The Project Gutenberg EBook of Les Indes Noires, by Jules Verne
(#24 in our series by Jules Verne)
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Title: Les Indes Noires
Author: Jules Verne
Release Date: February, 2004 [EBook #5081]
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[Date last updated: January 16, 2005]
Edition: 10
Language: French
Character set encoding: ASCII
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LES INDES NOIRES ***
This eBook was produced by Norman Wolcott.
Les Indes noires
par
JULES VERNE
TABLE DES MATIERES
I Deux lettres contradictoires
II Chemin faisant
III Le sous-sol du Royaume-Uni
IV La fosse Dochart
V La Famille Ford
VI Quelques phenomenes inexplicables
VII Une experience de Simon Ford
VIII Un coup de dynamite
IX La Nouvelle-Aberfoyle
X Aller et retour
XI Les Dames de feu
XII Les Exploits de Jack Ryan
XIII Coal-city
XIV Suspendu a un fil
XV Nell au cottage
XVI Sur l'echelle oscillante
XVII Un lever de soleil
XVIII Du lac Lomond au lac Katrine
XIX Une derniere menace
XX Le penitent
XXI Le mariage de Nell
XXII La legende du vieux Silfax
------------------------------------------------------------------------
I
Deux lettres contradictoires
_<< Mr. J. R. Starr, ingenieur,_
_ << 30, Canongate._
_ << Edimbourg._
<< Si monsieur James Starr veut se rendre demain aux houilleres
d'Aberfoyle, fosse Dochart, puits Yarrow, il lui sera fait une
communication de nature a l'interesser.
<< Monsieur James Starr sera attendu, toute la journee, a la gare de
Callander, par Harry Ford, fils de l'ancien overman Simon Ford.
<< Il est prie de tenir cette invitation secrete. >>
Telle fut la lettre que James Starr recut par le premier courrier a la
date du 3 decembre 18.., -- lettre qui portait le timbre du bureau de
poste d'Aberfoyle, comte de Stirling, Ecosse.
La curiosite de l'ingenieur fut piquee au vif. Il ne lui vint meme pas
a la pensee que cette lettre put renfermer une mystification. Il
connaissait, de longue date, Simon Ford, l'un des anciens contremaitres
des mines d'Aberfoyle, dont lui, James Starr, avait ete, pendant vingt
ans, le directeur, -- ce que, dans les houilleres anglaises, on appelle
le << viewer >>.
James Starr etait un homme solidement constitue, auquel ses
cinquante-cinq ans ne pesaient pas plus que s'il n'en eut porte que
quarante. Il appartenait a une vieille famille d'Edimbourg, dont il
etait l'un des membres les plus distingues. Ses travaux honoraient la
respectable corporation de ces ingenieurs qui devorent peu a peu le
sous-sol carbonifere du Royaume-Uni, aussi bien a Cardiff, a Newcastle
que dans les bas comtes de l'Ecosse. Toutefois, c'etait plus
particulierement au fond de ces mysterieuses houilleres d'Aberfoyle,
qui confinent aux mines d'Alloa et occupent une partie du comte de
Stirling, que le nom de Starr avait conquis l'estime generale. La
s'etait ecoulee presque toute son existence. En outre, James Starr
faisait partie de la Societe des antiquaires ecossais, dont il avait
ete nomme president. Il comptait aussi parmi les membres les plus
actifs de << Royal Institution >>, et la _Revue d'Edimbourg_ publiait
frequemment de remarquables articles signes de lui. C'etait, on le
voit, un de ces savants pratiques auxquels est due la prosperite de
l'Angleterre. Il tenait un haut rang dans cette vieille capitale de
l'Ecosse, qui, non seulement au point de vue physique, mais encore au
point de vue moral, a pu meriter le nom d'<< Athenes du Nord >>.
On sait que les Anglais ont donne a l'ensemble de leurs vastes
houilleres un nom tres significatif. Ils les appellent tres justement
les << Indes noires >>, et ces Indes ont peut-etre plus contribue que les
Indes orientales a accroitre la surprenante richesse du Royaume-Uni.
