou allaient tous ces hommes, il demanda a l'un d'eux la cause de cet
empressement.
--Etranger, ne sais-tu pas, lui repondit celui-ci, que les jeux vont
commencer et que Thais paraitra sur la scene? Tous ces citoyens vont
au theatre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?
Decouvrant tout a coup qu'il etait convenable a son dessein de voir
Thais dans les jeux, Paphnuce suivit l'etranger. Deja le theatre
dressait devant eux son portique orne de masques eclatants, et sa
vaste muraille ronde, peuplee d'innombrables statues. En suivant la
foule, ils s'engagerent dans un etroit corridor au bout duquel
s'etendait l'amphitheatre eblouissant de lumiere. Ils prirent leur
place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
scene, vide encore d'acteurs, mais decoree magnifiquement. La vue n'en
etait point cachee par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
semblable a ceux que les anciens peuples dediaient aux ombres des
heros. Ce tertre s'elevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
lances etaient formes devant les tentes et des boucliers d'or
pendaient a des mats, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
chene. La, tout etait silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
l'hemicycle charge de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
s'interpellaient gaiement, d'un gradin a l'autre.
Paphnuce priait au dedans de lui-meme et se gardait des paroles
vaines, mais son voisin commenca a se plaindre du declin du theatre.
--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs declamaient sous le masque les
vers d'Euripide et de Menandre. Maintenant on ne recite plus les
drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
dans Athenes nous n'avons garde que ce qu'un barbare, un Scythe meme
peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
l'embouchure, armee de lames de metal, enflait le son des voix, le
cothurne qui elevait les personnages a la taille des dieux, la majeste
tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est alle. Des
mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
Qu'eussent dit les Atheniens de Pericles, s'ils avaient vu une femme
se montrer sur la scene? Il est indecent qu'une femme paraisse en
public. Nous sommes bien degeneres pour le souffrir.
" Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
et la honte de la terre.
--Tu parles sagement, repondit Paphnuce, la femme est notre pire
ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
redoutable.
--Par les Dieux immobiles, s'ecria Dorion, la femme apporte aux hommes
non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Ecoute, etranger:
Je suis alle dans ma jeunesse, a Trezene, en Argolide, et j'y ai vu un
myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles etaient couvertes
d'innombrables piqures. Or, voici ce que rapportent les Trezeniens au
sujet de ce myrte: La reine Phedre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
demeurait tout le jour languissamment couchee sous ce meme arbre qu'on
voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tire l'epingle
d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en percait les feuilles de
l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
criblees de piqures. Apres avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
d'un amour incestueux, Phedre, tu le sais, mourut miserablement. Elle
s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or a
une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, temoin d'une
si cruelle misere, continuat a porter sur ses feuilles nouvelles des
piqures d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placee
au chevet de mon lit, afin d'etre sans cesse averti par sa vue de ne
point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
doctrine du divin Epicure, mon maitre, qui enseigne que le desir est
redoutable. Mais a proprement parler, l'amour est une maladie de foie
et l'on n'est jamais sur de ne pas tomber malade.
Paphnuce demanda:
--Dorion, quels sont tes plaisirs?
Dorion repondit tristement:
--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
la meditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
d'autres.
Prenant avantage de ces dernieres paroles, Paphnuce entreprit
d'initier l'epicurien aux joies spirituelles que procure la
contemplation de Dieu. Il commenca:
--Entends la verite, Dorion, et recois la lumiere.
Comme il s'ecriait de la sorte, il vit de toutes parts des tetes et
des bras tournes vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
silence s'etait fait dans le theatre et bientot eclaterent les sons
d'une musique heroique.
Les jeux commencaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
preparer au depart quand, par un prodige effrayant, une nuee couvrit
le sommet du tertre funeraire. Puis, cette nuee s'etant dissipee,
l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Etendant le
bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: "Quoi! vous partez,
enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
et vous laissez mon tombeau sans offrandes?" Deja les principaux chefs
des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thesee, le
vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, etait
prosterne dans la poussiere. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'ou
s'echappait sa chevelure bouclee, montrait par ses gestes qu'il
approuvait l'ombre du heros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
devinait leurs paroles:
--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'etre honore parmi
nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
fille de Priam, la vierge Polyxene soit immolee sur sa tombe. Danaens,
contentez les manes du heros, et que le fils de Pelee se rejouisse
dans le Hades.
Mais le roi des rois repondait:
--Epargnons les vierges troiennes que nous avons arrachees aux autels.
Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
Polyxene, et le sage Ulysse lui reprochait de preferer le lit de
Cassandre a la lance d'Achille.
Tous les Grecs l'approuverent avec un grand bruit d'armes
entre-choquees. La mort de Polyxene fut resolue et l'ombre apaisee
d'Achille s'evanouit. La musique, tantot furieuse et tantot plaintive,
suivait la pensee des personnages. L'assistance eclata en
applaudissements.
Paphnuce, qui rapportait tout a la verite divine, murmura:
--O lumieres et tenebres repandues sur les gentils! De tels
sacrifices, parmi les nations, annoncaient et figuraient grossierement
le sacrifice salutaire du fils de Dieu.
--Toutes les religions enfantent des crimes, repliqua l'Epicurien. Par
bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
terreurs de l'inconnu...
Cependant Hecube, ses blancs cheveux epars, sa robe en lambeaux,
sortait de la tente ou elle etait captive. Ce fut un long soupir quand
on vit paraitre cette parfaite image du malheur. Hecube, avertie par
un songe prophetique, gemissait sur sa fille et sur elle-meme. Ulysse
etait deja pres d'elle et lui demandait Polyxene. La vieille mere
s'arrachait les cheveux, se dechirait les joues avec les ongles et
baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
douceur, semblait dire:
--Sois sage, Hecube, et cede a la necessite. Il y a aussi dans nos
maisons de vieilles meres qui pleurent leurs enfants endormis a jamais
sous les pins de l'Ida.
Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
esclave, souillait de poussiere sa tete infortunee.
Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
Polyxene. Un fremissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
reconnu Thais. Paphnuce la revit, celle-la qu'il venait chercher. De
son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tete la lourde toile.
Immobile, semblable a une belle statue, mais promenant autour d'elle
le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fiere, elle
donnait a tous le frisson tragique de la beaute.
Un murmure de louange s'eleva et Paphnuce l'ame agitee, contenant son
coeur avec ses mains, soupira:
--Pourquoi donc, o mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir a une de tes
creatures?
Dorion, plus paisible, disait:
--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
presentent une combinaison agreable a l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se separeront un
jour avec la meme indifference qu'ils se sont unis. Ou sont maintenant
les atomes qui formerent Lais ou Cleopatre? Je n'en disconviens pas:
les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises a de
facheuses disgraces et a des incommodites degoutantes. C'est a quoi
songent les esprits meditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
deraisonnable de les aimer.
Ainsi le philosophe et l'ascete contemplaient Thais et suivaient leur
pensee. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hecube, tournee vers sa
fille, lui dire par ses gestes:
--Essaie de flechir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
beaute, ta jeunesse!
Thais, ou plutot Polyxene elle-meme, laissa retomber la toile de la
tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptes. Et quand,
d'une demarche noble et legere, elle s'avanca vers Ulysse, le rythme
de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flutes, faisait songer a
tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fut le
centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
tout le reste etait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
continuait.
Le prudent fils de Laerte detournait la tete et cachait sa main sous
son manteau, afin d'eviter les regards, les baisers de la suppliante.
La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
disaient:
--Ulysse, je te suivrai pour obeir a la necessite et parce que je veux
mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugee
digne des rois, ne recevra pas un maitre etranger. Je renonce
librement a la lumiere du jour.
Hecube, inerte dans la poussiere, se releva soudain et s'attacha a sa
fille d'une etreinte desesperee. Polyxene denoua avec une douceur
resolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:
--Mere, ne t'expose pas aux outrages du maitre. N'attends pas que,
t'arrachant a moi, il ne te traine indignement. Plutot, mere bien
aimee, tends-moi cette main ridee et approche tes joues creuses de mes
levres.
La douleur etait belle sur le visage de Thais; la foule se montrait
reconnaissante a cette femme de revetir ainsi d'une grace surhumaine
les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
splendeur presente en vue de son humilite prochaine, se glorifiait par
avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
Le spectacle touchait au denouement. Hecube tomba comme morte et
Polyxene, conduite par Ulysse, s'avanca vers le tombeau qu'entourait
l'elite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
tertre funeraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
coupe d'or, des libations aux manes du heros. Quand les sacrificateurs
leverent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
mourir libre, comme il convenait a la fille de tant de rois. Puis,
dechirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
plongea son glaive en detournant la tete, et, par un habile artifice,
le sang jaillit a flots de la poitrine eblouissante de la vierge qui,
la tete renversee et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
avec decence.
Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
lis et d'anemones, des cris d'effroi et des sanglots dechiraient
l'air, et Paphnuce, souleve sur son banc, prophetisait d'une voix
retentissante:
--Gentils, vils adorateurs des demons! Et vous ariens plus infames que
les idolatres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientot
la femme que vous voyez la sera immolee, hostie bien heureuse, au Dieu
ressuscite!
Deja la foule s'ecoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbe
d'Antinoe, echappant a Dorion surpris, gagna la sortie en prophetisant
encore.
Une heure apres, il frappait a la porte de Thais.
La comedienne alors, dans le riche quartier de Racotis, pres du
tombeau d'Alexandre, habitait une maison entouree de jardins ombreux,
dans lesquels s'elevaient des rochers artificiels et coulait un
ruisseau borde de peupliers. Une vieille esclave noire, chargee
d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
--Je veux voir Thais, repondit-il. Dieu m'est temoin que je ne suis
venu ici que pour la voir.
Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imperieusement,
l'esclave le fit entrer.
--Tu trouveras Thais, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
II
LE PAPYRUS
Thais etait nee de parents libres et pauvres, adonnes a l'idolatrie.
Du temps qu'elle etait petite, son pere gouvernait, a Alexandrie,
proche la porte de la Lune, un cabaret que frequentaient les matelots.
Certains souvenirs vifs et detaches lui restaient de sa premiere
enfance. Elle revoyait son pere assis a l'angle du foyer, les jambes
croisees, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
Pharaons que celebrent les complaintes chantees par les aveugles dans
les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mere, errant
comme un chat affame dans la maison, qu'elle emplissait des eclats de
sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
le faubourg qu'elle etait magicienne et qu'elle se changeait en
chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thais savait
bien, pour l'avoir souvent epiee, que sa mere ne se livrait point aux
arts magiques, mais que, devoree d'avarice, elle comptait toute la
nuit le gain de la journee. Ce pere inerte et cette mere avide la
laissaient chercher sa vie comme les betes de la basse-cour. Aussi
etait-elle devenue tres habile a tirer une a une les oboles de la
ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naives et
par des paroles infames dont elle ignorait le sens. Elle passait de
genoux en genoux dans la salle impregnee de l'odeur des boissons
fermentees et des outres resineuses; puis, les joues poissees de biere
et piquees par les barbes rudes, elle s'echappait, serrant les oboles
dans sa petite main, et courait acheter des gateaux de miel a une
vieille femme accroupie derriere ses paniers sous la porte de la Lune.
C'etait tous les jours les memes scenes: les matelots, contant leurs
perils, quand l'Euros ebranlait les algues sous-marines, puis jouant
aux des ou aux osselets, et demandant, en blasphemant les dieux, la
meilleure biere de Cilicie.
Chaque nuit, l'enfant etait reveillee par les rixes des buveurs. Les
ecailles d'huitres, volant par-dessus les tables, fendaient les
fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, a la lueur des
lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
Ses jeunes ans ne connaissaient la bonte humaine que par le doux
Ahmes, en qui elle etait humiliee. Ahmes, l'esclave de la maison,
Nubien plus noir que la marmite qu'il ecumait gravement, etait bon
comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thais sur ses genoux et
il lui contait d'antiques recits ou il y avait des souterrains pleins
de tresors, construits pour des rois avares, qui mettaient a mort les
macons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
d'habiles voleurs qui epousaient des filles de rois et des courtisanes
qui elevaient des pyramides. La petite Thais aimait Ahmes comme un
pere, comme une mere, comme une nourrice et comme un chien. Elle
s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et herisses,
tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thais des petits
moulins a eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
agres.
Accable de mauvais traitements par ses maitres, il avait une oreille
dechiree et le corps laboure de cicatrices. Pourtant son visage
gardait un air joyeux et paisible. Et personne aupres de lui ne
songeait a se demander d'ou il tirait la consolation de son ame et
l'apaisement de son coeur. Il etait aussi simple qu'un enfant.
En accomplissant sa tache grossiere, il chantait d'une voix grele des
cantiques qui faisaient passer dans l'ame de l'enfant des frissons et
des reves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
--Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu la d'ou tu viens?
--J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
tombeau.
Et j'ai vu la gloire du Ressuscite.
Elle lui demandait:
--Pere, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
Et il lui repondait:
--Petite lumiere de mes yeux, je chante les anges, parce que Jesus
Notre Seigneur est monte au ciel.
Ahmes etait chretien. Il avait recu le bapteme, et on le nommait
Theodore dans les banquets des fideles, ou il se rendait secretement
pendant le temps qui lui etait laisse pour son sommeil.
En ces jours-la l'Eglise subissait l'epreuve supreme. Par l'ordre de
l'Empereur, les basiliques etaient renversees, les livres saints
brules, les vases sacres et les chandeliers fondus. Depouilles de
leurs honneurs, les chretiens n'attendaient que la mort. La terreur
regnait sur la communaute d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
victimes. On contait avec effroi, parmi les fideles, qu'en Syrie, en
Arabie, en Mesopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
les chevalets, les ongles de fer, la croix, les betes feroces
dechiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, deja celebre
par ses visions et ses solitudes, chef et prophete des croyants
d'Egypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
ville d'Alexandrie, et, volant d'eglise en eglise, embrasa de son feu
la communaute tout entiere. Invisible aux paiens, il etait present a
la fois dans toutes les assemblees des chretiens, soufflant a chacun
l'esprit de force et de prudence dont il etait anime. La persecution
s'exercait avec une particuliere rigueur sur les esclaves. Plusieurs
d'entre eux, saisis d'epouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
grand nombre, s'enfuyaient au desert, esperant y vivre, soit dans la
contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmes frequentait
comme de coutume les assemblees, visitait les prisonniers,
ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
Christ. Temoin de ce zele veritable, le grand Antoine, avant de
retourner au desert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
le baiser de paix.
Quand Thais eut sept ans, Ahmes commenca a lui parler de Dieu.
--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
jardins. Il etait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
n'avait qu'un fils, le prince Jesus, qu'il aimait de tout son coeur et
qui passait en beaute les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
Dieu dit au prince Jesus:
" --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. La tu seras
semblable a un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
d'abondance que tes larmes formeront des fleuves ou l'esclave fatigue
se baignera delicieusement. Va, mon fils!
" Le prince Jesus obeit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
lieu nomme Bethleem de Juda. Et il se promenait dans les pres fleuris
d'anemones, disant a ses compagnons:
" --Heureux ceux qui ont faim, car je les menerai a la table de mon
pere! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
" C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
riches le haissaient, redoutant qu'il n'elevat les pauvres au-dessus
d'eux. En ce temps-la Cleopatre et Cesar etaient puissants sur la
terre. Ils haissaient tous deux Jesus et ils ordonnerent aux juges et
aux pretres de le faire mourir. Pour obeir a la reine d'Egypte, les
princes de Syrie dresserent une croix sur une haute montagne et ils
firent mourir Jesus sur cette croix. Mais des femmes laverent le corps
et l'ensevelirent, et le prince Jesus, ayant brise le couvercle de son
tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pere.
" Et depuis ce temps-la tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
" Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
" --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
Prenez un bain, puis mangez.
" Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
de leur repas, ils verront des danses d'almees et ils entendront des
conteurs dont les recits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
tiendra plus chers que la lumiere de ses yeux, puisqu'ils seront ses
hotes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravanserail
et les grenades de ses jardins.
Ahmes parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thais connut
la verite. Elle admirait et disait:
--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
Ahmes lui repondait:
--Ceux-la seuls qui sont baptises en Jesus, gouteront les fruits du
ciel.
Et Thais demandait a etre baptisee. Voyant par la qu'elle esperait en
Jesus, l'esclave resolut de l'instruire plus profondement, afin
qu'etant baptisee, elle entrat dans l'Eglise. Et il s'attacha
etroitement a elle, comme a sa fille en esprit.
L'enfant, sans cesse repoussee par ses parents injustes, n'avait point
de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'etable
parmi les animaux domestiques. C'est la que, chaque nuit, Ahmes allait
la rejoindre en secret.
Il s'approchait doucement de la natte ou elle reposait, et puis
s'asseyait sur ses talons, les jambes repliees, le buste droit, dans
l'attitude hereditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
vetus de noir, restaient perdus dans les tenebres; seuls ses grands
yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable a un
rayon de l'aube a travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
voie grele et chantante, dont le nasillement leger avait la douceur
triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
souffle d'un ane et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
l'Evangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
s'impregnait de zele, de grace et d'esperance; et la neophyte, la main
dans la main d'Ahmes, bercee par les sons monotones et voyant de
vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
la nuit obscure et des saints mysteres, au regard d'une etoile qui
clignait entre les solives de la creche.
L'initiation dura toute une annee, jusqu'a l'epoque ou les chretiens
celebrent avec allegresse les fetes pascales. Or, une nuit de la
semaine glorieuse, Thais, qui sommeillait deja sur sa natte dans la
grange, se sentit soulevee par l'esclave dont le regard brillait d'une
clarte nouvelle. Il etait vetu, non point, comme de coutume, d'un
pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
l'enfant en disant tout bas:
--Viens, mon ame! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
revetir les aubes du bapteme.
Et il emporta l'enfant pressee sur sa poitrine. Effrayee et curieuse,
Thais, la tete hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
traverserent le quartier des juifs; ils longerent un cimetiere ou
l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passerent, dans un carrefour,
sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicies et dont
les bras etaient charges de corbeaux qui claquaient du bec. Thais
cacha sa tete dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
le reste du chemin. Tout a coup il lui sembla qu'on la descendait sous
terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un etroit
caveau, eclaire par des torches de resine et dont les murs etaient
peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
fumee des torches. On y voyait des hommes vetus de longues tuniques et
portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.
Thais, parmi ces figures, reconnut Jesus de Nazareth a ce que des
anemones fleurissaient a ses pieds. Au milieu de la salle, pres d'une
grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
vieillard coiffe d'une mitre basse et vetu d'une dalmatique ecarlate,
brodee d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
l'air humble et doux sous son riche costume. C'etait l'eveque
Vivantius qui, prince exile de l'eglise de Cyrene, exercait, pour
vivre, le metier de tisserand et fabriquait de grossieres etoffes de
poil de chevre. Deux pauvres enfants se tenaient debout a ses cotes.
Tout proche, une vieille negresse presentait deployee une petite robe
blanche. Ahmes, ayant pose l'enfant a terre, s'agenouilla devant
l'eveque et dit:
--Mon pere, voici la petite ame, la fille de mon ame. Je te l'amene
afin que, selon ta promesse et s'il plait a ta Serenite, tu lui donnes
le bapteme de vie.
A ces mots, l'eveque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
mutilees. Il avait eu les ongles arraches en confessant la foi aux
jours de l'epreuve. Thais eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmes.
Mais le pretre la rassura par des paroles caressantes:
--Ne crains rien, petite bien-aimee. Tu as ici un pere selon l'esprit,
Ahmes, qu'on nomme Theodore parmi les vivants, et une douce mere dans
la grace qui t'a prepare de ses mains une robe blanche.
Et se tournant vers la negresse:
--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
Mais Jesus l'elevera dans le ciel au rang de ses epouses.
Puis il interrogea l'enfant neophyte:
--Thais, crois-tu en Dieu, le pere tout-puissant, en son fils unique
qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigne les apotres?
--Oui, repondirent ensemble le negre et la negresse, qui se tenaient
par la main.
Sur l'ordre de l'eveque, Nitida, agenouillee, depouilla Thais de tous
ses vetements. L'enfant etait nue, un amulette au cou. Le pontife la
plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes presenterent
l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
posa un grain sur les levres de la catechumene. Puis, ayant essuye ce
corps destine, a travers tant d'epreuves, a la vie eternelle,
l'esclave Nitida le revetit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
ses mains.
L'eveque donna a tous le baiser de paix et, la ceremonie terminee,
depouilla ses ornements sacerdotaux.
Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmes dit:
--Il faut nous rejouir en ce jour d'avoir donne une ame au bon
Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Serenite, pasteur
Vivantius, et livrons-nous a la joie tout le reste de la nuit.
--Tu as bien parle, Theodore, repondit l'eveque.
Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui etait toute
proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublee de deux metiers
de tisserand, d'une table grossiere et d'un tapis tout use. Des qu'ils
y furent entres:
--Nitida, cria le Nubien, apporte la poele et la jarre d'huile, et
faisons un bon repas.
En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
qu'il y tenait caches. Puis, ayant allume un grand feu, il les fit
frire. Et tous, l'eveque, l'enfant, les deux jeunes garcons et les
deux esclaves, s'etant assis en cercle sur le tapis, mangerent les
poissons en benissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
avait souffert et annoncait le triomphe prochain de l'Eglise. Son
langage etait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
comparait la vie des justes a un tissu de pourpre et, pour expliquer
le bapteme, il disait:
--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chretiens
recoivent le bapteme de l'eau. Mais les demons habitent aussi les
ruisseaux; les fontaines consacrees aux nymphes sont redoutables et
l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'ame et
du corps.
Parfois il s'exprimait par enigmes et il inspirait ainsi a l'enfant
une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin a
ses hotes dont les langues se delierent et qui se mirent a chanter des
complaintes et des cantiques. Ahmes et Nitida, s'etant leves,
danserent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ages du monde.
C'etait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balance
en cadence, ils feignaient tour a tour de se fuir et de se chercher.
Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
etincelantes.
C'est ainsi que Thais recut le saint bapteme. Elle aimait les
amusements et, a mesure qu'elle grandissait, de vagues desirs
naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, a la nuit,
la maison de son pere, en chantonnant encore:
--Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
--Je devide la laine et le fil de Milet.
--Torti tortu, comment ton fils a-t-il peri?
--Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
Maintenant elle preferait a la compagnie du doux Ahmes celle des
garcons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami etait
moins souvent aupres d'elle. La persecution s'etant ralentie, les
assemblees des chretiens devenaient plus regulieres et le Nubien les
frequentait assidument. Son zele s'echauffait; de mysterieuses menaces
s'echappaient parfois de ses levres. Il disait que les riches ne
garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques ou
les chretiens d'une humble condition avaient coutume de se reunir et
la, rassemblant les miserables etendus a l'ombre des vieux murs, il
leur annoncait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
la justice.
--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
frais et mangeront des fruits delicieux, tandis que les riches,
couches a leurs pieds comme des chiens, devoreront les miettes de leur
table.
Ces propos ne resterent point secrets; ils furent publies dans le
faubourg et les maitres craignirent qu'Ahmes n'excitat les esclaves a
la revolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
dissimula soigneusement.
Un jour, une saliere d'argent, reservee a la nappe des dieux, disparut
du cabaret. Ahmes fut accuse de l'avoir volee, en haine de son maitre
et des dieux de l'empire. L'accusation etait sans preuves et l'esclave
la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traine
devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
juge le condamna au dernier supplice.
--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
seront clouees au poteau.
Ahmes ecouta paisiblement cet arret, salua le juge avec beaucoup de
respect et fut conduit a la prison publique. Durant les trois jours
qu'il y resta, il ne cessa de precher l'Evangile aux prisonniers et
l'on a conte depuis que des criminels et le geolier lui-meme, touches
par ses paroles, avaient cru en Jesus crucifie.
On le conduisit a ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
auparavant, il avait traverse avec allegresse, portant dans son
manteau blanc la petite Thais, la fille de son ame, sa fleur
bien-aimee. Attache sur la croix, les mains clouees, il ne poussa pas
une plainte; seulement il soupira a plusieurs reprises: "J'ai soif!"
Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
on pensa qu'il etait mort; les mouches devoraient la cire de ses
paupieres; mais tout a coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
du quatrieme jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
enfants:
--Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu la d'ou tu viens?
Puis il sourit, et dit:
--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.
Et il expira.
Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
d'admiration. Vivantius, accompagne de quelques-uns de ses freres
chretiens, vint reclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Eglise
garda la memoire veneree de saint Theodore le Nubien.
Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un edit
par lequel il assurait la paix aux chretiens, et desormais les fideles
ne furent plus persecutes que par les heretiques.
Thais achevait sa onzieme annee, quand son ami mourut dans les
tourments. Elle en ressentit une tristesse et une epouvante
invincibles. Elle n'avait pas l'ame assez pure pour comprendre que
l'esclave Ahmes, par sa vie et sa mort, etait un bienheureux. Cette
idee germa dans sa petite ame, qu'il n'est possible d'etre bon en ce
monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
d'etre bonne, car sa chair delicate redoutait la douleur.
Elle se donna avant l'age a des jeunes garcons du port et elle suivit
les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
qu'elle recevait d'eux elle achetait des gateaux et des parures.
Comme elle ne rapportait a la maison rien de ce qu'elle avait gagne,
sa mere l'accablait de mauvais traitements. Pour eviter les coups,
elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
avec les lezards dans les fentes des pierres. La, elle songeait,
pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parees,
dans leur litiere entouree d'esclaves.
Un jour que, frappee plus rudement que de coutume, elle se tenait
accroupie devant la porte, dans une immobilite farouche, une vieille
femme s'arreta devant elle, la considera quelques instants en silence,
puis s'ecria:
--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pere qui t'engendra et
la mere qui te mit au monde!
Thais restait muette et tenait ses regards fixes vers la terre. Ses
paupieres etaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleure.
--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mere n'est-elle pas
heureuse d'avoir nourri une petite deesse telle que toi, et ton pere,
en te voyant, ne se rejouit-il pas dans le fond de son coeur?
Alors l'enfant, comme se parlant a elle-meme:
--Mon pere est une outre gonflee de vin et ma mere une sangsue avide.
La vieille regarda a droite et a gauche si on ne la voyait pas. Puis
d'une voix caressante:
--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumiere, viens avec moi et
tu n'auras, pour vivre, qu'a danser et a sourire. Je te nourrirai de
gateaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
legere; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
d'Acharne.
Thais repondit:
--Je veux bien aller avec toi.
Et, s'etant levee, elle suivit la vieille hors de la ville.
Cette femme, nommee Moeroe, conduisait de pays en pays des filles et
des jeunes garcons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
ensuite aux riches pour paraitre dans les festins.
Devinant que Thais deviendrait bientot la plus belle des femmes, elle
lui apprit, a coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
flagellait avec des lanieres de cuir ces jambes divines, quand elles
ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
decrepit, sans age et sans sexe, accablait de mauvais traitements
cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entiere des
femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grace, il
enseignait a Thais l'art de feindre, dans les pantomimes, par
l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec degout
les conseils d'un maitre habile; mais, jaloux de son eleve, il lui
griffait les joues, lui pincait le bras ou la venait piquer par
derriere avec un poincon, a la maniere des filles mechantes, des qu'il
s'apercevait trop vivement qu'elle etait nee pour la volupte des
hommes. Grace a ses lecons, elle devint en peu de temps musicienne,
mime et danseuse excellente. La mechancete de ses maitres ne la
surprenait point et il lui semblait naturel d'etre indignement
traitee. Elle eprouvait meme quelque respect pour cette vieille femme
qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroe, s'etant arretee a
Antioche, loua son eleve comme danseuse et comme joueuse de flute aux
riches negociants de la ville qui donnaient des festins. Thais dansa
et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait a tous, ne sachant pas
le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait danse devant les
jeunes hommes les plus elegants de la ville, le fils du proconsul
s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupte, et lui dit
d'une voix qui semblait mouillee de baisers:
--Que ne suis-je, Thais, la couronne qui ceint ta chevelure, la
tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
Mais je veux que tu me foules a tes pieds comme une sandale; je veux
que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.
Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il etait beau.
Soudain elle sentit la sueur qui lui glacait le front; elle devint
verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
paupieres. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammees, et
quand il la prit dans ses bras en s'efforcant de l'entrainer, elle le
repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
resista.
--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
il est riche, et voici qu'une joueuse de flute le dedaigne!
Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
d'amour. Il vint des le matin, pale et les yeux rouges, suspendre des
fleurs a la porte de la joueuse de flute. Cependant Thais, saisie de
trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
d'elle-meme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
demandait pourquoi elle etait ainsi changee et d'ou lui venait sa
melancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
horreur. Elle ne voulait plus voir la lumiere et restait tout le jour
couchee sur son lit, sanglotant la tete dans les coussins. Lollius,
ayant su forcer la porte de Thais, vint plusieurs fois supplier et
maudire cette mechante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
une vierge et repetait:
--Je ne veux pas! Je ne veux pas!
Puis, au bout de quinze jours, s'etant donnee a lui, elle connut
qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
Ce fut une vie delicieuse. Ils passaient tout le jour enfermes, les
yeux dans les yeux, se disant l'un a l'autre des paroles qu'on ne dit
qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
levaient des l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
du Silpicus. Ils buvaient dans la meme coupe, et, quand elle portait
un grain de raisin a sa bouche, il le lui prenait entre les levres
avec ses dents.
Moeroe vint chez Lollius reclamer Thais a grands cris:
--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
parfumee, mes petites entrailles!...
Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
mettre en prison, et les magistrats, ayant decouvert plusieurs crimes
dont elle s'etait rendue coupable, elle fut condamnee a mort et livree
aux betes.
Thais aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
verite de son coeur:
--Je n'ai jamais ete qu'a toi.
Lollius lui repondait:
--Tu ne ressembles a aucune autre femme.
Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thais se
sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
songeait:
--Qui me l'a ainsi change en un instant? Comment se fait-il qu'il
ressemble desormais a tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
plus a lui-meme?
Elle le quitta, non sans un secret desir de chercher Lollius en un
autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aime serait moins
triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
montra, en compagnie des riches voluptueux, a ces fetes sacrees ou
l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
des troupes de courtisanes traversant l'Oronte a la nage. Elle prit sa
part de tous les plaisirs qu'etalait la ville elegante et monstrueuse;
surtout elle frequenta assidument les theatres, dans lesquels des
mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
applaudissements d'une foule avide de spectacles.
Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comediens et
particulierement les femmes qui, dans les tragedies, representaient
les deesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimees des
dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'etre admise dans sa
troupe. Grace a sa beaute et aux lecons de la vieille Moeroe, elle fut
accueillie et parut sur la scene dans le personnage de Dirce.
Elle plut mediocrement, parce qu'elle manquait d'experience et aussi
parce que les spectateurs n'etaient pas excites a l'admiration par un
long bruit de louanges. Mais apres quelques mois d'obscurs debuts, la
puissance de sa beaute eclata sur la scene avec une telle force, que
la ville entiere s'en emut. Tout Antioche s'etouffait au theatre. Les
magistrats imperiaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousses
par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
Les poetes composaient des epigrammes en son honneur. Les philosophes
barbus declamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
sur le passage de sa litiere, les pretres des chretiens detournaient
la tete. Le seuil de sa maison etait couronne de fleurs et arrose de
sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compte, mais
mesure au medimne, et tous les tresors amasses par les vieillards
economes venaient, comme des fleuves, se perdre a ses pieds. C'est
pourquoi son ame etait sereine. Elle se rejouissait dans un paisible
orgueil de la faveur publique et de la bonte des dieux, et, tant
aimee, elle s'aimait elle-meme.
Apres avoir joui pendant plusieurs annees de l'admiration et de
l'amour des Antiochiens, elle fut prise du desir de revoir Alexandrie
et de montrer sa gloire a la ville dans laquelle, enfant, elle errait
sous la misere et la honte, affamee et maigre comme une sauterelle au
milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la recut avec joie et la
combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
Elle les accueillait indifferemment, car elle desesperait enfin de
retrouver Lollius.
Elle recut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la desirait,
bien qu'il fit profession de vivre sans desirs. Malgre sa richesse, il
etait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
son esprit, ni par la grace de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
meme elle s'irritait parfois de ses elegantes ironies. Il la blessait
par son doute perpetuel. C'est qu'il ne croyait a rien et qu'elle
croyait a tout. Elle croyait a la providence divine, a la
toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, a la
justice eternelle. Elle croyait en Jesus-Christ et en la bonne deesse
des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
sombre Hecate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
etres sans nom et vivait dans une attente perpetuelle. L'avenir lui
faisait peur et elle voulait le connaitre. Elle s'entourait de pretres
d'Isis, de mages chaldeens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
et la voyait partout. Quand elle cedait a la volupte, il lui semblait
tout a coup qu'un doigt glace touchait son epaule nue et, toute pale,
elle criait d'epouvante dans les bras qui la pressaient.
Nicias lui disait:
--Que notre destinee soit de descendre en cheveux blancs et les joues
creuses dans la nuit eternelle, ou que ce jour meme, qui rit
maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, o
ma Thais! Goutons la vie. Nous aurons beaucoup vecu si nous avons
beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
nous tourmenter pour un neant?
Elle lui repondait avec colere:
--Je meprise ceux qui comme toi n'esperent ni ne craignent rien. Je
veux savoir! Je veux savoir!
Pour connaitre le secret de la vie, elle se mit a lire les livres des
philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annees de
son enfance s'eloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
plus volontiers. Elle aimait a parcourir, le soir, sous un
deguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
ou elle avait miserablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
pretres chretiens, elle songeait a son bapteme et se sentait troublee.
Une nuit, qu'enveloppee d'un long manteau et ses blonds cheveux caches
sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
elle se trouva, sans savoir comment elle y etait venue, devant la
pauvre eglise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
dans l'interieur et vit une lumiere eclatante qui glissait par les
fentes de la porte. Il n'y avait la rien d'etrange, puisque depuis
vingt ans les chretiens, proteges par le vainqueur de Maxence,
solennisaient publiquement leurs fetes. Mais ces chants signifiaient
un ardent appel aux ames. Comme conviee aux mysteres, la comedienne,
poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva la une
nombreuse assemblee, des femmes, des enfants, des vieillards a genoux
devant un tombeau adosse a la muraille. Ce tombeau n'etait qu'une cuve
de pierre grossierement sculptee de pampres et de grappes de raisins;
pourtant il avait recu de grands honneurs: il etait couvert de palmes
vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
lumieres etoilaient l'ombre dans laquelle la fumee des gommes d'Arabie
semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
des figures pareilles a des visions du ciel. Des pretres vetus de
blanc se tenaient prosternes au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
chantaient avec le peuple exprimaient les delices de la souffrance et
melaient, dans un deuil triomphal, tant d'allegresse a tant de douleur
que Thais, en les ecoutant, sentait les voluptes de la vie et les
affres de la mort couler a la fois dans ses sens renouveles.
Quand ils eurent fini de chanter, les fideles se leverent pour aller
baiser a la file la paroi du tombeau. C'etait des hommes simples,
accoutumes a travailler de leurs mains. Ils s'avancaient d'un pas
lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
s'agenouillaient, chacun a son tour, devant le sarcophage et y
appuyaient leurs levres. Les femmes elevaient dans leurs bras les
petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
Thais, surprise et troublee, demanda a un diacre pourquoi ils
faisaient ainsi.
--Ne sais-tu pas, femme, lui repondit le diacre, que nous celebrons
aujourd'hui la memoire bienheureuse de saint Theodore le Nubien, qui
souffrit pour la foi au temps de Diocletien empereur? Il vecut chaste
et mourut martyr, c'est pourquoi, vetus de blanc, nous portons des
roses rouges a son tombeau glorieux.
En entendant ces paroles, Thais tomba a genoux et fondit en larmes. Le
souvenir a demi eteint d'Ahmes se ranimait dans son ame. Sur cette
memoire obscure, douce et douloureuse, l'eclat des cierges, le parfum
des roses, les nuees de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piete
des ames jetaient les charmes de la gloire. Thais songeait dans
l'eblouissement:
Il etait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
s'est-il eleve au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupte?
Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
aimee ses yeux de violette ou brillaient des larmes a la clarte des
cierges; puis, la tete baissee, humble, lente, la derniere, de ses
levres ou tant de desirs s'etaient suspendus, elle baisa la pierre de
l'esclave.
Rentree dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
parfumee et la tunique deliee, l'attendait en lisant un traite de
morale. Il s'avanca vers elle les bras ouverts.
--Mechante Thais, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
a venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicte par le plus
grave des stoiciens? Des preceptes vertueux et de fieres maximes? Non!
Sur l'austere papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thais.
Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grace
etait infinie et toutes etaient l'unique Thais. Il y en avait qui
trainaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables a une
nuee blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.
D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
volupte, n'exprimaient aucune pensee. Enfin, il y en avait deux qui se
tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il etait impossible de les
distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premiere
disait: "Je suis l'amour." L'autre: "Je suis la mort."
En parlant ainsi, il pressait Thais dans ses bras, et, ne voyant pas
le regard farouche qu'elle fixait a terre, il ajoutait les pensees aux
pensees, sans souci qu'elles fussent perdues:
--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne ou il est ecrit: "Rien ne
doit te detourner de cultiver ton ame," je lisais: "Les baisers de
Thais sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel." Voila
comment, par ta faute, mechante enfant, un philosophe comprend
aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
nous sommes, nous ne decouvrons que notre propre pensee dans la pensee
d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
lire celui-ci...
Elle ne l'ecoutait pas, et son ame etait encore devant le tombeau du
Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
nuque et il lui dit:
--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.
Mais elle le repoussa:
--Nous aimer! s'ecria-t-elle amerement. Mais tu n'as jamais aime
personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
Va-t'en! Je te hais. J'execre et je meprise tous les heureux et tous
les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonte que chez les
malheureux. Quand j'etais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
mort sur la croix. Il etait bon; il etait plein d'amour et il
possedait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
Elle s'etendit a plat ventre sur le tapis et passa la nuit a
sangloter, formant le dessein de vivre desormais, comme saint
Theodore, dans la pauvrete et dans la simplicite.
Des le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle etait
vouee. Comme elle savait que sa beaute, encore intacte, ne durerait
plus longtemps, elle se hatait d'en tirer toute joie et toute gloire.
Au theatre, ou elle se montrait avec plus d'etude que jamais, elle
rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
poetes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
demarche de la comedienne une idee de la divine harmonie qui regle les
mondes, savants et philosophes mettaient une grace si parfaite au rang
des vertus et disaient: "Elle aussi, Thais, est geometre!" Les
ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
consentait a paraitre, l'en benissaient comme d'une charite celeste.
Pourtant, elle etait triste au milieu des louanges et, plus que
jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
inquietude, pas meme sa maison et ses jardins qui etaient celebres et
sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.
Elle avait fait planter des arbres apportes a grands frais de l'Inde
et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
colonnades en ruines, des rochers sauvages, imites par un habile
architecte, etaient refletes dans un lac ou se miraient des statues.
Au milieu du jardin, s'elevait la grotte des Nymphes, qui devait son
nom a trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
rencontrait des le seuil. Ces femmes se depouillaient de leurs
vetements pour prendre un bain. Inquietes, elles tournaient la tete,
craignant d'etre vues, et elles semblaient vivantes. La lumiere ne
parvenait dans cette retraite qu'a travers de minces nappes d'eau qui
l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
comme dans les grottes sacrees, des couronnes, des guirlandes et des
tableaux votifs, dans lesquels la beaute de Thais etait celebree. Il
s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
revetus de vives couleurs, des peintures representant ou des scenes de
theatre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
milieu, se dressait sur une stele un petit Eros d'ivoire, d'un antique
et merveilleux travail. C'etait un don de Nicias. Une chevre de marbre
noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
d'agate. Six chevreaux d'albatre se pressaient autour de ses mamelles;
mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tete camuse, elle semblait
impatiente de grimper sur les rochers. Le sol etait couvert de tapis
de Byzance, d'oreillers brodes par les hommes jaunes de Cathay et de
peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
imperceptiblement. Ca et la, au-dessus des grands vases d'onyx,
s'elancaient des perseas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'ecaille d'une tortue
geante de l'Inde, qui renversee servait de lit a la comedienne. C'est
la que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
fleurs, Thais, mollement couchee, attendait l'heure de souper en
conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
theatre, soit a la fuite des annees.
Or, ce jour-la, elle se reposait apres les jeux dans la grotte des
Nymphes. Elle epiait dans son miroir les premiers declins de sa beaute
et pensait avec epouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
blancs et des rides. En vain elle cherchait a se rassurer, en se
disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraicheur du teint, de bruler
certaines herbes en prononcant des formules magiques. Une voix
impitoyable lui criait: "Tu vieilliras, Thais, tu vieilliras!" Et la
sueur de l'epouvante lui glacait le front. Puis, se regardant de
nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
belle encore et digne d'etre aimee. Se souriant a elle-meme, elle
murmurait: "Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grace des
mouvements et la magnificence des bras, et les bras, o mon miroir, ce
sont les vraies chaines de l'amour!"
Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vetu d'une robe
richement brodee. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
d'effroi.
Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle etait belle, il
faisait du fond du coeur cette priere:
--Fais, o mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
scandaliser, edifie ton serviteur.
Puis, s'efforcant de parler, il dit:
--Thais, j'habite une contree lointaine et le renom de ta beaute m'a
conduit jusqu'a toi. On rapporte que tu es la plus habile des
comediennes et la plus irresistible des femmes. Ce que l'on conte de
tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
merveilleuse. C'est pourquoi j'ai ete pris du desir de te connaitre et
je vois que la verite passe la renommee. Tu es mille fois plus savante
et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
dis: "Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
homme ivre."
Ces paroles etaient feintes; mais le moine, anime d'un zele pieux, les
repandait avec une ardeur veritable. Cependant, Thais regardait sans
deplaisir cet etre etrange qui lui avait fait peur. Par son aspect
rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
l'etonnait. Elle etait curieuse de connaitre l'etat et la vie d'un
homme si different de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui repondit
avec une douce raillerie:
--Tu sembles prompt a l'admiration, etranger. Prends garde que mes
regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!
Il lui dit:
--Je t'aime, o Thais! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-meme.
Pour toi, j'ai quitte mon desert regrettable; pour toi, mes levres,
vouees au silence, ont prononce des paroles profanes; pour toi, j'ai
vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'etait
interdit d'entendre; pour toi, mon ame s'est troublee, mon coeur s'est
ouvert et des pensees en ont jailli, semblables aux sources vives ou
boivent les colombes; pour toi, j'ai marche jour et nuit a travers des
sables peuples de larves et de vampires; pour toi, j'ai pose mon pied
nu sur les viperes et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
point a l'exemple de ces hommes qui, tout enflammes du desir de la
chair, viennent a toi comme des loups devorants ou des taureaux
furieux. Tu es chere a ceux-la comme la gazelle au lion. Leurs amours
carnassieres te devorent jusqu'a l'ame, o femme! Moi, je t'aime en
esprit et en verite, je t'aime en Dieu et pour les siecles des
siecles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur veritable
et divine charite. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
songes d'une nuit breve. Je te promets de saintes agapes et des noces
celestes. La felicite que je t'apporte ne finira jamais; elle est
inouie; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitot
d'etonnement.
Thais, riant d'un air mutin:
--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hate-toi! de
trop longs discours offenseraient ma beaute, ne perdons pas un moment.
Je suis impatiente de connaitre la felicite que tu m'annonces; mais, a
vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
promets ne s'evanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
qu'il restat encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
savent plus que les mages.
--Thais, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
que tu connais n'enfantent que la honte.