La, en effet, tout un peuple de mineurs travaille, nuit et jour, a
extraire du sous-sol britannique le charbon, ce precieux combustible,
indispensable element de la vie industrielle.
A cette epoque, la limite de temps, assignee par les hommes speciaux a
l'epuisement des houilleres, etait fort reculee, et la disette n'etait
pas a craindre a court delai. Il y avait encore a exploiter largement
les gisements carboniferes des deux mondes. Les fabriques, appropriees
a tant d'usages divers, les locomotives, les locomobiles, les steamers,
les usines a gaz, etc., n'etaient pas pres de manquer du combustible
mineral. Seulement, la consommation s'etait tellement accrue pendant
ces dernieres annees, que certaines couches avaient ete epuisees jusque
dans leurs plus maigres filons. Abandonnees maintenant, ces mines
trouaient et sillonnaient inutilement le sol de leurs puits delaisses
et de leurs galeries desertes.
Tel etait, precisement, le cas des houilleres d'Aberfoyle.
Dix ans auparavant, la derniere benne avait enleve la derniere tonne de
houille de ce gisement. Le materiel du << fond [1*] >>, machines
destinees a la traction mecanique sur les rails des galeries, berlines
formant les trains subterranes, tramways souterrains, cages desservant
les puits d'extraction, tuyaux dont l'air comprime actionnait des
perforatrices, -- en un mot, tout ce qui constituait l'outillage
d'exploitation avait ete retire des profondeurs des fosses et abandonne
a la surface du sol. La houillere, epuisee, etait comme le cadavre d'un
mastodonte de grandeur fantastique, auquel on a enleve les divers
organes de la vie et laisse seulement l'ossature.
De ce materiel, il n'etait reste que de longues echelles de bois,
desservant les profondeurs de la houillere par le puits Yarow le seul
qui donnat maintenant acces aux galeries inferieures de la fosse
Dochart, depuis la cessation des travaux.
A l'exterieur, les batiments, abritant autrefois aux travaux du << jour
>>, indiquaient encore la place ou avaient ete fonces les puits de
ladite fosse, completement abandonnee, comme l'etaient les autres
fosses, dont l'ensemble constituait les houilleres d'Aberfoyle.
Ce fut un triste jour, lorsque, pour la derniere fois, les mineurs
quitterent la mine, dans laquelle ils avaient vecu tant d'annees.
L'ingenieur James Starr avait reuni ces quelques milliers de
travailleurs, qui composaient l'active et courageuse population de la
houillere. Piqueurs, rouleurs, conducteurs, remblayeurs, boiseurs,
cantonniers, receveurs, basculeurs, forgerons, charpentiers, tous,
femmes, enfants, vieillards, ouvriers du fond et du jour, etaient
rassembles dans l'immense cour de la fosse Dochart, autrefois encombree
du trop-plein de la houillere.
Ces braves gens, que les necessites de l'existence allaient disperser
-- eux, qui pendant de longues annees, s'etaient succede de pere en
fils dans la vieille Aberfoyle --, attendaient, avant de la quitter
pour jamais, les derniers adieux de l'ingenieur. La Compagnie leur
avait fait distribuer, a titre de gratification, les benefices de
l'annee courante. Peu de chose, en verite, car le rendement des filons
avait depasse de bien peu les frais d'exploitation; mais cela devait
leur permettre d'attendre qu'ils fussent embauches, soit dans les
houilleres voisines, soit dans les fermes ou les usines du comte.
James Starr se tenait debout, devant la porte du vaste appentis, sous
lequel avaient si longtemps fonctionne les puissantes machines a vapeur
du puits d'extraction.
Simon Ford, l'overman de la fosse Dochart, alors age de cinquante-cinq
ans, et quelques autres conducteurs de travaux l'entouraient.
James Starr se decouvrit. Les mineurs, chapeau bas, gardaient un
profond silence.
Cette scene d'adieux avait un caractere touchant, qui ne manquait pas
de grandeur.
<< Mes amis, dit l'ingenieur, le moment de nous separer est venu. Les
houilleres d'Aberfoyle, qui, depuis tant d'annees, nous reunissaient
dans un travail commun, sont maintenant epuisees. Nos recherches n'ont
pu amener la decouverte d'un nouveau filon, et le dernier morceau de
houille vient d'etre extrait de la fosse Dochart ! >>
Et, a l'appui de sa parole, James Starr montrait aux mineurs un bloc de
charbon qui avait ete garde au fond d'une benne.
<< Ce morceau de houille, mes amis, reprit James Starr, c'est comme le
dernier globule du sang qui circulait a travers les veines de la
houillere ! Nous le conserverons, comme nous avons conserve le premier
fragment de charbon extrait, il y a cent cinquante ans, des gisements
d'Aberfoyle. Entre ces deux morceaux, bien des generations de
travailleurs se sont succede dans nos fosses ! Maintenant, c'est fini !
Les dernieres paroles que vous adresse votre ingenieur sont des paroles
d'adieu. Vous avez vecu de la mine, qui s'est videe sous votre main. Le
travail a ete dur, mais non sans profit pour vous. Notre grande famille
va se disperser, et il n'est pas probable que l'avenir en reunisse
jamais les membres epars. Mais n'oubliez pas que nous avons longtemps
vecu ensemble, et que, chez les mineurs d'Aberfoyle, c'est un devoir de
s'entraider. Vos anciens chefs ne l'oublieront pas, non plus. Quand on
a travaille ensemble, on ne saurait etre des etrangers les uns pour les
autres. Nous veillerons sur vous, et, partout ou vous irez en honnetes
gens, nos recommandations vous suivront. Adieu donc, mes amis, et que
le Ciel vous assiste ! >>
Cela dit, James Starr pressa dans ses bras le plus vieil ouvrier de la
houillere, dont les yeux s'etaient mouilles de larmes. Puis, les
overmen des differentes fosses vinrent serrer la main de l'ingenieur,
pendant que les mineurs agitaient leur chapeau et criaient :
<< Adieu, James Starr, notre chef et notre ami ! >>
Ces adieux devaient laisser un imperissable souvenir dans tous ces
braves cœurs. Mais, peu a peu, il le fallut, cette population
quitta tristement la vaste cour. Le vide se fit autour de James Starr.
Le sol noir des chemins, conduisant a la fosse Dochart, retentit une
derniere fois sous le pied des mineurs, et le silence succeda a cette
bruyante animation, qui avait empli jusqu'alors la houillere
d'Aberfoyle.
Un homme etait reste seul pres de James Starr.
C'etait l'overman Simon Ford. Pres de lui se tenait un jeune garcon,
age de quinze ans, son fils Harry, qui, depuis quelques annees deja,
etait employe aux travaux du fond.
James Starr et Simon Ford se connaissaient, et, se connaissant,
s'estimaient l'un l'autre.
<< Adieu, Simon, dit l'ingenieur.
-- Adieu, monsieur James, repondit l'overman, ou plutot, laissez-moi
ajouter : Au revoir !
-- Oui, au revoir, Simon ! reprit James Starr. Vous savez que je serai
toujours heureux de vous retrouver et de pouvoir parler avec vous du
passe de notre vieille Aberfoyle !
-- Je le sais, monsieur James.
-- Ma maison d'Edimbourg vous est ouverte !
-- C'est loin, Edimbourg ! repondit l'overman en secouant la tete. Oui
! loin de la fosse Dochart !
-- Loin, Simon ! Ou comptez-vous donc demeurer ?
-- Ici meme, monsieur James ! Nous n'abandonnerons pas la mine, notre
vieille nourrice, parce que son lait s'est tari ! Ma femme, mon fils et
moi, nous nous arrangerons pour lui rester fideles !