Thais le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
front:
--Tu es bien hardi, etranger, d'offenser ton hotesse. Regarde-moi et
dis si je ressemble a une creature accablee d'opprobre. Non! je n'ai
pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
moi. J'ai seme la volupte sur tous mes pas, et c'est par la que je
suis celebre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
maitres du monde. Je les ai vus a mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
je passe dans la rue, je ressemble a un grain de riz; mais ce grain de
riz causa parmi les hommes des deuils, des desespoirs et des haines et
des crimes a remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. O
femme, nous avons ete nourris dans des contrees si differentes qu'il
n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le meme langage ni la meme
pensee. Pourtant, le ciel m'est temoin que je veux m'accorder avec toi
et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les memes
sentiments. Qui m'inspirera des discours embrases pour que tu fondes
comme la cire a mon souffle, o femme, et que les doigts de mes desirs
puissent te modeler a leur gre? Quelle vertu te livrera a moi, o la
plus chere des ames, afin que l'esprit qui m'anime, te creant une
seconde fois, t'imprime une beaute nouvelle et que tu t'ecries en
pleurant de joie: "C'est seulement d'aujourd'hui que je suis nee!" Qui
fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloe, dans laquelle tu
retrouves, en te baignant, ta purete premiere? Qui me changera en un
Jourdain, dont les ondes, repandues sur toi, te donneront la vie
eternelle?
Thais n'etait plus irritee.
--Cet homme, pensait-elle, parle de vie eternelle et tout ce qu'il dit
semble ecrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
Et elle resolut de s'offrir a lui. C'est pourquoi, feignant de le
craindre, elle s'eloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
poitrine, puis, immobile, muette, les paupieres baissees, elle
attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balancaient
mollement et elle ressemblait a une enfant qui songe, assise au bord
d'une riviere.
Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
ne le portaient plus, sa langue s'etait subitement dessechee dans sa
bouche; un tumulte effrayant s'elevait dans sa tete. Tout a coup son
regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage epais. Il
pensa que la main de Jesus s'etait posee sur ses yeux pour lui cacher
cette femme. Rassure par un tel secours, raffermi, fortifie, il dit
avec une gravite digne d'un ancien du desert:
--Si tu te livres a moi, crois-tu donc etre cachee a Dieu?
Elle secoua la tete.
--Dieu! Qui le force a toujours avoir l'oeil sur la grotte des
Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crees, il ne peut etre ni fache
ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
nature qu'il nous a donnee. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
prete bien souvent des idees qu'il n'a jamais eues. Toi-meme,
etranger, connais-tu bien son veritable caractere? Qui es-tu pour me
parler en son nom?
A cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
cilice et dit:
--Je suis Paphnuce, abbe d'Antinoe, et je viens du saint desert. La
main qui retira Abraham de Chaldee et Loth de Sodome m'a separe du
siecle. Je n'existais deja plus pour les hommes. Mais ton image m'est
apparue dans ma Jerusalem des sables et j'ai connu que tu etais pleine
de corruption et qu'en toi etait la mort. Et me voici devant toi,
femme, comme devant un sepulcre et je te crie: "Thais, leve-toi."
Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbe elle avait pali d'epouvante.
Et la voila qui, les cheveux epars, les mains jointes, pleurant et
gemissant, se traine aux pieds du saint:
--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
fais pas de mal! Je sais que les saints du desert detestent les femmes
qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
haisses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mepriser ni me
hair. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frequente, raille ta
pauvrete volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
condition que ma nature. J'etais faite pour ce que je fais. Je suis
nee pour charmer les hommes. Et, toi-meme, tout a l'heure, tu disais
que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
des paroles magiques qui detruiraient ma beaute ou me changeraient en
une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis deja que trop
effrayee. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
Il lui fit signe de se relever et dit:
--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mepris.
Je viens a toi de la part de Celui qui, s'etant assis au bord du
puits, but a l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
soupait au logis de Simon, recut les parfums de Marie. Je ne suis pas
sans peche pour te jeter la premiere pierre. J'ai souvent mal employe
les graces abondantes que Dieu a repandues sur moi. Ce n'est pas la
Colere, c'est la Pitie qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
zele du coeur qui m'amene a toi. Je brule du feu de la charite et, si
tes yeux, accoutumes aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaitrais comme un
rameau detache de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
montagne a l'antique Moise, pour lui faire comprendre le veritable
amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
laisser apres lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
parfume pour l'eternite tout ce qu'il penetre.
--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embuche ni
malefice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thebaide.
Ce que l'on m'a conte de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
Ton nom ne m'etait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
egalais en vertu les plus vieux anachoretes. Des que je t'ai vu, sans
savoir qui tu etais, j'ai senti que tu n'etais pas un homme ordinaire.
Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les pretres d'Isis, ni
ceux d'Hermes, ni ceux de la Junon Celeste, ni les devins de Chaldee,
ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empecher de
mourir?
--Femme, celui-la vivra qui veut vivre. Fuis les delices abominables
ou tu meurs a jamais. Arrache aux demons, qui le bruleraient
horriblement, ce corps que Dieu petrit de sa salive et anima de son
souffle. Consumee de fatigue, viens te rafraichir aux sources benies
de la solitude; viens boire a ces fontaines cachees dans le desert,
qui jaillissent jusqu'au ciel. Ame anxieuse, viens posseder enfin ce
que tu desirais! Coeur avide de joie, viens gouter les joies
veritables: la pauvrete, le renoncement, l'oubli de soi-meme,
l'abandon de tout l'etre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
demain sa bien-aimee, viens a lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
diras: "J'ai trouve l'amour!"
Cependant Thais semblait contempler des choses lointaines:
--Moine, demanda-t-elle, si je renonce a mes plaisirs et si je fais
penitence, est-il vrai que je renaitrai au ciel avec mon corps intact
et dans toute sa beaute?
--Thais, je t'apporte la vie eternelle. Crois-moi, car ce que
j'annonce est la verite.
--Et qui me garantit que c'est la verite?
--David et les prophetes, l'Ecriture et les merveilles dont tu vas
etre temoin.
--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouve
le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
et cependant la vie m'a apporte bien des tristesses et bien des
amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
envient ma destinee, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
vieille edentee qui, du temps que j'etais petite, vendait des gateaux
de miel sous une porte de la ville. C'est une idee qui m'est venue
bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
benis, et qu'il y a une grande douceur a vivre humble et petit Moine,
tu as remue les ondes de mon ame et fait monter a la surface ce qui
dormait au fond. Qui croire, helas! Et que devenir, et qu'est-ce que
la vie?
Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce etait transfigure; une
joie celeste inondait son visage:
--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entre seul dans ta demeure. Un Autre
m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout a mon cote. Celui-la,
tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
contempler; mais bientot tu le verras dans sa splendeur charmante et
tu diras: "Il est seul aimable!" Tout a l'heure, s'il n'avait pose sa
douce main sur mes yeux, o Thais! je serais peut-etre tombe avec toi
dans le peche, car je ne suis par moi-meme que faiblesse et que
trouble. Mais il nous a sauves tous deux; il est aussi bon qu'il est
puissant et son nom est Sauveur. Il a ete promis au monde par David et
la Sibylle, adore dans son berceau par les bergers et les mages,
crucifie par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, revele
au monde par les apotres, atteste par les martyrs. Et le voici qui,
ayant appris que tu crains la mort, o femme! vient dans ta maison pour
t'empecher de mourir! N'est-ce pas, o mon Jesus! que tu m'apparais en
ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilee en ces jours
merveilleux ou les etoiles, descendues avec toi du ciel, etaient si
pres de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs meres, sur les
terrasses de Bethleem? N'est-ce pas, mon Jesus, que nous sommes en ta
compagnie et que tu me montres la realite de ton corps precieux?
N'est-ce pas que c'est la ton visage et que cette larme qui coule sur
ta joue est une larme veritable? Oui, l'ange de la justice eternelle
la recueillera, et ce sera la rancon de l'ame de Thais. N'est-ce pas
que te voila, mon Jesus? Mon Jesus, tes levres adorables
s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'ecoute. Et toi, Thais,
heureuse Thais! entends ce que le Sauveur vient lui-meme te dire:
c'est lui qui parle et non moi. Il dit: "Je t'ai cherchee longtemps, o
ma brebis egaree! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
epaules jusqu'a la bergerie celeste. Viens, ma Thais, viens, mon elue,
viens pleurer avec moi!"
Et Paphnuce tomba a genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thais vit
sur la face du saint le reflet de Jesus vivant.
--O jours envoles de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
pere Ahmes! bon saint Theodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
blanc tandis que tu m'emportais aux premieres lueurs du matin, toute
fraiche encore des eaux du bapteme!
Paphnuce s'elanca vers elle en s'ecriant:
--Tu es baptisee!... O Sagesse divine! o Providence! o Dieu bon! Je
connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
qui te rendait si chere et si belle a mes yeux. C'est la vertu des
eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu ou je vivais
pour t'aller chercher dans l'air empoisonne du siecle. Une goutte, une
goutte sans doute des eaux qui laverent ton corps a jailli sur mon
front. Viens, o ma soeur, et recois de ton frere le baiser de paix.
Et le moine effleura de ses levres le front de la courtisane.
Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thais meles au chant des
eaux vives.
Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
vinrent chargees d'etoffes, de parfums et de guirlandes.
--Ce n'etait guere a propos de pleurer, dit-elle en essayant de
sourire. Les larmes rougissent les yeux et gatent le teint, on doit
souper cette nuit chez des amis, et je veux etre belle, car il y aura
la des femmes pour epier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
viennent m'habiller. Retire-toi, mon pere, et laisse-les faire. Elles
sont adroites et experimentees; aussi les ai-je payees tres cher. Vois
celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
blanches. Je l'ai enlevee a la femme du proconsul.
Paphnuce eut d'abord la pensee de s'opposer de toutes ses forces a ce
que Thais allat a ce souper. Mais, resolu d'agir prudemment, il lui
demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
Elle repondit qu'elle y verrait l'hote du festin, le vieux Cotta,
prefet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
disputes, le poete Callicrate, le grand pretre de Serapis, des jeunes
hommes riches occupes surtout a dresser des chevaux, enfin des femmes
dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
--Va parmi eux, Thais, dit le moine. Va!
Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi a ce festin et je me
tiendrai sans rien dire a ton cote.
Elle eclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
s'empressaient autour d'elle, elle s'ecria:
--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
Thebaide?
LE BANQUET
Lorsque, suivie de Paphnuce, Thais entra dans la salle du banquet, les
convives etaient deja, pour la plupart, accoudes sur les lits, devant
la table en fer a cheval, couverte d'une vaisselle etincelante. Au
centre de cette table s'elevait une vasque d'argent que surmontaient
quatre satires inclinant des outres d'ou coulait sur des poissons
bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thais
les acclamations s'eleverent de toutes parts.
--Salut a la soeur des Charites!
--Salut a la Melpomene silencieuse, dont les regards savent tout
exprimer!
--Salut a la bien-aimee des dieux et des hommes!
--A la tant desiree!
--A celle qui donne la souffrance et la guerison!
--A la perle de Racotis!
--A la rose d'Alexandrie!
Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eut coule; et
puis elle dit a Cotta, son hote:
--Lucius, je t'amene un moine du desert, Paphnuce, abbe d'Antinoe;
c'est un grand saint, dont les paroles brulent comme du feu.
Lucius Aurelius Cotta, prefet de la flotte, s'etant leve:
--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chretienne.
Moi-meme, j'ai quelque respect pour un culte desormais imperial. Le
divin Constantin a place tes coreligionnaires au premier rang des amis
de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
dans notre Pantheon. C'est une maxime de nos peres qu'il y a en tout
dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
rejouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.
Le vieux Cotta parlait ainsi avec serenite. Il venait d'etudier un
nouveau modele de galere et d'achever le sixieme livre de son histoire
des Carthaginois. Sur de n'avoir pas perdu sa journee, il etait
content de lui et des dieux.
--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'etre
aimes: Hermodore, grand pretre de Serapis, les philosophes Dorion,
Nicias et Zenothemis, le poete Callicrate, le jeune Chereas et le
jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
et pres d'eux Philina avec Drose, qu'il faut louer grandement d'etre
belles.
Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit a l'oreille:
--Je t'avais bien averti, mon frere, que Venus etait puissante. C'est
elle dont la douce violence t'a amene ici malgre toi. Ecoute, tu es un
homme rempli de piete; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
mere des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
mathematicien Melanthe a coutume de dire: "Je ne pourrais pas, sans
l'aide de Venus, demontrer les proprietes d'un triangle."
Dorions qui depuis quelques instants considerait le nouveau venu,
soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
lui-meme! Je l'ai rencontre au theatre pendant que notre Thais
montrait ses bras ingenieux. Il s'agitait furieusement et je puis
attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnete homme: il va
nous invectiver tous; son eloquence est terrible. Si Marcus est le
Platon des chretiens, Paphnuce est leur Demosthene. Epicure, dans son
petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
Cependant Philina et Drose devoraient Thais des yeux. Elle portait
dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pales dont chaque
fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
si bien que les fleurs semblaient des regards effaces et les yeux des
fleurs etincelantes. C'etait le don de cette femme: sur elle tout
vivait, tout etait ame et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamee
d'argent, trainait dans ses longs plis une grace presque triste, que
n'egayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'eclat de sa parure
etait dans ses bras nus. Admirant malgre elles la robe et la coiffure
de Thais, ses deux amies ne lui en parlerent point.
--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'etre plus quand tu
vins a Alexandrie. Pourtant ma mere qui se souvenait de t'avoir vue
alors disait que peu de femmes etaient dignes de t'etre comparees.
--Qui est donc, demanda Drose, ce nouvel amoureux que tu nous amenes?
Il a l'air etrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'elephants,
assurement ils seraient faits comme lui. Ou as-tu trouve, Thais, un si
sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
terre et qui sont tout barbouilles des fumees du Hades?
Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drose:
--Tais-toi, les mysteres de l'amour doivent rester secrets et il est
defendu de les connaitre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux etre
baisee par la bouche de l'Etna fumant, que par les levres de cet
homme. Mais notre douce Thais, qui est belle et adorable comme les
deesses, doit, comme les deesses, exaucer toutes les prieres et non
pas seulement a notre guise celles des hommes aimables.
--Prenez garde toutes deux! repondit Thais. C'est un mage et un
enchanteur. Il entend les paroles prononcees a voix basse et meme les
pensees. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
remplacera par une eponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
mourrez etouffees!
Elle les regarda palir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit a
cote de Paphnuce. La voix de Cotta, imperieuse et bienveillante,
domina tout a coup le murmure des propos intimes:
--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin mielle!
Puis, l'hote elevant sa coupe:
--Buvons d'abord au divin Constance et au Genie de l'empire. La patrie
doit etre mise au-dessus de tout, et meme des dieux, car elle les
contient tous.
Tous les convives porterent a leurs levres leurs coupes pleines. Seul,
Paphnuce ne but point, parce que Constance persecutait la foi de Nicee
et que la patrie du chretien n'est point de ce monde.
Dorion, ayant bu, murmura:
--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
changeantes et les ondes sans cesse renouvelees.
--Je sais, Dorion, repondit le prefet de la flotte, que tu fais peu de
cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
etranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnete homme ne
doit rien tant desirer que de remplir de grandes charges dans l'Etat.
C'est une belle chose que l'Etat!
Hermodore, grand pretre de Serapis, prit la parole:
--Dorion vient de demander: "Qu'est-ce que la patrie?" Je lui
repondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
tombeaux des ancetres. On est concitoyen par la communaute des
souvenirs et des esperances.
Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
Demophon. Il a la tete seche, peu de ganache et les bras gros. Il
porte le col haut et fier, comme un coq.
Mais le jeune Chereas secoua la tete:
--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
l'ongle mince. Les paturons portent a terre et l'animal sera bientot
estropie.
Ils continuaient leur dispute quand Drose poussa un cri percant:
--Hai! j'ai failli avaler une arete plus longue et plus aceree qu'un
stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer a temps de mon gosier. Les dieux
m'aiment!
--Ne dis-tu pas, ma Drose, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmite des hommes. L'amour
suppose chez celui qui l'eprouve le sentiment d'une intime misere.
C'est par lui que se trahit la faiblesse des etres. L'amour qu'ils
ressentent pour Drose est une grande preuve de l'imperfection des
dieux.
A ces mots, Drose se mit dans une grande colere:
--Nicias, ce que tu dis la est inepte et ne repond a rien. C'est,
d'ailleurs, ton caractere de ne point comprendre ce qu'on dit et de
repondre des paroles depourvues de sens.
Nicias souriait encore:
--Parle, parle, ma Drose. Quoi que tu dises, il faut te rendre grace
chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
A ce moment, un grave vieillard, negligemment vetu, la demarche lente
et la tete haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place a son cote,
sur son propre lit
--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compose ce mois-ci un
nouveau traite de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
quatre-vingt-douzieme sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
main attique.
Eucrite repondit, en caressant sa barbe d'argent:
--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
les dieux immortels.
DORION
Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoiciens. Grave et
blanc, il s'eleve au milieu de nous comme une image des ancetres! Il
est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
sont point entendues.
EUCRITE
Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
des Cesars savent encore regner sur eux-memes, vivre libres et gouter
dans le detachement des choses une felicite sans limites. Plusieurs
font revivre en eux Epictete et Marc Aurele. Mais, s'il etait vrai que
la vertu fut a jamais eteinte sur la terre, en quoi sa perte
interesserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dependait pas de moi
qu'elle durat ou perit? Les fous seuls, Dorion, placent leur felicite
hors de leur pouvoir. Je ne desire rien que ne veuillent les dieux et
je desire tout ce qu'ils veulent. Par la, je me rends semblable a eux
et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu perit, je
consens qu'elle perisse et ce consentement me remplit de joie comme le
supreme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus precieuse que
le modele; elle aura coute plus de soins et de plus grands travaux.
NICIAS
J'entends. Tu t'associes a la Providence celeste. Mais si la vertu
consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
laquelle les disciples de Zenon pretendent se rendre semblables aux
dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoicisme.
EUCRITE
Nicias, tu railles et, comme a ton ordinaire, tu excelles a te moquer.
Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand pretre, et si la
grenouille, sagement inspiree, parvient a l'egaler, ne sera-t-elle
pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te defendre
d'admirer une bestiole si genereuse?
Quatre serviteurs poserent sur la table un sanglier couvert encore de
ses soies. Des marcassins, faits de pate cuite au four, entourant la
bete comme s'ils voulaient teter, indiquaient que c'etait une laie.
Zenothemis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
lui-meme se joindre a nous. L'illustre Paphnuce, qui mene dans la
solitude une vie prodigieuse, est notre hote inattendu.
COTTA
Dis mieux, Zenothemis. La premiere place lui est due, puisqu'il est
venu sans etre invite.
ZENOTHEMIS
Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particuliere
amitie et rechercher ce qui peut lui etre le plus agreable. Or, il est
certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
parfum des belles pensees. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
Jesus crucifie. Pour moi, je m'y preterai d'autant plus volontiers que
cette doctrine m'interesse vivement par le nombre et la diversite des
allegories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
elle est pleine de verites et j'estime que les livres des chretiens
abondent en revelations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
accorder un prix egal aux livres des Juifs. Ceux-la furent inspires,
non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
genie, Iaveh, qui les dicta, etait un de ces esprits qui peuplent
l'air inferieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
mais il les surpassait tous en ignorance et en ferocite. Au contraire,
le serpent aux ailes d'or, qui deroulait autour de l'arbre de la
science sa spirale d'azur, etait petri de lumiere et d'amour. Aussi,
la lutte etait-elle inevitable entre ces deux puissances, celle-ci
brillante et l'autre tenebreuse. Elle eclata dans les premiers jours
du monde. Dieu venait a peine de rentrer dans son repos, Adam et Eve
le premier homme et la premiere femme vivaient heureux et nus au
jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
gouverner, eux et toutes les generations qu'Eve portait deja dans ses
flancs magnifiques. Comme il ne possedait ni le compas ni la lyre et
qu'il ignorait egalement la science qui commande et l'art qui
persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
Eve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitie d'eux et
resolut de les instruire, afin que, possedant la science, ils ne
fussent plus abuses par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
desesperee. Le bienveillant demon la tenta pourtant. A l'insu de
Iaveh, qui pretendait tout voir mais dont la vue en realite n'etait
pas bien percante, il s'approcha des deux creatures, charma leurs
regards par la splendeur de sa cuirasse et l'eclat de ses ailes. Puis
il interessa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
les proprietes admirables ont ete reconnues depuis par les Grecs.
Adam, mieux qu'Eve, meditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
s'etant mis a parler, enseigna les verites les plus hautes, celles qui
ne se demontrent pas, il reconnut qu'Adam, petri de terre rouge, etait
d'une nature trop epaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
que Eve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en etait aisement
penetree. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
de l'initier la premiere...
DORION
Souffre, Zenothemis, que je t'arrete ici. J'ai d'abord reconnu dans le
mythe que tu nous exposes, un episode de la lutte de Pallas Athene
contre les geants. Iaveh ressemble beaucoup a Typhon, et Pallas est
representee par les Atheniens avec un serpent a son cote. Mais ce que
tu viens de dire m'a fait douter tout a coup de l'intelligence ou de
la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possede la
sagesse, l'aurait-il confiee a une petite tete femelle, incapable de
la contenir? Je croirai plutot qu'il etait, comme Iaveh, ignorant et
menteur et qu'il choisit Eve parce qu'elle etait facile a seduire et
qu'il supposait a Adam plus d'intelligence et de reflexion.