-- Adieu donc, Simon, repondit l'ingenieur, dont la voix, malgre lui,
trahissait l'emotion.
-- Non, je vous repete : au revoir, monsieur James ! repondit
l'overman, et non adieu ! Foi de Simon Ford, Aberfoyle vous reverra ! >>
L'ingenieur ne voulut pas enlever cette derniere illusion a l'overman.
Il embrassa le jeune Harry, qui le regardait de ses grands yeux emus.
Il serra une derniere fois la main de Simon Ford et quitta
definitivement la houillere.
Voila ce qui s'etait passe dix ans auparavant; mais, malgre le desir
que venait d'exprimer l'overman de le revoir quelque jour, James Starr
n'avait plus entendu parler de lui.
Et c'etait apres dix ans de separation, que lui arrivait cette lettre
de Simon Ford, qui le conviait a reprendre sans delai le chemin des
anciennes houilleres d'Aberfoyle.
Une communication de nature a l'interesser, qu'etait-ce donc ? La fosse
Dochart, le puits Yarow ! Quels souvenirs du passe ces noms rappelaient
a son esprit ! Oui ! c'etait le bon temps, celui du travail, de la
lutte --, le meilleur temps de sa vie d'ingenieur !
James Starr relisait la lettre. Il la retournait dans tous les sens. Il
regrettait, en verite, qu'une ligne de plus n'eut pas ete ajoutee par
Simon Ford. Il lui en voulait d'avoir ete si laconique.
Etait-il donc possible que le vieil overman eut decouvert quelque
nouveau filon a exploiter ? Non !
James Starr se rappelait avec quel soin minutieux les houilleres
d'Aberfoyle avaient ete explorees avant la cessation definitive des
travaux. Il avait lui-meme procede aux derniers sondages, sans trouver
aucun nouveau gisement dans ce sol ruine par une exploitation poussee a
l'exces. On avait meme tente de reprendre le terrain houiller sous les
couches qui lui sont ordinairement inferieures, telles que le gres
rouge devonien, mais sans resultat. James Starr avait donc abandonne la
mine avec l'absolue conviction qu'elle ne possedait plus un morceau de
combustible.
<< Non, se repetait-il, non ! Comment admettre que ce qui aurait echappe
a mes recherches se serait revele a celles de Simon Ford ? Pourtant, le
vieil overman doit bien savoir qu'une seule chose au monde peut
m'interesser, et cette invitation, que je dois tenir secrete, de me
rendre a la fosse Dochart !... >>
James Starr en revenait toujours la.
D'autre part, l'ingenieur connaissait Simon Ford pour un habile mineur,
particulierement doue de l'instinct du metier. Il ne l'avait pas revu
depuis l'epoque ou les exploitations d'Aberfoyle avaient ete
abandonnees. Il ignorait meme ce qu'etait devenu le vieil overman. Il
n'aurait pu dire a quoi il s'occupait, ni meme ou il demeurait, avec sa
femme et son fils. Tout ce qu'il savait, c'est que rendez-vous lui
etait donne au puits Yarow, et qu'Harry, le fils de Simon Ford,
l'attendrait a la gare de Callander pendant toute la journee du
lendemain. Il s'agissait donc evidemment de visiter la fosse Dochart.
<< J'irai, j'irai ! >> dit James Starr, qui sentait sa surexcitation
s'accroitre a mesure que s'avancait l'heure.
C'est qu'il appartenait, ce digne ingenieur, a cette categorie de gens
passionnes, dont le cerveau est toujours en ebullition, comme une
bouilloire placee sur une flamme ardente. Il est de ces bouilloires
dans lesquelles les idees cuisent a gros bouillons, d'autres ou elles
mijotent paisiblement. Or, ce jour-la, les idees de James Starr
bouillaient a plein feu.
Mais, alors, un incident tres inattendu se produisit. Ce fut la goutte
d'eau froide, qui allait momentanement condenser toutes les vapeurs de
ce cerveau.
En effet, vers six heures du soir, par le troisieme courrier, le
domestique de James Starr apporta une seconde lettre.
Cette lettre etait renfermee dans une enveloppe grossiere, dont la
suscription indiquait une main peu exercee au maniement de la plume.
James Starr dechira cette enveloppe. Elle ne contenait qu'un morceau de
papier, jauni par le temps, et qui semblait avoir ete arrache a quelque
vieux cahier hors d'usage.
Sur ce papier il n'y avait qu'une seule phrase, ainsi concue :
<< Inutile a l'ingenieur James Starr de se deranger, -- la lettre de
Simon Ford etant maintenant sans objet. >>
Et pas de signature.
[1] L'exploitation d'une mine se divise en travaux du << fond >> et
travaux du << jour >>; les uns s'accomplissant a l'interieur, les autres
a l'exrerieur.
II
Chemin faisant
Le cours des idees de James Starr fut brusquement arrete, lorsqu'il eut
lu cette seconde lettre, contradictoire de la premiere.
<< Qu'est-ce que cela veut dire ? >> se demanda-t-il.
James Starr reprit l'enveloppe a demi dechiree. Elle portait, ainsi que
l'autre, le timbre du bureau de poste d'Aberfoyle. Elle etait donc
partie de ce meme point du comte de Stirling. Ce n'etait pas le vieux
mineur qui l'avait ecrite, -- evidemment. Mais, non moins evidemment,
l'auteur de cette seconde lettre connaissait le secret de l'overman,
puisqu'il contremandait formellement l'invitation faite a l'ingenieur
de se rendre au puits Yarow.
Etait-il donc vrai que cette premiere communication fut maintenant sans
objet ? voulait-on empecher James Starr de se deranger, soit
inutilement, soit utilement ? N'y avait-il pas la plutot une intention
malveillante de contrecarrer les projets de Simon Ford ?
C'est ce que pensa James Starr, apres mure reflexion. Cette
contradiction, qui existait entre les deux lettres, ne fit naitre en
lui qu'un plus vif desir de se rendre a la fosse Dochart. D'ailleurs,
si, dans tout cela, il n'y avait qu'une mystification, mieux valait
s'en assurer. Mais il semblait bien a James Starr qu'il convenait
d'accorder plus de creance a la premiere lettre qu'a la seconde, --
c'est-a-dire a la demande d'un homme tel que Simon Ford plutot qu'a cet
avis de son contradicteur anonyme.
<< En verite, puisqu'on pretend influencer ma resolution, se dit-il,
c'est que la communication de Simon Ford doit avoir une extreme
importance ! Demain, je serai au rendez-vous indique et a l'heure
convenue ! >>
Le soir venu, James Starr fit ses preparatifs de depart. Comme il
pouvait arriver que son absence se prolongeat pendant quelques jours,
il prevint, par lettre, Sir W. Elphiston, le president de << Royal
Institution >>, qu'il ne pourrait assister a la prochaine seance de la
Societe. Il se degagea egalement de deux ou trois affaires, qui
devaient l'occuper pendant la semaine. Puis, apres avoir donne l'ordre
a son domestique de preparer un sac de voyage, il se coucha, plus
impressionne que l'affaire ne le comportait peut-etre.
Le lendemain, a cinq heures, James Starr sautait hors de son lit,
s'habillait chaudement -- car il tombait une pluie froide --, et il
quittait sa maison de la Canongate, pour aller prendre a Granton-pier
le steam-boat qui, en trois heures, remonte le Forth jusqu'a Stirling.