ZENOTHEMIS
Sache, Dorion, que c'est, non par la reflexion et l'intelligence, mais
bien par le sentiment qu'on atteint les verites les plus hautes et les
plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins reflechies,
mais plus sensibles que les hommes, s'elevent-elles plus facilement a
la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophetie
et ce n'est pas sans raison qu'on represente quelquefois Apollon
Citharede, et Jesus de Nazareth, vetus comme des femmes, d'une robe
flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
Dorion, en preferant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumiere,
cette Eve plus blanche que le lait et que les etoiles. Elle l'ecouta
docilement et se laissa conduire a l'arbre de la science dont les
rameaux s'elevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
une rosee. Cet arbre etait couvert de feuilles qui parlaient toutes
les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux inities qui s'en
nourrissaient la connaissance des metaux, des pierres, des plantes
ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils etaient de
flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
porter a leurs levres. Or, ayant ecoute docilement les lecons du
serpent, Eve s'eleva au-dessus des vaines terreurs et desira gouter
aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
qu'elle aimait, ne lui devint pas inferieur, elle le prit par la main
et le conduisit a l'arbre merveilleux. La, cueillant une pomme
ardente, elle y mordit et la tendit ensuite a son compagnon. Par
malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il etait a
craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
l'air inferieur que ces deux etres debiles en furent consternes. Le
fruit echappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
malheureux, lui dit: "Je veux ignorer et souffrir avec toi." Iaveh
triomphant maintint Adam et Eve et toute leur semence dans la stupeur
et dans l'epouvante. Son art, qui se reduisait a fabriquer de
grossiers meteores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
geometre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
cruaute et fit regner le mal sur la terre. Il poursuivit Cain et ses
fils, parce qu'ils etaient industrieux; il extermina les Philistins
parce qu'ils composaient des poemes orphiques et des fables comme
celles d'Esope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
beaute, et le genre humain expia pendant de longs siecles, dans le
sang et les larmes, la defaite du serpent aile. Heureusement il se
trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
Platon, qui retrouverent, par la puissance du genie, les figures et
les idees que l'ennemi de Iaveh avait tente vainement d'enseigner a la
premiere femme. L'esprit du serpent etait en eux; c'est pourquoi le
serpent, comme l'a dit Dorion, est honore par les Atheniens. Enfin,
dans des jours plus recents, parurent, sous une forme humaine, trois
esprits celestes, Jesus de Galilee, Basilide et Valentin, a qui il fut
donne de cueillir les fruits les plus eclatants de cet arbre de la
science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
faite des cieux. C'est ce que j'avais a dire pour venger les chretiens
a qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
DORION
Si je t'ai bien entendu, Zenothemis, trois hommes admirables, Jesus,
Basilide et Valentin, ont decouvert des secrets qui restaient caches a
Pythagore, a Platon, a tous les philosophes de la Grece et meme au
divin Epicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
mortels acquirent des connaissances qui avaient echappe a la
meditation des sages.
ZENOTHEMIS
Faut-il donc te repeter, Dorion, que la science et la meditation ne
sont que les premiers degres de la connaissance et que l'extase seule
conduit aux verites eternelles?
HERMODORE
Il est vrai, Zenothemis, l'ame se nourrit d'extase comme la cigale de
rosee. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
ravissement. Car l'homme est triple, compose d'un corps materiel,
d'une ame plus subtile mais egalement materielle, et d'un esprit
incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
subitement au silence et a la solitude, puis traversant au vol les
jardins de son ame, l'esprit se repand en Dieu, il goute les delices
d'une mort anticipee ou plutot de la vie future, car mourir, c'est
vivre, et dans cet etat, qui participe de la purete divine, il possede
a la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unite
qui est tout. Il est parfait.
NICIAS
Cela est admirable. Mais, a vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
grande difference entre le tout et le rien. Les mots meme me semblent
manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
au neant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
coute tres cher: on la paye de tout son etre, et pour l'obtenir il
faut cesser d'exister. C'est la une disgrace a laquelle Dieu lui-meme
n'a pas echappe depuis que les philosophes se sont mis en tete de le
perfectionner. Apres cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
ne pas etre. nous ignorons par la meme ce que c'est que d'etre. Nous
ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
Je croirais, en depit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
cote a cote sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassees, comme
Pelion sur Ossa.
COTTA
J'aime beaucoup la philosophie et je l'etudie a mes heures de loisir.
Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Ciceron. Esclaves,
versez le vin mielle!
CALLICRATE
Voila une chose singuliere! Quand je suis a jeun, je songe au temps ou
les poetes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
l'eau m'en vient a la bouche. Mais des que j'ai goute le vin opime que
tu nous verses abondamment, genereux Lucius, je ne reve que luttes
civiles et combats heroiques. Je rougis de vivre en des temps sans
gloire, j'invoque la liberte et je repands mon sang en imagination
avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.
COTTA
Au declin de la republique, mes aieux sont morts avec Brutus pour la
liberte. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberte du
peuple romain n'etait pas, en realite, la faculte de le gouverner
eux-memes. Je ne nie pas que la liberte ne soit pour une nation le
premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerce
pendant quarante ans les plus hautes charges de l'Etat et ma longue
experience m'a enseigne que le peuple est opprime quand le pouvoir est
faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rheteurs, s'efforcent
d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime detestable. Si la
volonte d'un seul s'exerce parfois d'une facon funeste, le
consentement populaire rend toute resolution impossible. Avant que la
majeste de la paix romaine couvrit le monde, les peuples ne furent
heureux que sous d'intelligents despotes.
HERMODORE
Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
gouvernement et qu'on n'en saurait decouvrir, puisque les Grecs
ingenieux, qui concurent tant de formes heureuses, ont cherche
celle-la sans pouvoir la trouver. A cet egard, tout espoir nous est
desormais interdit. On reconnait a des signes certains que le monde
est pres de s'abimer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
etait donne, Lucius, d'assister a l'agonie terrible de la
civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
joie cruelle de nous regarder mourir.
COTTA
Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
fleaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armee et de
bonnes finances...
HERMODORE
Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
facile. Les cites qu'edifierent le genie hellenique et la patience
latine seront bientot saccagees par des sauvages ivres. Il n'y aura
plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
renversees dans les temples et dans les ames. Ce sera la nuit de
l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abime.
Cette vieille Egypte qui a ete le berceau du monde en sera l'hypogee;
Serapis, dieu de la mort, recevra les supremes adorations des mortels
et j'aurai ete le dernier pretre du dernier dieu.
A ce moment une figure etrange souleva la tapisserie, et les convives
virent devant eux un petit homme bossu dont le crane chauve s'elevait
en pointe. Il etait vetu, a la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
semees d'etoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
sa tete et palit d'epouvante. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
demons, ni les blasphemes des paiens, ni les erreurs horribles des
philosophes, le seule presence de l'heretique etonna son courage. Il
voulut fuir, mais son regard ayant rencontre celui de Thais, il se
sentit soudain rassure. Il avait lu dans l'ame de la predestinee et
compris que celle qui allait devenir une sainte le protegeait deja. Il
saisit un pan de la robe qu'elle laissait trainer sur le lit, et pria
mentalement le Sauveur Jesus.
Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
nommait le Platon des chretiens. Hermodore lui parla le premier:
--Tres illustre Marcus, nous nous rejouissons tous de te voir parmi
nous et l'on peut dire que tu viens a propos. Nous ne connaissons de
la doctrine des chretiens que ce qui en est publiquement enseigne. Or,
il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
principaux mysteres de la religion que tu professes. Notre cher
Zenothemis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout a
l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
lui a point fait de reponse et nous ne devons pas en etre surpris,
puisque notre hote est voue au silence et que le Dieu a scelle sa
langue dans le desert. Mais toi, Marcus, qui as porte la parole dans
les synodes des chretiens et jusque dans les conseils du divin
Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosite en nous
revelant les verites philosophiques qui sont enveloppees dans les
fables des chretiens. La premiere de ces verites n'est-elle pas
l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
fermement?
MARCUS
Oui, venerables freres, je crois en un seul Dieu, non engendre, seul
eternel, principe de toutes choses.
NICIAS
Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cree le monde. Ce fut, certes, une
grande crise dans son existence. Il existait deja depuis une eternite
avant d'avoir pu s'y resoudre. Mais, pour etre juste, je reconnais que
sa situation etait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
a lui-meme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est decide a
agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
est pris pour creer le monde.
MARCUS
Ceux qui, sans etre chretiens, possedent, comme Hermodore et
Zenothemis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
cree le monde directement et sans intermediaire. Il a donne naissance
a un fils unique, par qui toutes choses ont ete faites.
HERMODORE
Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifferemment adore sous les noms
d'Hermes, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jesus.
MARCUS
Je ne serais point chretien si je lui donnais d'autres noms que ceux
de Jesus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
il n'est pas eternel, puisqu'il a eu un commencement; quant a penser
qu'il existait avant d'etre engendre, c'est une absurdite qu'il faut
laisser aux mulets de Nicee et a l'ane retif qui gouverna trop
longtemps l'Eglise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
A ces mots, Paphnuce, bleme et le front baigne d'une sueur d'agonie,
fit le signe de la croix et persevera dans son silence sublime.
Marcus poursuivit:
--Il est clair que l'inepte symbole de Nicee attente a la majeste du
Dieu unique, en l'obligeant a partager ses indivisibles attributs avec
sa propre emanation, le mediateur par qui toutes choses furent faites.
Renonce a railler le Dieu vrai des chretiens, Nicias; sache, que, pas
plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jesus qui, ayant cree le
monde, vint ensuite reparer son ouvrage. Car la creation ne pouvait
etre parfaite et le mal s'y etait mele necessairement au bien.
NICIAS
Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?
Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras etendu
sur la nappe, montra un petit ane, en metal de Corinthe, qui portait
deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
noires.
--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agreablement flatte par
le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
soient claires et celles-la sombres. Mais si elles etaient douees de
pensee et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
olives noires detesterait le peuple des olives blanches. Nous en
jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
etait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
mal, ainsi que l'a demontre le second Platon, plus grand que le
premier.
EUCRITE
Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
il ne detruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mechant qui
le fait et qui pouvait ne pas le faire.
COTTA
Par Jupiter! voila un bon raisonnement!
EUCRITE
Le monde est la tragedie d'un excellent poete. Dieu qui la composa, a
designe chacun de nous pour y jouer un role. S'il veut que tu sois
mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
ete assigne.
NICIAS
Assurement il sera bon que le boiteux de la tragedie boite comme
Hephaistos; il sera bon que l'insense s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phedre, que le
traitre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
la piece sera jouee, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
sanguinaires, vierges pieuses, epouses impudiques, citoyens magnanimes
et laches assassins recevront du poete une part egale de
felicitations.
EUCRITE
Tu denatures ma pensee, Nicias, et changes une belle jeune fille en
gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
justice et les lois eternelles.
ZENOTHEMIS
Pour moi, mes amis, je crois a la realite du bien et du mal. Mais je
suis persuade qu'il n'est pas une seule action humaine, fut-ce le
baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de redemption. Le mal
concourt au salut final des hommes, et en cela, il procede du bien et
participe des merites attaches au bien. C'est ce que les chretiens ont
admirablement exprime par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
trahir son maitre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, a mon sens, plus
injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
tapissier poursuivent le plus malheureux des apotres de Jesus, sans
songer que le baiser de l'Iscariote, annonce par Jesus lui-meme, etait
necessaire selon leur propre doctrine a la redemption des hommes et
que, si Judas n'avait pas recu la bourse de trente sicles, la sagesse
divine etait dementie, la Providence decue, ses desseins renverses et
le monde rendu au mal, a l'ignorance, a la mort.
MARCUS
La sagesse divine avait prevu que Judas, libre de ne pas donner le
baiser du traitre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
employe le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'edifice
merveilleux de la redemption.
ZENOTHEMIS
Je t'ai parle tout a l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
redemption des hommes avait ete accomplie par Jesus crucifie, parce
que je sais que telle est la croyance des chretiens et que j'entrais
dans leur pensee pour mieux saisir le defaut de ceux qui croient a la
damnation eternelle de Judas. Mais en realite Jesus n'est a mes yeux
que le precurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystere de la
redemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
de l'entendre, comment il s'est veritablement accompli sur la terre.
Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
atheniennes avec les corbeilles sacrees de Ceres, douze jeunes filles,
portant sur leur tete des paniers de grenades et de pommes, entrerent
dans la salle d'un pas leger dont la cadence etait marquee par une
flute invisible. Elles poserent les paniers sur la table, la flute se
tut et Zenothemis parla de la sorte:
--Quand Eunoia, la pensee de Dieu, eut cree le monde, elle confia aux
anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne garderent point la
serenite qui convient aux maitres. Voyant que les filles des hommes
etaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
ils s'unirent a elles. De ces hymens sortit une race violente qui
couvrit la terre d'injustice et de cruautes, et la poussiere des
chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
tristesse infinie:
" --Voila donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
le monde. Mes enfants sont plonges par ma faute dans la vie amere.
Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu meme, qui ne
pense que par serait impuissant a leur rendre la purete premiere. Ce
qui est fait est fait, et la creation est a jamais manquee. Du moins,
je n'abandonnerai pas mes creatures. Si je ne puis les rendre
heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
humilient, je prendrai moi-meme un corps semblable aux leurs et j'irai
vivre parmi elles.
" Ayant ainsi parle, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et debile et recut le nom
d'Helene. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientot en grace
et en beaute, et devint la plus desiree des femmes, comme elle l'avait
resolu, afin d'etre eprouvee dans son corps mortel par les plus
illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
elle se devoua au rapt et a l'adultere en expiation de tous les
adulteres, de toutes les violences, de toutes les iniquites, et causa
par sa beaute la ruine des peuples, pour que Dieu put pardonner les
crimes de l'univers. Et jamais la pensee celeste, jamais Eunoia ne fut
si adorable qu'aux jours ou, femme, elle se prostituait aux heros et
aux bergers. Les poetes devinaient sa divinite, quand ils la
peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
faisaient cette invocation: "Ame sereine comme le calme des mers!"
" C'est ainsi qu'Eunoia fut entrainee par la pitie dans le mal et dans
la souffrance. Elle mourut, et les Lacedemoniens montrent son tombeau,
car elle devait connaitre la mort apres la volupte et gouter tous les
fruits amers qu'elle avait semes. Mais, s'echappant de la chair
decomposee d'Helene, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
s'offrit de nouveau a tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
corps, et traversant parmi nous les ages mauvais, elle prend sur elle
les peches du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachee a nous
par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle operera
sa redemption et la notre, et nous ravira, suspendus a sa blanche
poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
HERMODORE
Ce mythe ne m'etait point inconnu. Il me souvient qu'on a conte qu'en
une de ses metamorphoses, cette divine Helene vivait aupres du
magicien Simon, sous Tibere empereur. Je croyais toutefois que sa
decheance etait involontaire et que les anges l'avaient entrainee dans
leur chute.
ZENOTHEMIS
Hermodore, il est vrai que des hommes mal inities aux mysteres ont
pense que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre decheance.
Mais, s'il en etait ainsi qu'ils pretendent, Eunoia ne serait pas la
courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
pain imbibe du vin de nos hontes, l'offrande agreable, le sacrifice
meritoire, l'holocauste dont la fumee monte vers Dieu. S'ils n'etaient
point volontaires ses peches n'auraient point de vertu.
CALLICRATE
Mais veux-tu que je t'apprenne, Zenothemis, dans quel pays, sous quel
nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Helene toujours
renaissante?
ZENOTHEMIS
Il faut etre tres sage pour decouvrir un tel secret. Et la sagesse,
Callicrate, n'est pas donnee aux poetes, qui vivent dans le monde
grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
de vaines images.
CALLICRATE
Crains d'offenser les dieux, impie Zenothemis; les poetes leur sont
chers. Les premieres lois furent dictees en vers par les immortels
eux-memes, et les oracles des dieux sont des poemes. Les hymnes ont
pour les oreilles celestes d'agreables sons. Qui ne sait que les
poetes sont des devins et que rien ne leur est cache? Etant poete
moi-meme et ceint du laurier d'Apollon, je revelerai a tous la
derniere incarnation d'Eunoia. L'eternelle Helene est pres de vous:
elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudee aux
coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
des larmes, les levres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
Thais.
PHILINA
Que dis-tu, Callicrate? Notre chere Thais aurait connu Paris, Melenas
et les Acheens aux belles cnemides qui combattaient devant Ilion!
Etait-il grand, Thais, le cheval de Troie?
ARISTOBULE
Qui parle d'un cheval?
--J'ai bu comme un Thrace! s'ecria Chereas. Et il roula sous la table.
Callicrate, elevant sa coupe:
--Je bois aux Muses heliconiennes, qui m'ont promis une memoire que
n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!
Le vieux Cotta dormait et sa tete chauve se balancait lentement sur
ses larges epaules.
Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
Il s'approcha en chancelant du lit de Thais:
--Thais, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.
THAIS
Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout a l'heure?
DORION
Parce que j'etais a jeun.
THAIS
Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
t'aime pas.
Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa aupres de Drose
qui l'appelait du regard pour l'enlever a son amie. Zenothemis prenant
la place quittee donna a Thais un baiser sur la bouche.
THAIS
Je te croyais plus vertueux.
ZENOTHEMIS
Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus a aucune loi.
THAIS
Mais ne crains-tu pas de souiller ton ame dans les bras d'une femme?
ZENOTHEMIS
Le corps peut ceder au desir, sans que l'ame en soit occupee.
THAIS
Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'ame. Tous ces philosophes
sont des boucs!
Les lampes s'eteignaient une a une. Un jour pale, qui penetrait par
les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
gonfles des convives. Aristobule, tombe les poings fermes a cote de
Chereas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
Zenothemis pressait dans ses bras Philina defaite. Dorion versait sur
la gorge nue de Drose des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
de la blanche poitrine agitee par le rire et que le philosophe
poursuivait avec ses levres pour les boire sur la chair glissante.
Eucrite se leva; et posant le bras sur l'epaule de Nicias, il
l'entraina au fond de la salle.
--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, a quoi penses-tu?
--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
d'Adonis.
--Que veux-tu dire?
--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque annee de petits
jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Venus des
rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
se fanent.
--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
folie de s'attacher a ce qui passe.
--Si la beaute n'est qu'une ombre le desir n'est qu'un eclair. Quelle
folie y a-t-il a desirer la beaute? N'est-il pas raisonnable, au
contraire, que ce qui passe aille a ce qui ne dure pas et que l'eclair
devore l'ombre glissante?
--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
sois libre. C'est par la qu'on est homme.
--Comment peut-on etre libre, Eucrite, quand on a un corps?
--Tu le verras tout a l'heure, mon fils. Tout a l'heure tu diras:
Eucrite etait libre.
Le vieillard parlait adosse a une colonne de porphyre, le front
eclaire par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
s'etant approches, se tenaient devant lui a cote de Nicias, et tous
quatre, indifferents aux rires et aux cris des buveurs,
s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
sagesse que Marcus lui dit:
--Tu es digne de connaitre le vrai Dieu.
Eucrite repondit:
--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.
Puis ils parlerent de la mort.
--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupe a me corriger
moi-meme et attentif a tous mes devoirs. Devant elle, je leverai au
ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:
"Vos images, dieux, que vous avez posees dans le temple de mon ame, je
ne les ai point souillees; j'y ai suspendu mes pensees ainsi que des
guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vecu en conformite
avec votre providence. J'ai assez vecu."
En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
resplendissait de lumiere.
Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allegresse
profonde:
--Detache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mure qui tombe, en
rendant grace a l'arbre qui l'a portee et en benissant la terre sa
nourrice!
A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
dans sa poitrine.
Quand ceux qui l'ecoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
fer avait penetre dans le coeur du sage; Eucrite etait entre dans le
repos. Hermodore et Nicias porterent le corps pale et sanglant sur un
des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
grognements des convives deranges dans leur assoupissement et des
souffles de volupte etouffes dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
reveille de son leger sommeil de soldat, etait deja aupres du cadavre,
examinant la plaie et criant:
--Qu'on appelle mon medecin Aristee!
Nicias secoua la tete:
--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
aimer. Il a, comme nous tous, obei a l'ineffable desir. Et le voila
maintenant semblable aux dieux qui ne desirent rien.
Cotta se frappait le front:
--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'Etat, quelle
aberration!
Cependant Paphnuce et Thais etaient restes immobiles, muets, cote a
cote, l'ame debordant de degout, d'horreur et d'esperance.
Tout a coup le moine saisit par la main la comedienne; enjamba avec
elle les ivrognes abattus pres des etres accouples et, les pieds dans
le vin et le sang repandus, il l'entraina dehors.
Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
s'etendaient des deux cotes de la voie solitaire, dominees au loin par
le faite etincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
chaussee, trainaient ca et la des couronnes effeuillees et des torches
eteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
arracha avec degout sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
ses pieds.
--Tu les a entendus, ma Thais! s'ecria-t-il Ils ont crache toutes les
folies et toutes les abominations. Ils ont traine le divin Createur de
toutes choses aux gemonies des demons de l'enfer, nie impudemment le
bien et le mal, blaspheme Jesus et vante Judas. Et le plus infame de
tous, le chacal des tenebres, la bete puante, l'arien plein de
corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sepulcre. Ma Thais,
tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
talons des esclaves; tu les as vues, ces betes accouplees sur les
tapis souilles de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
insense, repandre un sang plus vil que le vin repandu dans la
debauche, et se jeter au sortir de l'orgie a la face du Christ
inattendu! Louanges a Dieu! Tu as regarde l'erreur et tu as connu
qu'elle etait hideuse. Thais, Thais, Thais, rappelle-toi les folies de
ces philosophes, et dis si tu veux delirer avec eux. Rappelle-toi les
regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable a
elles!
Thais, le coeur souleve des degouts de cette nuit, et ressentant
l'indifference et la brutalite des hommes, la mechancete des femmes,
le poids des heures, soupirait:
--Je suis fatiguee a mourir, o mon pere! Ou trouver le repos? Je me
sens le front brulant, la tete vide et les bras si las que je n'aurais
pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre a portee
de ma main...
Paphnuce la regardait avec bonte:
--Courage, o ma soeur: l'heure du repos se leve pour toi, blanche et
pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
Ils approchaient de la maison de Thais et voyaient deja, au-dessus du
mur, les tetes des platanes et des terebinthes, qui entouraient la
grotte des Nymphes, frissonner dans la rosee au souffle du matin. Une
place publique etait devant eux, deserte, entouree de steles et de
statues votives, et portant a ses extremites des bancs de marbre en
hemicycle, et que soutenaient des chimeres. Thais se laissa tomber sur
un de ces bancs. Puis, elevant vers le moine un regard anxieux, elle
demanda:
--Que faut-il faire?
--Il faut, repondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
Il te detache du siecle comme le vendangeur cueille la grappe qui
pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
parfume. Ecoute: il est, a douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
non loin de la mer, un monastere de femmes dont la regle,
chef-d'oeuvre de sagesse, meriterait d'etre mise en vers lyriques et
chantee aux sons du theorbe et des tambourins. On peut dire justement
que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds a terre, ont le
front dans le ciel. Elles menent en ce monde la vie des anges. Elle
veulent etre pauvres afin que Jesus les aime, modestes afin qu'il les
regarde, chastes afin qu'il les epouse. Il les visite chaque jour en
habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
enfin qu'il se montra a Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
conduirai aujourd'hui meme dans ce monastere, ma Thais, et bientot
unie a ces saintes filles, tu partageras leurs celestes entretiens.
Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mere, la
pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: "Ma fille, sois
la bienvenue!"
La courtisane poussa un cri d'admiration:
--Albine! une fille des Cesars! La petite niece de l'empereur Carus!
--Elle-meme! Albine qui, nee dans la pourpre, revetit la bure et,
fille des maitres du monde, s'eleva au rang de servante de
Jesus-Christ. Elle sera ta mere.
Thais se leva et dit:
--Mene-moi donc a la maison d'Albine.
Et Paphnuce, achevant sa victoire:
--Certes je t'y conduirai et la, je t'enfermerai dans une cellule ou
tu pleureras tes peches. Car il ne convient pas que tu te meles aux
filles d'Albine avant d'etre lavee de toutes tes souillures. Je
scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonniere, tu attendras dans
les larmes que Jesus lui-meme vienne, en signe de pardon, rompre le
sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thais; et quel
tressaillement agitera la chair de ton ame quand tu sentiras des
doigts de lumiere se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
Thais dit pour la seconde fois:
--Mene-moi, mon pere, a la maison d'Albine.
Le coeur inonde de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
gouta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses creees;
ses yeux buvaient delicieusement la lumiere de Dieu, et des souffles
inconnus passaient sur son front. Tout a coup, reconnaissant, a l'un
des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
entrait dans la maison de Thais, et songeant que les beaux arbres dont
il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
vit en pensee les impuretes qui y avaient souille l'air, aujourd'hui
si leger et si pur, et son ame en fut soudain si desolee qu'une rosee
amere jaillit de ses yeux.
--Thais, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tete. Mais nous ne
laisserons pas derriere nous les instruments, les temoins, les
complices de tes crimes passes, ces tentures epaisses, ces lits, ces
tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
Veux-tu qu'animes par des demons, emportes par l'esprit maudit qui est
en eux, ces meubles criminels courent apres toi jusque dans le desert?
Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sieges
infames servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
traverser les airs. Perisse tout ce qui vit ta honte! Hate-toi, Thais!
et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne a tes esclaves de
dresser au milieu de cette place un bucher sur lequel nous brulerons
tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.
Thais y consentit.
--Fais ce que tu veux, mon pere, dit-elle. Je sais que les objets
inanimes servent parfois de sejour aux esprits. La nuit, certains
meubles parlent, soit en frappant des coups a intervalles reguliers,
soit en jetant des petites lueurs semblables a des signaux. Mais cela
n'est rien encore. N'as-tu pas remarque, mon pere, en entrant dans la
grotte des Nymphes, a droite, une statue de femme nue et prete a se
baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tete
comme une personne vivante et reprendre aussitot son attitude
ordinaire. J'en ai ete glacee d'epouvante. Nicias, a qui j'ai conte ce
prodige, s'est moque de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
statue, car elle inspira de violents desirs a un certain Dalmate que
ma beaute laissait insensible. Il est certain que j'ai vecu parmi des
choses enchantees et que j'etais exposee aux plus grands perils, car
on a vu des hommes etouffes par l'embrassement d'une statue d'airain.
Pourtant, il est regrettable de detruire des ouvrages precieux faits
avec une rare industrie, et si l'on brule mes tapis et mes tentures,
ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaute des couleurs est
vraiment admirable et qui ont coute tres cher a ceux qui me les ont
donnes. Je possede egalement des coupes, des statues et des tableaux
dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire perir.
Mais toi qui sais ce qui est necessaire, fais ce que tu veux, mon
pere.
En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'a la petite porte ou tant
de guirlandes et de couronnes avaient ete suspendues et, l'ayant fait
ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre etaient borgnes.
C'avait ete pour Thais un grand travail et un grand amusement de
reunir ces quatre esclaves de meme race et atteints de la meme
infirmite. Quand ils servaient a table, ils excitaient la curiosite
des convives, et Thais les forcait a conter leur histoire. Ils
attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
valets d'ecurie, les veneurs, les porteurs de litiere et les courriers
aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
negres d'un aspect feroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
l'autre poete et le troisieme chanteur. Ils s'etaient tous ranges en
ordre sur la place publique, quand accoururent les negresses
curieuses, inquietes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
trainant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
chainettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
blanches. Quand ils furent tous reunis, Thais leur dit en montrant
Paphnuce:
--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
en lui et, si vous lui desobeissiez, vous tomberiez morts.
Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
desert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
fumante les impies qu'ils frappaient de leur baton.
Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
ressemblaient et dit aux autres:
--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
jetez-y pele-mele tout ce que contient la maison et la grotte.
Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maitresse du
regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
les uns contre les autres, en tas, coude a coude, doutant si ce
n'etait pas une plaisanterie.
--Obeissez, dit le moine.
Plusieurs etaient chretiens. Comprenant l'ordre qui leur etait donne,
ils allerent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
autres les imiterent sans deplaisir, car, etant pauvres, ils
detestaient les richesses et avaient, d'instinct, le gout de la
destruction. Comme deja ils elevaient le bucher, Paphnuce dit a Thais:
--J'ai songe un instant a appeler le tresorier de quelque eglise
d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
d'eglise et non souillee par les betes ariennes), et a lui donner tes
biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
du crime en tresor de justice. Mais cette pensee ne venait pas de
Dieu, et je l'ai repoussee, et certes, ce serait trop grievement
offenser les bien-aimees de Jesus-Christ que de leur offrir les
depouilles de la luxure. Thais, tout ce que tu as touche doit etre
devore par le feu jusqu'a l'ame. Graces au ciel, ces tuniques, ces
voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
mer, ne sentiront plus que les levres et les langues des flammes.
Esclaves, hatez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, depouille tes infames
parures et va demander a la plus humble de tes esclaves, comme une
faveur insigne, la tunique qu'elle revet pour nettoyer les planchers.
Thais obeit. Tandis que les Indiens agenouilles soufflaient sur les
tisons, les negres jetaient dans le bucher des coffres d'ivoire ou
d'ebene ou de cedre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumee montait en colonne
sombre comme dans les holocaustes agreables de l'ancienne loi. Puis le
feu qui couvait, eclatant tout a coup, fit entendre un ronflement de
bete monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencerent a
devorer leurs precieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent a
l'ouvrage; ils trainaient allegrement les riches tapis, les voiles
brodes d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
des tables, des fauteuils, des coussins epais, des lits aux chevilles
d'or. Trois robustes Ethiopiens accoururent tenant embrassees ces
statues colorees des Nymphes dont l'une avait ete aimee comme une
mortelle; et l'on eut dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
briserent sur les dalles, on entendit un gemissement.
A ce moment, Thais parut, ses cheveux denoues coulant a longs flots,
nu-pieds et vetue d'une tunique informe et grossiere qui, pour avoir
seulement touche son corps, s'impregnait d'une volupte divine.
Derriere elle, s'en venait un jardinier portant noye, dans sa barbe
flottante, un Eros d'ivoire.
Elle fit signe a l'homme de s'arreter et s'approchant de Paphnuce,
elle lui montra le petit dieu:
--Mon pere, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
poids d'or. Sa perte serait irreparable, car il n'y aura plus jamais
au monde un artiste capable de faire un si bel Eros. Considere aussi,
mon pere, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
peche, ce n'est pas par lui, mon pere, c'est contre lui. Jamais je ne
regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
fait malgre sa defense. Il ne permet pas aux femmes de se donner a
ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Eros est joli! Comme il se
cache avec grace dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
m'aimait alors, me l'apporta en me disant: "Il te parlera de moi."
Mais l'espiegle me parla d'un jeune homme que j'avais connu a Antioche
et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont peri sur ce
bucher, mon pere! Conserve cet Eros et place-le dans quelque
monastere. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
l'Amour sait naturellement s'elever aux celestes pensees.
Le jardinier, croyant deja le petit Eros sauve, lui souriait comme a
un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
le lanca dans les flammes en s'ecriant:
--Il suffit que Nicias l'ait touche pour qu'il repande tous les
poisons.
Puis, saisissant lui-meme a pleines mains les robes etincelantes, les
manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
les miroirs, les lampes, les theorbes et les lyres, il les jetait dans
ce brasier plus somptueux que le bucher de Sardanapale, pendant que,
ivres de la joie de detruire, les esclaves dansaient en poussant des
hurlements sous une pluie de cendres et d'etincelles.
Un a un, les voisins, reveilles par le bruit, ouvraient leurs fenetres
et cherchaient, en se frottant les yeux, d'ou venait tant de fumee.
Puis ils descendaient a demi vetus sur la place et s'approchaient du
bucher:
--Qu'est cela? pensaient-ils.
Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thais avait coutume
d'acheter des parfums ou des etoffes, et ceux-la, tout inquiets,
allongeant leur tete jaune et seche, cherchaient a comprendre. Des
jeunes debauches qui, revenant de souper, passaient par la, precedes
de leurs esclaves, s'arretaient, le front couronne de fleurs, la
tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
curieux, sans cesse accrue, sut bientot que Thais, sous l'inspiration
de l'abbe d'Antinoe, brulait ses richesses avant de se retirer dans un
monastere.
Les marchands songeaient:
--Thais quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
chose affreuse a penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats a
Alexandrie? Cette Thais n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
contraindre a rester malgre elle dans cette ville.
Les jeunes gens songeaient de leur cote:
--Si Thais renonce aux jeux et a l'amour, c'en est fait de nos plus
chers amusements. Elle etait la gloire delicieuse, le doux honneur du
theatre. Elle faisait la joie de ceux memes qui ne la possedaient pas.
Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
de baisers dont elle fut tout a fait absente, car elle etait la
volupte des voluptes, et la seule pensee qu'elle respirait parmi nous
nous excitait au plaisir.
Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomme Cerons, qui
l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphemait le dieu
Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thais etait severement
jugee:
--C'est une fuite honteuse!
--Un lache abandon!
--Elle nous retire le pain de la bouche.
--Elle emporte la dot de nos filles.
--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
vendues.
--Et les soixante robes qu'elle m'a commandees.
--Elle doit a tout le monde.
--Qui representera apres elle Iphigenie, Electre et Polyxene? Le beau
Polybe lui-meme n'y reussira pas comme elle.
--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
--Elle etait la claire etoile, la douce lune du ciel alexandrin.
Les mendiants les plus celebres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
et paralytiques, etaient maintenant rassembles sur la place; et, se
trainant dans l'ombre des riches, ils gemissaient:
--Comment vivrons-nous quand Thais ne sera plus la pour nous nourrir?
Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
en passant des poignees de pieces d'argent.
Des voleurs, repandus dans la foule, poussaient des clameurs
assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
desordre et d'en profiter pour derober quelque objet precieux.
Seul, le vieux Taddee qui vendait la laine de Milet et le lin de
Tarente, et a qui Thais devait une grosse somme d'argent, restait
calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
Enfin, s'etant approche du jeune Cerons, il le tira par la manche et
lui dit tout bas:
--Toi, le prefere de Thais, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
pas qu'un moine te l'enleve.
--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'ecria Cerons. Je vais
parler a Thais et sans me flatter, je pense qu'elle m'ecoutera un peu
mieux que ce Lapithe barbouille de suie. Place! Place, canaille!
Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'a Thais et la
tirant a part:
--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
vraiment tu renonces a l'amour.
Mais Paphnuce se jetant entre Thais et Cerons:
--Impie, s'ecria-t-il, crains de mourir si tu touches a celle-ci: elle
est sacree, elle est la part de Dieu.
--Va-t'en, cynocephale! repliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
parler a mon amie, sinon je trainerai par la barbe ta carcasse obscene
jusque dans ce feu ou je te grillerai comme une andouille.
Et il etendit la main sur Thais. Mais repousse par le moine avec une
raideur inattendue, il chancela et alla tomber a quatre pas en
arriere, au pied du bucher dans les tisons ecroules.
Cependant le vieux Taddee allait de l'un a l'autre, tirant l'oreille
aux esclaves et baisant la main aux maitres, excitant chacun contre
Paphnuce, et deja il avait forme une petite troupe qui marchait
resolument sur le moine ravisseur. Cerons se releva, le visage noirci,
les cheveux brules, suffoque de fumee et de rage. Il blasphema les
dieux et se jeta parmi les assaillants, derriere lesquels les
mendiants rampaient en agitant leurs bequilles. Paphnuce fut bientot
enferme dans un cercle de poings tendus, de batons leves et de cris de
mort.
--Au gibet! le moine, au gibet!
--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!
Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.
--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
colombe a l'aigle du Seigneur. Mais plutot imitez cette femme et,
comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
faux biens que vous croyez posseder et qui vous possedent. Hatez-vous:
les jours sont proches et la patience divine commence a se lasser.
Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
les pas de Thais. Detestez vos crimes qui sont aussi grands que les
siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
prostituee? Vous n'etes tous que de vivantes immondices et c'est par
un miracle de la bonte celeste que vous ne vous repandez pas soudain
en ruisseaux de boue.
Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
semblait que des charbons ardents sortissent de ses levres, et ceux
qui l'entouraient l'ecoutaient malgre eux.
Mais le vieux Taddee ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
et des ecailles d'huitres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
n'osant les jeter lui-meme, il les glissait dans la main des
mendiants. Bientot les cailloux volerent et une coquille, adroitement
lancee, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
sombre face de martyr, degouttait, pour un nouveau bapteme, sur la
tete de la penitente, et Thais, oppressee par l'etreinte du moine, sa
chair delicate froissee contre le rude cilice, sentait courir en elle
les frissons de l'horreur et de la volupte.
A ce moment, un homme elegamment vetu, le front couronne d'ache,
s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'ecria:
--Arretez! arretez! Ce moine est mon frere!
C'etait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
trop de surprise (car il ne s'etonnait de rien) le bucher fumant,
Thais vetue de bure et Paphnuce lapide.
Il repetait:
--Arretez, vous dis-je; epargnez mon vieux condisciple; respectez la
chere tete de Paphnuce.
Mais, habitue aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
l'imperieuse energie qui soumet les esprits populaires. On ne l'ecouta
point. Une grele de cailloux et d'ecailles tombait sur le moine qui,
couvrant Thais de son corps, louait le Seigneur dont la bonte lui
changeait les blessures en caresses. Desesperant de se faire entendre
et trop assure de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
par la persuasion, Nicias se resignait deja a laisser faire aux dieux,
en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tete d'user
d'un stratageme que son mepris des hommes lui avait tout a coup
suggere. Il detacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflee
d'or et d'argent, etant celle d'un homme voluptueux et charitable;
puis il courut a tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
pieces a leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
leur fureur etait vive; mais peu a peu leurs regards se tournerent
vers l'or qui tintait et bientot leurs bras amollis ne menacerent plus
leur victime. Voyant qu'il avait attire leurs yeux et leurs ames,
Nicias ouvrit la bourse et se mit a jeter dans la foule quelques
pieces d'or et d'argent. Les plus avides se baisserent pour les
ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succes, lanca
adroitement ca et la les deniers et les drachmes. Au son des pieces de
metal qui rebondissaient sur le pave, la troupe des persecuteurs se
rua a terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient a l'envi,
tandis que, groupes autour de Cerons, les patriciens regardaient ce
spectacle en eclatant de rire. Cerons lui-meme y perdit sa colere. Ses
amis encourageaient les rivaux prosternes, choisissaient des champions
et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
excitaient ces miserables comme on fait des chiens qui se battent. Un
cul-de-jatte ayant reussi a saisir un drachme, des acclamations
s'eleverent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-memes a
jeter des pieces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
qu'une infinite de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
comme les lames d'une mer demontee. Paphnuce etait oublie.
Nicias courut a lui, le couvrit de son manteau et l'entraina avec
Thais dans des ruelles ou ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:
--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thais veut suivre loin
de nous mon farouche ami.
--Il est vrai, Nicias, repondit Thais, je suis fatiguee de vivre avec
des hommes comme toi, souriants, parfumes, bienveillants, egoistes. Je
suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
J'ai eprouve que la joie n'etait pas la joie et voici que cet homme
m'enseigne qu'en la douleur est la veritable joie. Je le crois, car il
possede la verite.
--Et moi, ame amie, reprit Nicias, en souriant, je possede les
verites. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
lui, et n'en suis, a vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:
--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extremement ridicule,
ni meme tout a fait deraisonnable. Et si je compare ma vie a la
tienne, je ne saurais dire laquelle est preferable en soi. Je vais
tout a l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
prepare, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
la centieme fois, quelque fable milesienne ou quelque traite de
Metrodore. Toi, tu regagneras ta cellule ou, t'agenouillant comme un
chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
depuis longtemps machees et remachees, et le soir, tu avaleras des
raves sans huile. Eh bien! tres cher, en accomplissant ces actes,
dissemblables quant aux apparences, nous obeirons tous deux au meme
sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
rechercherons tous deux notre volupte et nous nous proposerons une fin
commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
grace a te donner tort, chere tete, si je me donne raison.
" Et toi, ma Thais, va et rejouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
est possible, dans l'abstinence et dans l'austerite que tu ne l'as ete
dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obeissant a notre
nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espece
de satisfaction, tu auras goute dans la vie, chere Thais, des voluptes
contraires qu'il est rarement donne a la meme personne de connaitre.
En verite, je voudrais etre pour une heure un saint de l'espece de
notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
Thais! Va ou te conduisent les puissances secretes de ta nature et de
ta destinee. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
l'inanite; mais puis-je te donner mieux que des regrets steriles et de
vains souhaits pour prix des illusions delicieuses qui m'enveloppaient
jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
bienfaitrice! adieu, bonte qui s'ignore, vertu mysterieuse, volupte
des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
jamais jetees, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
decevant.
Tandis qu'il parlait, une sombre colere couvait dans le coeur du
moine; elle eclata en imprecations.
--Va-t'en, maudit! Je te meprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
mille fois plus mechant que ces pauvres egares qui, tout a l'heure, me
jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
faisaient et la grace de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
descendre dans leurs coeurs. Mais toi, detestable Nicias, tu n'es que
venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
desespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
blasphemes qu'il n'en sort en tout un siecle des levres fumantes de
Satan. Arriere, reprouve!
Nicias le regardait avec tendresse.
--Adieu, mon frere, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'a
l'evanouissement final les tresors de ta foi, de ta haine et de ton
amour! Adieu! Thais: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
souvenir.
Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
avoisinent la grande necropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
funebres. Leurs boutiques etaient pleines de ces figurines d'argile,
peintes de couleurs claires, qui representent des dieux et des
deesses, des mimes, des femmes, de petits genies ailes, et qu'on a
coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-etre
quelques-uns de ces legers simulacres, qu'il voyait la de ses yeux,
seraient les compagnons de son sommeil eternel; et il lui sembla qu'un
petit Eros, sa tunique retroussee, riait d'un rire moqueur. L'idee de
ses funerailles, qu'il voyait par avance, lui etait penible. Pour
remedier a sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
raisonnement:
--Certes, se dit-il, le temps n'a point de realite. C'est une pure
illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
m'apporter ma mort?... Est-ce a dire que je vivrai eternellement? Non,
mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
arrive. Elle existe comme la derniere page d'un livre que je lis et
que je n'ai pas fini.
Ce raisonnement l'occupa sans l'egayer tout le long de sa route; il
avait l'ame noire quand, arrive au seuil de sa maison, il entendit les
rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient a la paume en
l'attendant.
Paphnuce et Thais sortirent de la ville par la porte de la Lune et
suivirent le rivage de la mer.
--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
laver tes souillures.
Il lui parlait avec colere et mepris:
--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitue aux paiens
et aux infideles un corps que l'Eternel avait forme pour s'en faire un
tabernacle, et tes impuretes sont telles que, maintenant que tu sais
la verite, tu ne peux plus unir tes levres ou joindre les mains sans
que le degout de toi-meme ne te souleve le coeur.
Elle le suivait docilement, par d'apres chemins, sous l'ardent soleil.
La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
loin d'eprouver cette fausse pitie qui amollit les coeurs profanes,
Paphnuce se rejouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
avait peche. Dans le transport d'un saint zele, il aurait voulu
dechirer de verges ce corps qui gardait sa beaute comme un temoignage
eclatant de son infamie. Ses meditations entretenaient sa pieuse
fureur et, se rappelant que Thais avait recu Nicias dans son lit, il
en forma une idee si abominable que tout son sang reflua vers son
coeur et que sa poitrine fut pres de se rompre. Ses anathemes,
etouffes dans sa gorge, firent place a des grincements de dents. Il
bondit, se dressa devant elle, pale, terrible, plein de Dieu, la
regarda jusqu'a l'ame, et lui cracha au visage.
Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abime. Il
allait, saintement irrite. Il meditait de venger le Christ afin que le
Christ ne se vengeat pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
de Thais coula sur le sable. Alors, il sentit la fraicheur d'un
souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
monterent abondamment aux levres, il pleura, il courut se prosterner
devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
Il murmura cent fois:
--Ma soeur, ma soeur, ma mere, o tres sainte!