Pour la premiere fois, peut-etre, James Starr, en traversant la
Canongate [1*], ne se retourna pas pour regarder Holyrood, ce palais
des anciens souverains de l'Ecosse. Il n'apercut pas, devant sa
poterne, les sentinelles revetues de l'antique costume ecossais, jupon
d'etoffe verte, plaid quadrille et sac de peau de chevre a longs poils
pendant sur la cuisse. Bien qu'il fut fanatique de Walter Scott, comme
l'est tout vrai fils de la vieille Caledonie, l'ingenieur, ainsi qu'il
ne manquait jamais de le faire, ne donna meme pas un coup d'œil a
l'auberge ou Waverley descendit, et dans laquelle le tailleur lui
apporta ce fameux costume en tartan de guerre qu'admirait si naivement
la veuve Flockhart. Il ne salua pas, non plus, la petite place ou les
montagnards dechargerent leurs fusils, apres la victoire du Pretendant,
au risque de tuer Flora Mac Ivor. L'horloge de la prison tendait au
milieu de la rue son cadran desole : il n'y regarda que pour s'assurer
qu'il ne manquerait point l'heure du depart. On doit avouer aussi qu'il
n'entrevit pas dans Nelher-Bow la maison du grand reformateur John
Knox, le seul homme que ne purent seduire les sourires de Marie Stuart.
Mais, prenant par High-street, la rue populaire, si minutieusement
decrite dans le roman de _L'Abbe_, il s'elanca vers le pont gigantesque
de Bridgestreet, qui relie les trois collines d'Edimbourg.
Quelques minutes apres, James Starr arrivait a la gare du << General
railway >>, et le train le debarquait, une demi-heure apres, a Newhaven,
joli village de pecheurs, situe a un mille de Leith, qui forme le port
d'Edimbourg. La maree montante recouvrait alors la plage noiratre et
rocailleuse du littoral. Les premiers flots baignaient une estacade,
sorte de jetee supportee par des chaines. A gauche, un de ces bateaux
qui font le service du Forth, entre Edimbourg et Stirling, etait amarre
au << pier >> de Granton.
En ce moment, la cheminee du _Prince de Galles_ vomissait des
tourbillons de fumee noire, et sa chaudiere ronflait sourdement. Au son
de la cloche, qui ne tinta que quelques coups, les voyageurs en retard
se haterent d'accourir. Il y avait la une foule de marchands, de
fermiers, de ministres, ces derniers reconnaissables a leurs culottes
courtes, a leurs longues redingotes, au mince lisere blanc qui cerclait
leur cou.
James Starr ne fut pas le dernier a s'embarquer. Il sauta lestement sur
le pont du _Prince de Galles_. Bien que la pluie tombat avec violence,
pas un de ces passagers ne songeait a chercher un abri dans le salon du
steam-boat. Tous restaient immobiles, enveloppes de leurs couvertures
de voyage, quelques-uns se ranimant de temps a autre avec le gin ou le
whisky de leur bouteille, -- ce qu'ils appellent << se vetir a
l'interieur >>. Un dernier coup de cloche se fit entendre, les amarres
furent larguees, et le _Prince de Galles_ evolua pour sortir du petit
bassin, qui l'abritait contre les lames de la mer du Nord.
Le Firth of Forth, tel est le nom que l'on donne au golfe creuse entre
les rives du comte de Fife, au nord, et celles des comtes de
Linlilhgow, d'Edimbourg et Haddington, au sud. Il forme l'estuaire du
Forth, fleuve peu important, sorte de Tamise ou de Mersey aux eaux
profondes, qui, descendu des flancs ouest du Ben Lomond, se jette dans
la mer a Kincardine.
Ce ne serait qu'une courte traversee que celle de Granton-pier a
l'extremite de ce golfe, si la necessite de faire escale aux diverses
stations des deux rives n'obligeait a de nombreux detours. Les villes,
les villages, les cottages s'etalent sur les bords du Forth entre les
arbres d'une campagne fertile. James Starr, abrite sous la large
passerelle jetee entre les tambours, ne cherchait pas a rien voir de ce
paysage, alors raye par les fines hachures de la pluie. Il s'inquietait
plutot d'observer s'il n'attirait pas specialement l'attention de
quelque passager. Peut-etre, en effet, l'auteur anonyme de la seconde
lettre etait-il sur le bateau. Cependant, l'ingenieur ne put surprendre
aucun regard suspect.