Il pria:
--Anges du ciel, recueillez precieusement cette goutte de sang et
portez-la devant le trone du Seigneur. Et qu'une anemone miraculeuse
fleurisse sur le sable arrose par le sang de Thais, afin que tous ceux
qui verront cette fleur recouvrent la purete du coeur et des sens! O
sainte, sainte, tres sainte Thais!
Comme il priait et prophetisait ainsi, un jeune garcon vint a passer
sur un ane. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thais sur
l'ane, prit la bride et suivit le chemin commence. Vers le soir, ayant
rencontre un canal ombrage de beaux arbres, il attacha l'ane au tronc
d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
Thais un pain qu'ils mangerent assaisonne de sel et d'hysope. Ils
buvaient l'eau fraiche dans le creux de leur main et s'entretenaient
de choses eternelles. Elle disait:
--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respire un air si leger, et
je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
Paphnuce repondait:
--Vois, c'est le soir, o ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
couvrent les collines. Mais bientot tu verras briller dans l'aurore
les tabernacles de vie; bientot tu verras s'allumer les roses de
l'eternel matin.
Ils marcherent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
effleurait la cime argentee des flots, ils chantaient des psaumes et
des cantiques. Quand le soleil se leva, le desert s'etendait devant
eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisiere
du sable, des cellules blanches s'elevaient pres des palmiers dans
l'aurore.
--Mon pere, demanda Thais, sont-ce la les tabernacles de vie?
--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut ou je
t'enfermerai de mes mains.
Bientot ils decouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
pres des demeures ascetiques comme des abeilles autour des ruches. Il
y en avait qui cuisaient le pain ou qui appretaient les legumes;
plusieurs filaient la laine, et la lumiere du ciel descendait sur
elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres meditaient a l'ombre des
tamaris; leurs mains blanches pendaient a leur cote, car, etant
pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la priere, la contemplation
et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles etaient
vetues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains etaient
appelees les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes etaient
voilees, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
boucles de cheveux; et il faut croire que c'etait malgre elles, car la
regle ne le permettait pas. Une dame tres vieille, grande, blanche,
allait de cellule en cellule, appuyee sur un sceptre de bois dur.
Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
voile, et dit:
--La paix du Seigneur soit avec toi, venerable Albine! J'apporte a la
ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvee perdue sur un
chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
rechauffee de mon souffle. Je te la donne.
Et il lui designa du doigt la comedienne, qui s'agenouilla devant la
fille des Cesars.
Albine arreta un moment sur Thais son regard percant, lui ordonna de
se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:
--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thais avait ete conduite a
la maison du salut et il demanda qu'elle fut d'abord enfermee dans une
cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la penitente dans une
cabane restee vide depuis la mort de la vierge Laeta qui l'avait
sanctifiee. Il n'y avait dans l'etroite chambre qu'un lit, une table
et une cruche, et Thais, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
penetree d'une joie infinie.
--Je veux moi-meme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
Jesus viendra rompre de ses mains.
Il alla prendre au bord de la fontaine une poignee d'argile humide, y
mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
fentes de l'huis. Puis, s'etant approche de la fenetre pres de
laquelle Thais se tenait paisible et contente, il tomba a genoux, loua
par trois fois le Seigneur et s'ecria:
--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!
Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'eloigna lentement.
Albine appela une de ses vierges.
--Ma fille, lui dit-elle, va porter a Thais ce qui lui est necessaire:
du pain, de l'eau et une flute a trois trous.
III
L'EUPHORBE
Paphnuce etait de retour au saint desert. Il avait pris, vers
Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
monastere de l'abbe Serapion. Quand il debarqua, ses disciples
s'avancerent au-devant, de lui avec de grandes demonstrations de joie.
Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternes a terre,
baisaient les sandales de l'abbe. Car ils savaient deja ce que le
saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
interessant la surete et la gloire de l'Eglise. Les nouvelles
couraient dans le desert avec la rapidite du simoun.
Et tandis que Paphnuce s'enfoncait dans les sables, ses disciples le
suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui etait l'ancien de ses
freres, saisi tout a coup d'un pieux delire, se mit a chanter un
cantique inspire:
--Jour beni! Voici que notre pere nous est rendu!
" Il nous revient, charge de nouveaux merites dont le prix nous sera
compte!
" Car les vertus du pere sont la richesse des enfants et la saintete
de l'abbe embaume toutes les cellules.
" Paphnuce, notre pere, vient de donner a Jesus-Christ une nouvelle
epouse.
" Il a change par son art merveilleux une brebis noire en brebis
blanche.
" Et voici qu'il nous revient charge de nouveaux merites.
" Semblable a l'abeille de l'Arsinoitide, qu'alourdit le nectar des
fleurs.
" Comparable au belier de Nubie, qui peut a peine supporter le poids
de sa laine abondante.
" Celebrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!
Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous a genoux
et dirent:
--Que notre pere nous benisse et qu'il nous donne a chacun une mesure
d'huile pour feter son retour!
Seul, Paul le Simple, reste debout, demandait: "Quel est cet homme?"
et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde a
ce qu'il disait, parce qu'on le savait depourvu d'intelligence, bien
que rempli de piete.
L'abbe d'Antinoe, renferme dans sa cellule, songea:
--J'ai donc enfin regagne l'asile de mon repos et de ma felicite. Je
suis donc rentre dans la citadelle de mon contentement. D'ou vient que
ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon depart, n'est
change dans cette demeure d'election. Voici ma table et mon lit. Voici
la tete de momie qui m'inspira tant de fois des pensees salutaires, et
voici le livre ou j'ai si souvent cherche les images de Dieu. Et
pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laisse. Les choses
m'apparaissent tristement depouillees de leurs graces coutumieres, et
il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premiere fois. En
regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillees de mes
mains, cette tete noire et dessechee, ces rouleaux de papyrus remplis
des dictees de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Apres les
avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Helas! puisqu'en realite
rien n'est change autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
j'etais. Je suis un autre. Le mort, c'etait moi! Qu'est-il devenu, mon
Dieu? Qu'a-t-il emporte? Que m'a-t-il laisse? Et qui suis-je?
Et il s'inquietait surtout de trouver malgre lui que sa cellule etait
petite, tandis qu'en la considerant par les yeux de la foi, on devait
l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commencait.
S'etant mis a prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
joie. Il y avait a peine une heure qu'il etait en oraison, quand
l'image de Thais passa devant ses yeux. Il en rendit graces a Dieu:
--Jesus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais la ton immense
bonte: tu veux que je me plaise, m'assure et me rasserene a la vue de
celle que je t'ai donnee. Tu presentes a mes yeux son sourire
maintenant desarme, sa grace desormais innocente, sa beaute dont j'ai
arrache l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
que je l'ai ornee et purifiee a ton intention, comme un ami rappelle
en souriant a son ami le present agreable qu'il en a recu. C'est
pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assure que sa vision vient
de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnee, mon Jesus.
Garde-la puisqu'elle te plait et ne souffre pas surtout que ses
charmes brillent pour d'autres que pour toi.
Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thais plus
distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
rendit temoignage, disant:
--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
Pourtant, a sa grande surprise, il ne goutait pas la paix du coeur. Il
soupirait:
--Pourquoi es-tu triste, mon ame, et pourquoi me troubles-tu?
Et son ame demeurait inquiete. Il resta trente jours dans cet etat de
tristesse qui presage au solitaire de redoutables epreuves. L'image de
Thais ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'etait
l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en reve, les
cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
en cria d'epouvante et se reveilla couvert d'une sueur glacee. Les
yeux encore cilles par le sommeil, il sentit un souffle humide et
chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
posees au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
riait du fond de sa gorge.
Paphnuce en eprouva un immense etonnement et il lui sembla qu'une tour
s'abimait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
confiance ecroulee. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
ayant recouvre ses esprits, sa meditation ne fit qu'accroitre son
inquietude.
--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
precedentes, vient de Dieu; elle etait bonne et c'est ma perversite
naturelle qui l'a gatee, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
J'ai, par mon indignite, change l'edification en scandale, ce dont le
chacal diabolique a immediatement tire un grand avantage. Ou bien
cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
elle etait empestee. Et dans ce cas, je doute a present si les
precedentes avaient, comme je l'ai cru, une celeste origine. Je suis
donc incapable d'une sorte de discernement, qui est necessaire a
l'ascete. Dans les deux cas, Dieu me marque un eloignement dont je
sens l'effet sans m'en expliquer la cause.
Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
--Dieu juste, a quelles epreuves reserves-tu tes serviteurs, si les
apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
connaitre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
vient de l'Autre!
Et comme Dieu, dont les desseins sont impenetrables, ne jugea pas
convenable d'eclairer son serviteur, Paphnuce, plonge dans le doute,
resolut de ne plus songer a Thais. Mais sa resolution demeura sterile.
L'absente etait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
meditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche ideale etait
precedee par un bruit leger, tel que celui d'une etoffe qu'une femme
froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
n'offrent point les realites, lesquelles sont par elles-memes
mouvantes et confuses, tandis que les fantomes, qui procedent de la
solitude, en portent les profonds caracteres et presentent une fixite
puissante. Elle venait a lui sous diverses apparences; tantot pensive,
le front ceint de sa derniere couronne perissable, vetue comme au
banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semee de fleurs
d'argent; tantot voluptueuse dans le nuage de ses voiles legers et
baignee encore des ombres tiedes de la grotte des Nymphes; tantot
pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie celeste; tantot
tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
poitrine nue, paree du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquietait
le plus dans ces visions, c'etait que les couronnes, les tuniques, les
voiles, qu'il avait brules de ses propres mains pussent ainsi revenir;
il lui devenait evident que ces choses avaient une ame imperissable et
il s'ecriait:
--Voici que les ames innombrables des peches de Thais viennent a moi!
Quand il detournait la tete, il sentait Thais derriere lui et il n'en
eprouvait que plus d'inquietude. Ses miseres etaient cruelles. Mais
comme son ame et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
esperait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
--Mon Dieu, si je suis alle la chercher si loin parmi les gentils,
c'etait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je patisse
de ce que j'ai fait dans ton interet. Protege-moi, mon doux Jesus! mon
Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantome accomplisse ce que
n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphe de la chair, ne
souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expose
presentement a des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
J'eprouve et je sais que le reve a plus de puissance que la realite.
Et comment en pourrait-il etre autrement, puisqu'il est lui-meme une
realite superieure? Il est l'ame des choses. Platon lui-meme, bien
qu'il ne fut qu'un idolatre, a reconnu l'existence propre des idees.
Dans ce banquet des demons ou tu m'as accompagne, Seigneur, j'ai
entendu des hommes, il est vrai, souilles de crimes, mais non point,
certes, denues d'intelligence, s'accorder a reconnaitre que nous
percevons dans la solitude, dans la meditation et dans l'extase des
objets veritables; et ton Ecriture, mon Dieu, atteste maintes fois la
vertu des songes et la force des visions formees, soit par toi, Dieu
splendide, soit par ton adversaire.
Un homme nouveau etait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
et Dieu ne se hatait point de l'eclairer. Ses nuits n'etaient plus
qu'un long reve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
matin, il se reveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, a la
clarte de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
crimes. Thais etait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
qu'il pleurait, elle s'etait glissee dans sa couche. Il ne lui restait
plus de doutes: l'image de Thais etait une image impure.
Le coeur souleve de degout, il s'arracha de sa couche souillee et se
cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
Pour la premiere fois depuis de longs jours, Paphnuce etait seul. Le
fantome l'avait enfin quitte et son absence meme etait epouvantable.
Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
d'horreur:
--Comment ne l'ai-je point repoussee? Comment ne me suis-je pas
arrache de ses bras froids et de ses genoux brulants?
Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu pres de cette couche
abominable et il craignait que, sa cellule etant profanee, les demons
n'y penetrassent librement a toute heure. Ses craintes ne le
trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguere sur le
seuil, entrerent a la file et s'allerent blottir sous le lit. A
l'heure de vepres, il en vint un huitieme dont l'odeur etait infecte.
Le lendemain, un neuvieme se joignit aux autres et bientot il y en eut
trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
petits a mesure qu'ils se multipliaient et, n'etant pas plus gros que
des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
ayant saute sur la tablette de bois placee au chevet du lit, se tenait
les quatre pattes reunies sur la tete de mort et regardait le moine
avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
Pour expier l'abomination de son reve et fuir les pensees impures,
Paphnuce resolut de quitter sa cellule, desormais immonde, et de se
livrer au fond du desert a des austerites inouies, a des travaux
singuliers, a des oeuvres tres neuves. Mais avant d'accomplir son
dessein, il se rendit aupres du vieillard Palemon, afin de lui
demander conseil.
Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'etait au
declin du jour. Le Nil etait bleu et coulait au pied des collines
violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
colombe qui s'etait posee sur son epaule.
--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frere Paphnuce! Admire sa bonte:
il m'envoie les betes qu'il a creees pour que je m'entretienne avec
elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
frere, a m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
poserai la mon arrosoir et je t'ecouterai.
Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
jours, les reves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
foule des chacals.
--Ne penses-tu pas, mon pere, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
le desert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'etonner
le diable par mes austerites?
--Je ne suis qu'un pauvre pecheur, repondit Palemon, et je connais mal
les hommes, ayant passe toute ma vie dans ce jardin, avec des
gazelles, de petits lievres et des pigeons. Mais il me semble, mon
frere, que ton mal vient surtout de ce que tu as passe sans menagement
des agitations du siecle au calme de la solitude. Ces brusques
passages ne peuvent que nuire a la sante de l'ame. Il en est de toi,
mon frere, comme d'un homme qui s'expose presque dans le meme temps a
une grande chaleur et a un grand froid. La toux l'agite et la fievre
le tourmente. A ta place, frere Paphnuce, loin de me retirer tout de
suite dans quelque desert affreux, je prendrais les distractions qui
conviennent a un moine et a un saint abbe. Je visiterais les
monasteres du voisinage. Il y en a d'admirables, a ce que l'on
rapporte. Celui de l'abbe Serapion contient, m'a-t-on dit, mille
quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divises en
autant de legions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
meme que certains rapports sont observes entre le caractere des moines
et la figure des lettres qui les designent et que, par exemple, ceux
qui sont places sous le Z ont le caractere tortueux, tandis que les
legionnaires ranges sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
j'etais de toi, mon frere, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
n'aurais point de repos que je n'aie contemple une chose si
merveilleuse. Je ne manquerais pas d'etudier les constitutions des
diverses communautes qui sont semees sur les bords du Nil, afin de
pouvoir les comparer entre elles. Ce sont la des soins convenables a
un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir oui dire que l'abbe
Ephrem a redige des regles spirituelles d'une grande beaute. Avec sa
permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumees a manier la beche,
n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
mince roseau de l'ecrivain. Mais toi, mon frere, tu possedes la
connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
saurait trop admirer une belle ecriture. Le travail de copiste et de
lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensees.
Frere Paphnuce, que ne mets-tu par ecrit les enseignements de Paul et
d'Antoine, nos peres? Peu a peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
la paix de l'ame et des sens; la solitude redeviendra aimable a ton
coeur et bientot tu seras en etat de reprendre les travaux ascetiques
que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
ne faut pas attendre un grand bien d'une penitence excessive. Du temps
qu'il etait parmi nous, notre pere Antoine avait coutume de dire:
"L'exces du jeune produit la faiblesse et la faiblesse engendre
l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
abstinences indiscretement prolongees. On peut dire de ceux-ci qu'ils
se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimes au
pouvoir du demon." Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
qu'un ignorant, mais avec la grace de Dieu, j'ai retenu les propos de
notre pere.
Paphnuce rendit graces a Palemon et promit de mediter ses conseils.
Ayant franchi la barriere de roseaux qui fermait le petit jardin, il
se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
que la colombe se balancait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
pris de l'envie de pleurer.
En rentrant dans sa cellule, il y trouva un etrange fourmillement. On
eut dit des grains de sable agites par un vent furieux, et il reconnut
que c'etait des myriades de petits chacals. Cette nuit-la, il vit en
songe une haute colonne de pierre, surmontee d'une figure humaine et
il entendit une voix qui disait:
--Monte sur cette colonne!
A son reveil, persuade que ce songe lui etait envoye du ciel, il
assembla ses disciples et leur parla de la sorte:
--Mes fils bien-aimes, je vous quitte pour aller ou Dieu m'envoie.
Pendant mon absence, obeissez a Flavien comme a moi-meme et prenez
soin de notre frere Paul. Soyez benis. Adieu.
Tandis qu'il s'eloignait, ils demeuraient prosternes a terre et, quand
ils releverent la tete, ils virent sa grande forme noire a l'horizon
des sables.
Il marcha jour et nuit, jusqu'a ce qu'il eut atteint les ruines de ce
temple bati jadis par les idolatres et dans lequel il avait dormi
parmi les scorpions et les sirenes lors de son voyage merveilleux. Les
murs couverts de signes magiques etaient debout. Trente futs
gigantesques qui se terminaient en tetes humaines ou en fleurs de
lotus soutenaient encore d'enormes poutres de pierre. Seule a
l'extremite du temple, une de ces colonnes avait secoue son faix
antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tete d'une
femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
des cornes de vache.
Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait ete montree
dans son reve et il l'estima haute de trente-deux coudees. S'etant
rendu dans le village voisin, il fit faire une echelle de cette
hauteur et, quand l'echelle fut appliquee a la colonne, il y monta,
s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:
--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puisse-je y
rester en ta grace jusqu'a l'heure de ma mort.
Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant a la Providence divine
et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
fraiche, que les jeunes garcons monterent jusqu'au faite de la
colonne.
Le chapiteau n'etait pas assez large pour que le moine put s'y etendre
tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisees et la
tete contre la poitrine, et le sommeil etait pour lui une fatigue plus
cruelle que la veille. A l'aurore, les eperviers l'effleuraient de
leurs ailes, et il se reveillait plein d'angoisse et d'epouvante.
Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'echelle, craignait
Dieu. Emu a la pensee que le saint etait expose au soleil et a la
pluie, et redoutant qu'il ne vint a choir pendant son sommeil, cet
homme pieux etablit sur la colonne un toit et une balustrade.
Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se repandait de
village en village et les laboureurs de la vallee venaient, le
dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
retraite sublime, se rendirent aupres de lui et obtinrent la faveur de
se batir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
se ranger en cercle autour du maitre qui leur faisait entendre des
paroles d'edification:
--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables a ces petits enfants
que Jesus aimait. La est le salut. Le peche de la chair est la source
et le principe de tous les peches: ils sortent de lui comme d'un pere.
L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colere et l'envie sont sa
posterite bien-aimee. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
les riches emportes par le vice de luxure qui, semblable a un fleuve a
la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
Les abbes Ephrem et Serapion, instruits d'une telle nouveaute,
voulurent la voir de leurs yeux. Decouvrant au loin sur le fleuve la
voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
defendre de penser que Dieu l'avait erige en exemple aux solitaires. A
sa vue, les deux saints abbes ne dissimulerent point leur surprise;
s'etant consultes, ils tomberent d'accord pour blamer une penitence si
extraordinaire, et ils exhorterent Paphnuce a descendre.
--Un tel genre de vie est contraire a l'usage, disaient-ils; il est
singulier et hors de toute regle.
Mais Paphnuce leur repondit:
--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
travaux du moine ne doivent-ils pas etre singuliers comme lui-meme?
C'est par un signe de Dieu que je suis monte ici; c'est un signe de
Dieu qui m'en fera descendre.
Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
disciples de Paphnuce et se batissaient des abris autour de l'ermitage
aerien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hisserent sur
les decombres du temple; mais blames de leurs freres et vaincus par la
fatigue, ils renoncerent bientot a ces pratiques.
Les pelerins affluaient. Il y en avait qui venaient de tres loin et
ceux-la avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idee de leur
vendre de l'eau fraiche et des pasteques. Adossee a la colonne,
derriere ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
une toile a raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
construisit un four tout a cote, dans l'espoir de vendre des pains et
des gateaux aux etrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Egypte
commencaient a venir, un homme avide de gain eleva un caravanserail
pour loger les maitres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
mulets. Il y eut bientot devant la colonne un marche ou les pecheurs
du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs legumes. Un
barbier, qui rasait les gens en plein air, egayait la foule par ses
joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppe de silence et
de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontees de l'image
du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
egyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
vraie biere de Cilicie._ Sur les murs, sculptes de figures antiques,
les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
fumes, des lievres morts et des moutons ecorches. Le soir, les vieux
hotes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
fumee des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
Tout alentour, des arpenteurs tracaient des rues, des macons
batissaient des couvents, des chapelles, des eglises. Au bout de six
mois, une ville etait fondee, avec un corps de garde, un tribunal, une
prison et une ecole tenue par un vieux scribe aveugle.
Les pelerins succedaient sans cesse aux pelerins. Les eveques et les
choreveques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
d'Antioche, qui se trouvait alors en Egypte, vint avec tout son
clerge. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
et les chefs des Eglises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbes Ephrem et
Serapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premieres
defiances. Paphnuce leur repondit:
--Sachez, mes freres, que la penitence que j'endure est a peine egale
aux tentations qui me sont envoyees et dont le nombre et la force
m'etonnent. Un homme, a le voir du dehors, est petit, et, du haut du
socle ou Dieu m'a porte, je vois les etres humains s'agiter comme des
fourmis. Mais a le considerer en dedans, l'homme est immense: il est
grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'etend devant
moi, ces monasteres, ces hotelleries, ces barques sur le fleuve, ces
villages, et ce que je decouvre au loin de champs, de canaux, de
sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des deserts
illimites. Et le mal, le mal et la mort, etendus sur cette immensite,
la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis a moi seul un
univers de pensees mauvaises.
Il parlait ainsi parce que le desir de la femme etait en lui.
Le septieme mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sais des
femmes, qui longtemps steriles, esperaient obtenir des enfants par
l'intercession du saint homme et la vertu de la stele. Elles
frottaient contre la pierre leurs ventres infeconds. Puis ce furent, a
perte de vue, des chariots, des litieres, des brancards qui
s'arretaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
sortait des malades effrayants a voir. Des meres presentaient a
Paphnuce leurs jeunes garcons dont les membres etaient retournes, les
yeux revulses, la bouche ecumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allonges, et
levaient vers lui, au hasard, leur face percee de deux trous
sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilite pesante, la
maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
boiteux lui presentaient leur pied-bot; des cancereuses prenant leur
poitrine a deux mains, decouvraient devant lui leur sein devore par
l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient deposer a
terre, et il semblait qu'on dechargeat des outres. Il les benissait.
Des Nubiens, atteints de la lepre elephantine, avancaient d'un pas
lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanime.
Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civiere
une jeune fille d'Aphroditopolis qui, apres avoir vomi du sang,
dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
parents, qui la croyaient morte, avaient pose une palme sur sa
poitrine. Paphnuce, ayant prie Dieu, la jeune fille souleva la tete et
ouvrit les yeux.
Comme le peuple publiait partout les miracles operes par le saint, les
malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
accouraient de toutes les parties d'Egypte en legions innombrables.
Des qu'ils apercevaient la stele, ils etaient saisis de convulsions,
se roulaient a terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose a
peine croyable! les assistants, agites a leur tour par un violent
delire, imitaient les contorsions des epileptiques. Moines et
pelerins, hommes, femmes, se vautraient, se debattaient pele-mele, les
membres tordus, la bouche ecumeuse, avalant de la terre a poignee et
prophetisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
lui secouer les membres et criait vers Dieu:
--Je suis le bouc emissaire et je prends en moi toutes les impuretes
de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
mauvais esprits.
Chaque fois qu'un malade s'en allait gueri, les assistants
l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de repeter:
--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloe.
Deja des centaines de bequilles pendaient a la colonne miraculeuse;
des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
votives. Des Grecs y tracaient des distiques ingenieux, et comme
chaque pelerin venait y graver son nom, la pierre fut bientot couverte
a hauteur d'homme d'une infinite de caracteres latins, grecs, coptes,
puniques, hebreux, syriaques et magiques.
Quand vinrent les fetes de Paques, il y eut dans cette cite du miracle
une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
temps des mysteres antiques. On voyait se meler, se confondre sur une
vaste etendue la robe bariolee des Egyptiens, le burnous des Arabes,
le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
longs plis des Romains, les sayons et les braies ecarlates des
Barbares et les tuniques lamees d'or des courtisanes. Des femmes
voilees passaient sur leur ane, precedees d'eunuques noirs qui leur
frayaient un chemin a coups de baton. Des acrobates, ayant etendu un
tapis a terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
elegance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
serpents, les bras allonges, deroulaient leurs ceintures vivantes.
Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
grondait. Les imprecations des chameliers qui frappaient leurs betes,
les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lepre et
le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
l'Ecriture, les miaulements des femmes tombees en crise prophetique,
les glapissements des mendiants qui repetaient d'antiques chansons de
harem, le belement des moutons, le braiement des anes, les appels des
marins aux passagers attardes, tous ces bruits confondus faisaient un
vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
petits negrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
fraiches.
Et tous ces etres divers s'etouffaient sous le ciel blanc, dans un air
epais, charge du parfum des femmes, de l'odeur des negres, de la fumee
des fritures et des vapeurs des gommes que les devotes achetaient a
des bergers pour les bruler devant le saint.
La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
lanternes, et ce n'etaient plus qu'ombres rouges et formes noires.
Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
visage eclaire par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
et puis se changea lui-meme en arbre. Il faisait de grands gestes, que
son ombre repetait avec des deformations risibles, et l'auditoire
emerveille poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
buveurs, couches sur des divans, demandaient de la biere et du vin.
Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, representaient devant
eux des scenes religieuses et lascives. A l'ecart, des jeunes hommes
jouaient aux des ou a la mourre et des vieillards suivaient dans
l'ombre les prostituees. Seule, au-dessus de ces formes agitees,
s'elevait l'immuable colonne; la tete aux cornes de vache regardait
dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
la terre. Tout a coup la lune se leve sur le Nil, semblable a l'epaule
nue d'une deesse. Les collines ruissellent de lumiere et d'azur, et
Paphnuce croit voir la chair de Thais etinceler dans les lueurs des
eaux, parmi les saphirs de la nuit.
Les jours s'ecoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant a travers les fentes
de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
incapables de mouvement. Brulee par le soleil, rougie par la rosee, sa
peau se fendait; de larges ulceres devoraient ses bras et ses jambes.
Mais le desir de Thais le consumait interieurement et il criait:
--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
pensees immondes! Encore de monstrueux desirs! Seigneur, fais passer
en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les peches du monde,
comme je l'ai entendu dire a certain forgeron d'impostures, cette
fable contient pourtant un sens cache dont je reconnais aujourd'hui
l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
dans l'ame des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
ames des justes sont-elles souillees de plus de fange que n'en contint
jamais l'ame d'un pecheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
d'avoir fait de moi l'egout de l'univers.
Mais voici qu'une grande rumeur s'eleva un jour dans la ville sainte
et monta jusqu'aux oreilles de l'ascete: un tres grand personnage, un
homme des plus illustres, le prefet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
Aurelius Cotta va venir, il vient, il approche!
La nouvelle etait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
canaux et la navigation du Nil, avait temoigne a plusieurs reprises le
desir de voir le stylite et la nouvelle ville, a laquelle on donnait
le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
tout couvert de voiles. A bord d'une galere doree et tendue de
pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied a terre et
s'avanca accompagne d'un secretaire, qui portait ses tablettes, et
d'Aristee, son medecin, avec qui il aimait a converser.
Une suite nombreuse marchait derriere lui et la berge se remplissait
de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
il s'arreta et se mit a examiner le stylite en s'epongeant le front
avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
beaucoup observe dans ses longs voyages. Il aimait a se souvenir et
meditait d'ecrire, apres l'histoire punique, un livre des choses
singulieres qu'il avait vues. Il semblait s'interesser beaucoup au
spectacle qui s'offrait a lui.
--Voila qui est etrange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
circonstance digne d'etre rapportee, cet homme est mon hote. Oui, ce
moine vint souper chez moi l'an passe; apres quoi il enleva une
comedienne.
Et, se tournant vers son secretaire:
--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
Puis, s'epongeant le front de nouveau:
--Des personnes dignes de foi m'ont assure, que depuis un an qu'il est
monte sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittee un moment.
Aristee, cela est-il possible?
--Cela est possible a un fou et a un malade, repondit Aristee, et ce
serait impossible a un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
pas, Lucius, que parfois les maladies de l'ame et du corps
communiquent a ceux qui en sont affliges des pouvoirs que ne possedent
pas les hommes bien portants. Et, a vrai dire, il n'y a reellement ni
bonne ni mauvaise sante. Il y a seulement des etats differents des
organes. A force d'etudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
arrive a les considerer comme les formes necessaires de la vie. Je
prends plus de plaisir a les etudier qu'a les combattre. Il y en a
qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
desordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
chose qu'une fievre quarte! Parfois certaines affections du corps
determinent une exaltation subite des facultes de l'esprit. Tu connais
Creon. Enfant, il etait begue et stupide. Mais s'etant fendu le crane
en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cache.
D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
garder une entiere immobilite, non point seulement le long d'une
annee, mais durant vingt, trente et quarante ans.
--Par Jupiter! s'ecria Cotta, voila une grande aberration! Car l'homme
est ne pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
est commis au prejudice de l'Etat. Je ne sais trop a quelle croyance
rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
rattacher a certains cultes asiatiques. Du temps que j'etais
gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus eriges sur les propylees de
la ville d'Hera. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
sept jours. Le peuple est persuade que cet homme, conversant avec les
dieux, obtient de leur providence la prosperite de la Syrie. Cette
coutume me parut denuee de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
detruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
est de donner satisfaction a celles qui existent et qui, bonnes ou
mauvaises, ont ete determinees par le genie des temps, des lieux et
des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
revolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
justement deteste. D'ailleurs, comment s'elever au-dessus des
superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolerant?
Aristee, je suis d'avis qu'on laisse ce nephelococcygien en paix dans
les airs, expose seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
rendant compte de ses pensees et de ses croyances.
Il souffla, toussa, posa la main sur l'epaule de son secretaire:
--Enfant, note que dans certaines sectes chretiennes, il est
recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinites
genesiques. Mais, a cet egard, nous devons l'interroger lui-meme.
Puis, levant la tete et portant sa main sur ses yeux pour n'etre point
aveugle par le soleil, il enfla sa voix:
--Hola! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hote, reponds-moi.
Que fais-tu la-haut? Pourquoi y es-tu monte et pourquoi y demeures-tu?
Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
Paphnuce, considerant que Cotta etait idolatre, ne daigna pas lui
faire de reponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:
--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les peches du monde et
guerit les maladies.
--Par Jupiter! tu l'entends, Aristee, s'ecria Cotta. Le
nephelococcygien exerce, comme toi, la medecine! Que dis-tu d'un
confrere si eleve?
Aristee secoua la tete:
--Il est possible qu'il guerisse mieux que je ne fais moi-meme
certaines maladies, telles, par exemple, que l'epilepsie, nommee
vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient egalement
divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
est en partie dans l'imagination et tu reconnaitras, Lucius, que ce
moine ainsi juche sur cette tete de deesse frappe l'imagination des
malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbe dans mon
officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
--Lesquelles? demanda Cotta.
--L'ignorance et la folie, repondit Aristee.
--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un ecrivain habile
raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
plutot, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes a
Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.
Ces paroles, entendues par les assistants, passerent de bouche en
bouche et, publiees par les fideles, ajouterent une incomparable
splendeur a la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
ornerent et les transformerent, et l'on contait que le saint, du haut
de sa stele, avait converti le prefet de la flotte a la foi des
apotres et des peres de Nicee. Les croyants donnaient aux dernieres
paroles de Lucius Aurelius Cotta un sens figure; dans leur bouche le
souper auquel ce personnage avait convie l'ascete devenait une sainte
communion, des agapes spirituelles, un banquet celeste. On
enrichissait le recit de cette rencontre de circonstances
merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
premiers. On disait qu'au moment ou Cotta, apres une longue dispute,
avait confesse la verite, un ange etait venu du ciel essuyer la sueur
de son front. On ajoutait que le medecin et le secretaire du prefet de
la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle etant
notoire, les diacres des principales eglises de Lybie en redigerent
les actes authentiques. On peut dire sans exageration que, des lors,
le monde entier fut saisi du desir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
comme en Orient, tous les chretiens tournaient vers lui leurs regards
eblouis. Les plus illustres cites d'Italie lui envoyerent des
ambassadeurs, et le cesar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
l'orthodoxie chretienne, lui ecrivit une lettre que des legats lui
remirent avec un grand ceremonial. Or, une nuit, tandis que la ville
eclose a ses pieds dormait dans la rosee, il entendit une voix qui
disait:
--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
Dieu t'a suscite pour sa gloire. Il t'a choisi pour operer des
miracles, guerir les malades, convertir les paiens, eclairer les
pecheurs, confondre les ariens et retablir la paix de l'Eglise.
Paphnuce repondit:
--Que la volonte de Dieu soit faite!
La voix reprit:
--Leve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
qui, loin d'imiter la sagesse de son frere Constant, favorise l'erreur
d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
et tes sandales resonneront sur le pave d'or des basiliques, devant le
trone des Cesars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
Constantin. Tu regneras sur l'Eglise pacifiee et puissante; et, de
meme que l'ame conduit le corps, l'Eglise gouvernera l'empire. Tu
seras place au-dessus des senateurs, des comtes et des patrices. Tu
feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
le baisera comme la relique d'un saint. Va!
Paphnuce repondit:
--Que la volonte de Dieu soit accomplie!
Et, faisant effort pour se mettre debout, il se preparait a descendre.
Mais la voix, devinant sa pensee, lui dit:
--Surtout, ne descends point par cette echelle. Ce serait agir comme
un homme ordinaire et meconnaitre les dons qui sont en toi. Mesure
mieux ta puissance, angelique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
doit voler dans les airs. Saute; les anges sont la pour te soutenir.
Saute donc!
Paphnuce repondit:
--Que la volonte de Dieu regne sur la terre et dans les cieux!
Balancant ses longs bras etendus comme les ailes depenaillees d'un
grand oiseau malade, il allait s'elancer, quand tout a coup un
ricanement hideux resonna a son oreille. Epouvante, il demanda:
--Qui donc rit ainsi?
--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au debut de notre
amitie; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Tres cher,
c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te temoigner toute ma
satisfaction de la docilite avec laquelle tu accomplis mes desirs.
Paphnuce, je suis content de toi!
Paphnuce murmura d'une voix etranglee par la peur:
--Arriere, arriere! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jesus sur
le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
Il retomba consterne sur la pierre.
--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tot? songeait-il. Plus miserable
que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esperent en moi,
j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus deprave que les
maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
jusqu'au discernement du nouveau-ne qui pleure quand on le tire du
sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maitre, de la
plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
faite, la luxure et l'orgueil y montaient a mon cote. Ce n'est pas la
grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
en subit de pareilles; et je veux bien que leurs epees transpercent ma
chair sous le regard des anges. J'en suis arrive meme a cherir mes
tortures, mais Dieu se tait et son silence m'etonne. Il me quitte, moi
qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
Il me fuit. Je veux courir apres lui. Cette pierre me brule les pieds.
Vite, partons, rattrapons Dieu.
Aussitot il saisit l'echelle qui demeurait appuyee a la colonne, y
posa les pieds et, ayant franchi un echelon, il se trouva face a face
avec la tete de la bete: elle souriait etrangement. Il lui fut certain
alors que ce qu'il avait pris pour le siege de son repos et de sa
gloire n'etait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
damnation. Il descendit a la hate tous les degres et toucha le sol.
Ses pieds avaient oublie la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
lui l'ombre de la colonne maudite, il les forcait a courir. Tout
dormait. Il traversa sans etre vu la grande place entouree de
cabarets, d'hotelleries et de caravanserails et se jeta dans une
ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
poursuivait en aboyant, ne s'arreta qu'aux premiers sables du desert.
Et Paphnuce s'en alla par la contree ou il n'y a de route que la piste
des betes sauvages. Laissant derriere lui les cabanes abandonnees par
les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
fuite desolee.
Enfin, pres d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
pas encore si Dieu etait loin, il decouvrit une ville muette qui
s'etendait a droite et a gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
l'horizon. Les demeures, largement isolees et pareilles les unes aux
autres, ressemblaient a des pyramides coupees a la moitie de leur
hauteur. C'etaient des tombeaux. Les portes en etaient brisees et l'on
voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyenes et des loups
qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
seuil, depouilles par les brigands et ronges par les betes. Ayant
traverse cette ville funebre, Paphnuce tomba extenue devant un tombeau
qui s'elevait a l'ecart pres d'une source couronnee de palmiers. Ce
tombeau etait tres orne et, comme il n'avait plus de porte, on
apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
serpents.
--Voila, soupira-t-il, ma demeure d'election, le tabernacle de mon
repentir et de ma penitence.
Il s'y traina, chassa du pied les reptiles et demeura prosterne sur la
dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla a la
fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
genre de vie etait bon, il en fit la regle de son existence. Depuis le
matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
Or, un jour qu'il etait ainsi prosterne, il entendit une voix qui
disait:
--Regarde ces images afin de t'instruire.
Alors, levant la tete, il vit sur les parois de la chambre des
peintures qui representaient des scenes riantes et familieres. C'etait
un ouvrage tres ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
joues etaient toutes gonflees; d'autres plumaient des oies ou
faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
un chasseur rapportait sur ses epaules une gazelle percee de fleches.
La, des paysans s'occupaient aux semailles, a la moisson, a la
recolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flutes
et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
brillait dans ses cheveux noirs, finement nattes. Sa robe transparente
laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
etaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourne
de profil. Et cette figure etait exquise. Paphnuce l'ayant consideree
baissa les yeux et repondit a la voix:
--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
representent les journees terrestres de l'idolatre dont le corps
repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgre leurs
vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanite!...
--Il est mort, mais il a vecu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
tu n'auras pas vecu.
A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
paupieres, le regardait fixement. A son tour elle parla:
--Vois: je suis mysterieuse et belle. Aime-moi; epuise dans mes bras
l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
m'echapper: je suis la beaute de la femme. Ou penses-tu me fuir,
insense? Tu retrouveras mon image dans l'eclat des fleurs et dans la
grace des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
clartes de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
toi-meme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entoure de
bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressee sur son coeur. Il
y a mille ans qu'il a recu le dernier baiser de ma bouche, et son
sommeil en est encore parfume. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
Thais. Tu es un moine instruit et tres avance dans la connaissance des
choses. Tu as voyage, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
Souvent une journee qu'on passe dehors apporte plus de nouveautes que
dix annees pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
avoir entendu dire que Thais a vecu jadis dans Sparte sous le nom
d'Helene. Elle eut dans Thebes Hecatompyle une autre existence. Et
Thais de Thebes, c'etait moi. Comment ne l'as-tu pas devine? J'ai
pris, vivante, ma large part des peches du monde, et maintenant
reduite ici a l'etat d'ombre, je suis encore tres capable de prendre
tes peches, moine bien-aime. D'ou vient ta surprise? Il etait pourtant
certain que partout ou tu irais, tu retrouverais Thais.
Il se frappait le front contre la dalle et criait d'epouvante. Et
chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
parlait d'une voix claire, melee de souffles frais. Et, comme le saint
homme resistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:
--Aime-moi; cede, ami. Tant que tu me resisteras, je te tourmenterai.
Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
s'il le faut, que tu sois mort. Etant magicienne, je saurai faire
entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demande en vain. Et songe,
Paphnuce, a l'etrangete de ta situation, quand ton ame bienheureuse
verra du haut du ciel son propre corps se livrer au peche. Dieu, qui a
promis de te rendre ce corps apres le jugement dernier et la
consommation des siecles, sera lui-meme fort embarrasse! Comment
pourra-t-il installer dans la gloire celeste une forme humaine habitee
par un diable et gardee par une sorciere? Tu n'as pas songe a cette
difficulte. Dieu non plus, peut-etre. Entre nous, il n'est pas bien
subtil. La plus simple magicienne le trompe aisement, et s'il n'avait
ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
serpent, son adversaire. Celui-la est un merveilleux artiste. Je ne
suis si belle que parce qu'il a travaille a ma parure. C'est lui qui
m'a enseigne a natter mes cheveux et a me faire des doigts de rose et
des ongles d'agate. Tu l'as trop meconnu. Quand tu es venu te loger
dans ce tombeau, tu as chasse du pied les serpents qui y habitaient,
sans t'inquieter de savoir s'ils etaient de sa famille, et tu as
ecrase leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
une mechante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
etait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voila brouille avec la
science et la beaute; tu es tout a fait miserable, et Iaveh ne vient
point a ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Etant aussi
grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la creation serait
bousculee. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
Paphnuce n'ignorait pas les prodiges operes par les arts magiques. Il
songeait dans sa grande inquietude:
--Peut-etre le mort enseveli a mes pieds sait-il les paroles ecrites
dans ce livre mysterieux, qui demeure cache non loin d'ici au fond
d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumiere du soleil et
le sourire des femmes.
Sa peur etait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
comme de leur vivant, et qu'il les vit s'unir. Parfois, il croyait
entendre le souffle leger des baisers.
Tout lui etait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
tenait prosterne selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:
--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'epouvante. Il y a des
hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent males. Il y a
des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
hommes sans tete, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
De bonne foi, crois-tu que Jesus-Christ soit mort pour le salut de ces
hommes?
Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumiere une
large chaussee, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussee,
Aristobule et Chereas passaient au galop de leurs chevaux syriens et
l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
hommes. Sous un portique Callicrate declamait des vers; l'orgueil
satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
jardin, Zenothemis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
aux ailes d'azur. Vetu de blanc et coiffe d'une mitre etincelante,
Hermodore meditait sous un persea sacre, qui portait, en guise de
fleurs, de petites tetes au pur profil, coiffees, comme les deesses
des Egyptiens, de vautours, d'eperviers ou du disque brillant de la
lune; tandis qu'a l'ecart au bord d'une fontaine, Nicias etudiait sur
une sphere armillaire le mouvement harmonieux des astres.
Puis une femme voilee s'approcha du moine tenant a la main un rameau
de myrte. Et elle lui dit:
--Regarde. Les uns cherchent la beaute eternelle et ils mettent
l'infini dans leur vie ephemere. Les autres vivent sans grande pensee.
Mais par cela seul qu'ils cedent a la belle nature, ils sont heureux
et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire a
l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
serais!
Et la vision s'evanouit.
C'est ainsi que Paphnuce etait tente sans treve dans son corps et dans
son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
de ce tombeau etait plus peuplee qu'un carrefour de grande ville. Les
demons y poussaient de grands eclats de rire, et des millions de
larves, d'empuses, de lemures y accomplissaient le simulacre de tous
les travaux de la vie. Le soir, quand il allait a la fontaine, des
satyres meles a des faunesses dansaient autour de lui et
l'entrainaient dans leurs rondes lascives. Les demons ne le
craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscenes
et de coups. Un jour un diable, qui n'etait pas plus haut que le bras,
lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
Il songeait:
--Pensee, ou m'as-tu conduit?
Et il resolut de travailler de ses mains afin de procurer a son esprit
le repos dont il avait besoin. Pres de la fontaine, des bananiers aux
larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
tiges qu'il porta dans le tombeau. La, il les broya sous une pierre et
les reduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
qu'un diable lui avait volee. Les demons en eprouverent quelque
contrariete: ils cesserent leur vacarme et la joueuse de cinnor
elle-meme, renoncant a la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
Paphnuce, tout en ecrasant les tiges des bananiers, rassurait son
courage et sa foi.
--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
a l'ame, elle a garde l'esperance. En vain les diables, en vain cette
damnee voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
repondrai par la bouche de l'apotre Jean: "Au commencement etait le
Verbe et le Verbe etait Dieu." C'est ce que je crois fermement, et si
ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
vie, et c'est la foi seule qui sauve.
Il exposait au soleil et a la rosee les fibres detachees, et chaque
matin, il prenait soin de les retourner pour les empecher de pourrir,
et il se rejouissait de sentir renaitre en lui la simplicite de
l'enfance. Quand il eut tisse sa corde, il coupa des roseaux pour en
faire des nattes et des corbeilles. La chambre sepulcrale ressemblait
a l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisement du travail a
la priere. Pourtant Dieu ne lui etait pas favorable, car une nuit il
fut reveille par une voix qui le glaca d'horreur; il avait devine que
c'etait celle du mort.
La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement leger:
--Helene! Helene! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
dont la bouche effleurait l'oreille du moine, repondit:
--Ami, je ne puis me lever: un homme est couche sur moi.
Tout a coup, Paphnuce s'apercut que sa joue reposait sur le sein d'une
femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, degagee a demi, soulevait
sa poitrine. Alors il etreignit desesperement cette fleur de chair
tiede et parfumee et, consume du desir de la damnation, il cria:
--Reste, reste, mon ciel!
Mais elle etait deja debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
de la lune argentaient son sourire.
--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit a un
amoureux doue d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as peche. Que
te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.
Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
priere plus douce qu'une plainte:
--Jesus, mon Jesus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger ou je
suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pere ne m'aime
plus, puisqu'il ne m'ecoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui a
moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
plaindre. Mais toi, tu es ne d'une femme et c'est pourquoi j'espere en
toi. Souviens-toi que tu as ete homme. Je t'implore, non parce que tu
es Dieu de Dieu, lumiere de lumiere, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
parce que tu vecus pauvre et faible, sur cette terre ou je souffre,
parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
glaca ton front. C'est ton humanite que je prie, mon Jesus, mon frere
Jesus!
Apres qu'il eut prie ainsi, en se tordant les mains, un formidable
eclat de rire ebranla les murs du tombeau, et la voix qui avait
resonne sur le faite de la colonne dit en ricanant:
--Voila une oraison digne du breviaire de Marcus l'heretique. Paphnuce
est arien! Paphnuce est arien!
Comme frappe de la foudre le moine tomba inanime.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revetus
de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
recitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
palmes.
--Comme nous traversions le desert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
des cris dans ce tombeau et, etant entres, nous t'avons vu gisant
inerte sur la dalle. Sans doute des demons t'avaient terrasse et ils
se sont enfuis a notre approche.
Paphnuce, soulevant la tete, demanda d'une voix faible:
--Mes freres, qui etes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
vos mains? N'est-point en vue de ma sepulture?
Il lui fut repondu:
--Frere, ne sais-tu pas que notre pere Antoine, age de cent cinq ans,
et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin ou il s'etait
retire et vient benir les innombrables enfants de son ame. Nous nous
rendons avec des palmes au-devant de notre pere spirituel. Mais toi,
frere, comment ignores-tu un si grand evenement? Est-il possible qu'un
ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.
--Helas! repondit Paphnuce, je ne merite pas une telle grace, et les
seuls hotes de cette demeure sont des demons et des vampires. Priez
pour moi! Je suis Paphnuce, abbe d'Antinoe, le plus miserable des
serviteurs de Dieu.
Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
louanges. Celui qui avait deja pris la parole s'ecria avec admiration:
--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, celebre par de tels
travaux qu'on doute s'il n'egalera pas un jour le grand Antoine
lui-meme. Tres venerable, c'est toi qui as converti a Dieu la
courtisane Thais et qui, eleve sur une haute colonne, as ete ravi par
les Seraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stele,
virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
d'une blanche nuee, et ta droite etendue benissait les demeures des
hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
gemissement monta vers la stele decouronnee. Mais Flavien, ton
disciple, publia le miracle et prit a ta place le gouvernement des
moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en reve emporte par
des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
pu echappera la mort. Je suis Zozime, abbe de ces solitaires que tu
vois prosternes a tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
afin que tu benisses le pere avec les enfants. Puis, tu nous conteras
les merveilles que Dieu a daigne accomplir par ton entremise.
--Loin de m'avoir favorise comme tu crois, repondit Paphnuce, le
Seigneur m'a eprouve par d'effroyables tentations. Je n'ai point ete
ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est elevee a mes yeux
et elle a marche devant moi. J'ai vecu dans un songe. Hors de Dieu
tout est reve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armee de l'erreur
etait innombrable. Elle me poursuit et je suis environne d'epees.
Zozime repondit:
--Venerable pere, il faut considerer que les saints et specialement
les saints solitaires subissent de terribles epreuves. Si tu n'as pas
ete porte au ciel dans les bras des seraphins, il est certain que le
Seigneur a accorde cette grace a ton image, puisque Flavien, les
moines et le peuple ont ete temoins de ton ravissement.
Cependant Paphnuce resolut d'aller recevoir la benediction d'Antoine.
--Frere Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
au-devant de notre pere.
--Allons! repliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
sont les soldats par excellence. Toi et moi, etant abbes, nous
marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.
Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:
--Dieu est l'unite, car il est la verite qui est une. Le monde est
divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se detourner de tous les
spectacles de la nature, meme des plus innocents en apparence. Leur
diversite qui les rend agreables est le signe qu'ils sont mauvais.
C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
dormantes sans que mon ame se voile de melancolie. Tout ce que
percoivent les sens est detestable. Le moindre grain de sable apporte
un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compose de
toutes les tentations eparses dans l'air leger, sur la terre fleurie,
dans les eaux claires. Heureux celui dont l'ame est un vase scelle!
Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
rien du monde afin de comprendre Dieu!
Zozime, ayant medite ces paroles, y repondit de la sorte:
--Pere venerable, il convient que je t'avoue mes peches, puisque tu
m'as montre ton ame. Ainsi nous nous confesserons l'un a l'autre,
selon l'usage apostolique. Avant que d'etre moine, j'ai mene dans le
siecle une vie abominable. A Madaura, ville celebre par ses
courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
soupais en compagnie de jeunes debauches et de joueuses de flute, et
je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
toi n'imaginerait jamais jusqu'ou m'emportait la fureur de mes desirs.
Il me suffira de te dire qu'elle n'epargnait ni les matrones ni les
religieuses et se repandait en adulteres et en sacrileges. J'excitais
par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'etais chretien et je gardais,
dans mes egarements, ma foi en Jesus crucifie. Ayant devore mes biens
en debauches, je ressentais deja les premieres atteintes de la
pauvrete, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
deperir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
soutenaient plus; ses mains inquietes refusaient de le servir; ses
yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
sommeillait. Car pour le chatier d'avoir vecu comme les betes, Dieu
l'avait change en bete. La perte de mes biens m'avait deja inspire des
reflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus precieux
encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
monde et me retirai dans le desert. J'y goute depuis vingt ans une
paix que rien n'a troublee. J'exerce avec mes moines les professions
de tisserand, d'architecte, de charpentier et meme de scribe, quoique,
a vrai dire, j'aie peu de gout pour l'ecriture, ayant toujours a la
pensee prefere l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
sont sans reves, et j'estime que la grace du Seigneur est en moi parce
qu'au milieu des peches les plus horribles j'ai toujours garde
l'esperance.
En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:
--Seigneur, cet homme souille de tant de crimes, cet adultere, ce
sacrilege, tu le regardes avec douceur, et tu te detournes de moi, qui
ai toujours observe tes commandements! Que ta justice est obscure, o
mon Dieu! et que tes voies sont impenetrables!
Zozime etendit les bras:
--Regarde, pere venerable: on dirait des deux cotes de l'horizon, des
files noires de fourmis emigrantes. Ce sont nos freres qui vont, comme
nous, au-devant d'Antoine.
Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils decouvrirent un
spectacle magnifique. L'armee des religieux s'etendait sur trois rangs
en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
desert, la crosse a la main, et leurs barbes pendaient jusqu'a terre.
Les moines, gouvernes par les abbes Ephrem et Serapion, ainsi que tous
les cenobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derriere eux
apparaissaient les ascetes venus des rochers lointains. Les uns
portaient sur leurs corps noircis et desseches d'informes lambeaux,
d'autres n'avaient pour vetements que des roseaux lies en botte avec
des viornes. Plusieurs etaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
poil epais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous a la main une
palme verte; l'on eut dit un arc-en-ciel d'emeraude et ils etaient
comparables aux choeurs des elus, aux murailles vivantes de la cite de
Dieu.
Il regnait dans l'assemblee un ordre si parfait que Paphnuce trouva
sans peine les moines de son obeissance. Il se placa pres d'eux, apres
avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout a coup s'eleva
une immense clameur:
--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voila le grand saint!
voila celui contre lequel l'enfer n'a point prevalu, le bien-aime de
Dieu! Notre pere Antoine!
Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternerent dans
le sable.
Du faite d'une colline, dans l'immensite deserte, Antoine s'avancait
soutenu par ses disciplines bien-aimes, Macaire et Amathas. Il
marchait a pas lents, mais sa taille etait droite encore et l'on
sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
s'etalait sur sa large poitrine, son crane poli jetait des rayons de
lumiere comme le front de Moise. Ses yeux avaient le regard de
l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
leva, pour benir son peuple, ses bras fatigues par un siecle de
travaux inouis, et sa voix jeta ses derniers eclats dans cette parole
d'amour:
--Que tes pavillons sont beaux, o Jacob! Que tes tentes sont aimables,
o Israel!
Aussitot, d'un bout a l'autre de la muraille animee, retentit comme un
grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
craint le Seigneur_.
Cependant, accompagne de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
rangs des anciens, des anachoretes et des cenobites. Ce voyant, qui
avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
avait gouverne l'Eglise chretienne, ce saint qui avait soutenu la foi
des martyrs aux jours de l'epreuve supreme, ce docteur dont
l'eloquence avait foudroye l'heresie, parlait tendrement a chacun de
ses fils et leur faisait des adieux familiers, a la veille de sa mort
bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
Il disait aux abbes Ephrem et Serapion:
--Vous commandez de nombreuses armees et vous etes tous deux
d'illustres strateges. Aussi serez-vous revetus dans le ciel d'une
armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
de ses milices.
Apercevant le vieillard Palemon, il l'embrassa et dit:
--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son ame repand un
parfum aussi suave que la fleur des feves qu'il seme chaque annee.
A l'abbe Zozime il parla de la sorte:
--Tu n'as pas desespere de la bonte divine, c'est pourquoi la paix du
Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
corruption.
Il tenait a tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
disait:
--L'apotre a vu autour du trone de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
vetus de robes blanches et la tete couronnee.
Aux jeunes hommes:
--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
C'est ainsi que, parcourant le front de son armee filiale, il semait
les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba a genoux,
dechire entre la crainte et l'esperance.
--Mon pere, mon pere, cria-t-il dans son angoisse, mon pere! viens a
mon secours, car je peris. J'ai donne a Dieu l'ame de Thais, j'ai
habite le faite d'une colonne et la chambre d'un sepulcre. Mon front,
sans cesse prosterne, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
Et pourtant Dieu s'est retire de moi. Benis-moi, mon pere, et je serai
sauve; secoue l'hysope et je serai lave et je brillerai comme la
neige.
Antoine ne repondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoe ce regard
dont nul ne pouvait soutenir l'eclat. Ayant arrete sa vue sur Paul,
qu'on nommait le Simple, il le considera longtemps puis il lui fit
signe d'approcher. Comme ils s'etonnaient tous que le saint s'adressat
a un homme prive de sens, Antoine dit:
--Dieu a accorde a celui-ci plus de graces qu'a aucun de vous. Leve
les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
delia.
--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orne de tentures de pourpre et
d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
ame n'en approche, sinon l'elue a qui le lit est destine.
Croyant que ce lit etait le symbole de sa glorification, Paphnuce
rendait deja graces a Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
d'ecouter le Simple qui murmurait dans l'extase:
--Les trois vierges me parlent; elles me disent: "Une sainte est pres
de quitter la terre; Thais d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
dresse le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
Crainte et l'Amour."
Antoine demanda:
--Doux enfant, que vois-tu encore?
Paul promena vainement ses regards du zenith au nadir, du couchant au
levant, quand tout a coup ses yeux rencontrerent l'abbe d'Antinoe. Une
sainte epouvante palit son visage, et ses prunelles refleterent des
flammes invisibles.
--Je vois, murmura-t-il, trois demons qui, pleins de joie, s'appretent
a saisir cet homme. Ils sont a la semblance d'une tour, d'une femme et
d'un mage. Tous trois portent leur nom marque au fer rouge; le premier
sur le front, le second sur le ventre, le troisieme sur la poitrine,
et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.
Ayant ainsi parle, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
dans sa simplicite.
Et comme les moines d'Antinoe regardaient Antoine avec inquietude, le
saint prononca ces seuls mots:
--Dieu a fait connaitre son jugement equitable. Nous devons l'adorer
et nous taire.
Il passa. Il allait benissant. Le soleil, descendu a l'horizon,
l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, demesurement grandie par une
faveur du ciel, se deroulait derriere lui comme un tapis sans fin, en
signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
hommes.
Debout mais foudroye, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
parole unique emplissait ses oreilles: "Thais va mourir!" Une telle
pensee ne lui etait jamais venue. Vingt ans, il avait contemple une
tete de momie et voici que l'idee que la mort eteindrait les yeux de
Thais l'etonnait desesperement.
"Thais va mourir!" Parole incomprehensible! "Thais va mourir!" En ces
trois mots, quel sens terrible et nouveau! "Thais va mourir!" Alors
pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la creation?
"Thais va mourir!" A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. "La
revoir, la voir encore!" Il se mit a courir. Il ne savait ou il etait,
ni ou il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entiere
certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montee par des
Nubiens et la, couche a l'avant, les yeux devorant l'espace, il cria,
de douleur et de rage:
--Fou, fou que j'etais de n'avoir pas possede Thais quand il en etait
temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
qu'elle! O demence! J'ai songe a Dieu, au salut de mon ame, a la vie
eternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
vu Thais. Comment n'ai-je pas senti que l'eternite bienheureuse etait
dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
de sens et n'est qu'un mauvais reve? O stupide! tu l'as vue et tu as
desire les biens de l'autre monde. O lache! tu l'as vue et tu as
craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils a
t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eut donne? O
lamentable insense, qui cherchais la bonte divine ailleurs que sur les
levres de Thais! Quelle main etait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
petris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abime
dans les enchantements indicibles de son sein devoile! Tu as ecoute la
voix jalouse qui te disait: "Abstiens-toi." Dupe, dupe, triste dupe! O
regrets! O remords! O desespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
enfer la memoire de l'heure inoubliable et de crier a Dieu: "Brule ma
chair, desseche tout le sang de mes veines, fais eclater mes os, tu ne
m'oteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraichit par les
siecles des siecles!... Thais va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
comme je me moque de ton enfer! Thais va mourir et elle ne sera jamais
a moi, jamais, jamais!"
Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
journees entieres couche sur le ventre, repetant:
--Jamais! jamais! jamais!
Puis, a l'idee qu'elle s'etait donnee et que ce n'etait pas a lui,
qu'elle avait repandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
avait pas trempe ses levres, il se dressait debout, farouche, et
hurlait de douleur. Il se dechirait la poitrine avec ses ongles et
mordait la chair de ses bras. Il songeait:
--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimes.
L'idee de ces meurtres l'emplissait d'une fureur delicieuse. Il
meditait d'egorger Nicias lentement, a loisir, en le regardant
jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout a coup. Il
pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
inconnue amollissait son ame. Il lui prenait envie de se jeter au cou
du compagnon de son enfance et de lui dire: "Nicias, je t'aime,
puisque tu l'as aimee. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
disait." Et sans cesse le fer de cette parole lui percait le coeur:
"Thais va mourir!"
--Clartes du jour! ombres argentees de la nuit, astre, cieux, arbres
aux cimes tremblantes, betes sauvages, animaux familiers, ames
anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: "Thais va mourir!"
Lumieres, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
pensees de l'univers! "Thais va mourir!..." Elle etait la beaute du
monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grace.
Ce vieillard et ces sages assis pres d'elle, au banquet d'Alexandrie,
qu'ils etaient aimables! que leur parole etait harmonieuse! L'essaim
des riantes apparences voltigeait sur leurs levres et la volupte
parfumait toutes leurs pensees. Et parce que le souffle de Thais etait
sur eux tout ce qu'ils disaient etait amour, beaute, verite. L'impiete
charmante pretait sa grace a leurs discours. Ils exprimaient aisement
la splendeur humaine. Helas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
Thais va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
peux-tu seulement mourir, embryon desseche, foetus macere dans le fiel
et les pleurs arides? Avorton miserable, penses-tu gouter la mort, toi
qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
Je l'espere, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache a la face. Il faut
bien que je trouve un enfer eternel, afin d'y exhaler l'eternite de
rage qui est en moi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des l'aube, Albine recut l'abbe d'Antinoe au seuil des Cellules.
--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, venerable pere, car
sans doute tu viens benir la sainte que tu nous avais donnee. Tu sais
que Dieu, dans sa clemence, l'appelle a lui; et comment ne saurais-tu
pas une nouvelle que les anges ont portee de desert en desert? Il est
vrai. Thais touche a sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
parmi nous. Apres ton depart, comme elle etait enfermee dans la
cellule marquee de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
flute semblable a celles dont jouent aux festins les filles de sa
profession. Ce que je faisais etait pour qu'elle ne tombat pas dans la
melancolie et pour qu'elle n'eut pas moins de grace et de talent
devant Dieu qu'elle n'en avait montre au regard des hommes. Je n'avais
pas agi sans prudence; car Thais celebrait tout le jour sur la flute
les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
cette flute invisible disaient: "Nous entendons le rossignol des
bocages celestes, le cygne mourant de Jesus crucifie." C'est ainsi que
Thais accomplissait sa penitence, quand, apres soixante jours, la
porte que tu avais scellee s'ouvrit d'elle-meme et le sceau d'argile
se rompit sans qu'aucune main humaine l'eut touche. A ce signe je
reconnus que l'epreuve que tu avais imposee devait cesser et que Dieu
pardonnait les peches de la joueuse de flute. Des lors, elle partagea
la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
edifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle etait
triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle etait attachee
a Dieu par la foi, l'esperance et l'amour, je ne craignis pas
d'employer son art et meme sa beaute a l'edification de ses soeurs. Je
l'invitais a representer devant nous les actions des femmes fortes et
des vierges sages de l'Ecriture. Elle imitait Esther, Debora, Judith,
Marie, soeur de Lazare, et Marie, mere de Jesus. Je sais, venerable
pere, que ton austerite s'alarme a l'idee de ces spectacles. Mais tu
aurais ete touche toi-meme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
scenes, repandre des pleurs veritables et tendre au ciel ses bras
comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
regle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
donnent pas les memes fleurs. Toutes les ames ne se sanctifient pas de
la meme maniere. Il faut considerer aussi que Thais s'est donnee a
Dieu quand elle etait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
point unique, est du moins tres rare... Cette beaute, son vetement
naturel, ne l'a pas encore quittee apres trois mois de la fievre dont
elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse a voir
le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, pres du puits,
sous l'antique figuier, a l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
ont coutume de tenir leurs assemblees; tu l'y trouveras, pere
venerable; mais hate-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'edification
du monde.
Paphnuce suivit Albine dans la cour inondee de lumiere matinale. Le
long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
Sur un lit, a l'ombre du figuier, Thais reposait toute blanche, les
bras en croix. Debout a ses cotes, des femmes voilees recitaient les
prieres de l'agonie.
--_Aie pitie de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuetude et efface
mon iniquite selon la multitude de tes misericordes_!
Il l'appela:
--Thais!
Elle souleva les paupieres et tourna du cote de la voix les globes
blancs de ses yeux.
Albine fit signe aux femmes voilees de s'eloigner de quelques pas.
--Thais! repeta le moine.
Elle souleva la tete; un souffle leger sortit de ses levres blanches:
--C'est toi, mon pere?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-la, mon pere, je suis
nee a l'amour... a la vie.
Elle se tut et laissa retomber sa tete.
La mort etait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
Rompant le silence auguste, une tourterelle eleva sa voix plaintive.
Puis les sanglots du moine se melerent a la psalmodie des vierges.
--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes peches. Car je
connais mon injustice et mon crime se leve sans cesse contre moi._
Tout a coup Thais se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
s'ouvrirent tout grands; et, les regards envoles, les bras tendus vers
les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraiche:
--Les voila, les roses de l'eternel matin!
Ses yeux brillaient; une legere ardeur colorait ses tempes. Elle
revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouille,
l'enlaca de ses bras noirs.
--Ne meurs pas, criait-il d'une voix etrange qu'il ne reconnaissait
pas lui-meme. Je t'aime, ne meurs pas! Ecoute, ma Thais. Je t'ai
trompee, je n'etais qu'un fou miserable. Dieu, le ciel, tout cela
n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
etres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
precieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, o ma bien-aimee,
et dis: "Je vivrai, je veux vivre." Thais, Thais, leve-toi!
Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.
Elle murmura:
--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophetes et les saints...
le bon Theodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
sourit et m'appelle... Deux seraphins viennent a moi. Ils
approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.
Elle poussa un soupir d'allegresse et sa tete retomba inerte sur
l'oreiller. Thais etait morte. Paphnuce, dans une etreinte desesperee,
la devorait de desir, de rage et d'amour.
Albine lui cria:
--Va-t'en, maudit!
Et elle posa doucement ses doigts sur les paupieres de la morte.
Paphnuce recula chancelant; les yeux brules de flammes et sentant la
terre s'ouvrir sous ses pas.
Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:
--_Beni soit le Seigneur, le dieu d'Israel_.
Brusquement la voix s'arreta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
du moine et elles fuyaient d'epouvante en criant:
--Un vampire! un vampire!
Il etait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
sentit sa laideur.
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