Le _Prince de Galles_, en quittant Granton-pier, se dirigea vers
l'etroit pertuis qui se glisse entre les deux pointes de
Southoueensferry et North-oueensferry, au-dela duquel le Forth forme
une sorte de lac, praticable pour les navires de cent tonneaux. Entre
les brumes du fond apparaissaient, dans de courtes eclaircies, les
sommets neigeux des monts Grampian.
Bientot, le steam-boat eut perdu de vue le village d'Aberdour, l'ile de
Colm, couronnee par les ruines d'un monastere du XIIe siecle, les
restes du chateau de Barnbougle, puis Donibristle, ou fut assassine le
gendre du regent Murray, puis l'ilot fortifie de Garvie. Il franchit le
detroit de oueensferry, laissa a gauche le chateau de Rosyth, ou
residait autrefois une branche des Stuarts a laquelle etait alliee la
mere de Cromwell, depassa Blacknesscastle, toujours fortifie,
conformement a l'un des articles du traite de l'Union, et longea les
quais du petit port de Charleston, d'ou s'exporte la chaux des
carrieres de Lord Elgin. Enfin, la cloche du _Prince de Galles_ signala
la station de Crombie-Point.
Le temps etait alors tres mauvais. La pluie, fouettee par une brise
violente, se pulverisait au milieu de ces mugissantes rafales, qui
passaient comme des trombes.
James Starr n'etait pas sans quelque inquietude. Le fils d'Harry Ford
se trouverait-il au rendez-vous ? Il le savait par experience : les
mineurs, habitues au calme profond des houilleres, affrontent moins
volontiers que les ouvriers ou les laboureurs ces grands troubles de
l'atmosphere. De Callander a la fosse Dochart et au puits Yarow, il
fallait compter une distance de quatre milles. C'etaient la des raisons
qui pouvaient, dans une certaine mesure, retarder le fils du vieil
overman. Toutefois, l'ingenieur se preoccupait davantage de l'idee que
le rendez-vous donne dans la premiere lettre eut ete contremande dans
la seconde. -- C'etait, a vrai dire, son plus gros souci.
En tout cas, si Harry Ford ne se trouvait pas a l'arrivee du train a
Callander, James Starr etait bien decide a se rendre seul a la fosse
Dochart, et meme, s'il le fallait, jusqu'au village d'Aberfoyle. La, il
aurait sans doute des nouvelles de Simon Ford, et il apprendrait en
quel lieu residait actuellement le vieil overman.
Cependant, le _Prince de Galles_ continuait a soulever de grosses lames
sous la poussee de ses aubes. On ne voyait rien des deux rives du
fleuve, ni du village de Crombie, ni Torryburn, ni Torry-house, ni
Newmills, ni Carridenhouse, ni Ilirkgrange, ni Salt-Pans, sur la
droite. Le petit port de Bowness, le port de Grangemouth, creuse a
l'embouchure du canal de la Clyde, disparaissaient dans l'humide
brouillard. Culross, le vieux bourg et les ruines de son abbaye de
Citeaux, Ilinkardine et ses chantiers de construction, auxquels le
steam-boat fit escale, Ayrthcastle et sa tour carree du XIIIe siecle,
Clackmannan et son chateau, bati par Robert Bruce, n'etaient meme pas
visibles a travers les rayures obliques de la pluie.
Le _Prince de Galles_ s'arreta a l'embarcadere d'Alloa pour deposer
quelques voyageurs. James Starr eut le cœur serre en passant,
apres dix ans d'absence, pres de cette petite ville, siege
d'exploitation d'importantes houilleres qui nourrissaient toujours une
nombreuse population de travailleurs. Son imagination l'entrainait dans
ce sous-sol, que le pic des mineurs creusait encore a grand profit. Ces
mines d'Alloa, presque contigues a celles d'Aberfoyle, continuaient a
enrichir le comte, tandis que les gisements voisins, epuises depuis
tant d'annees, ne comptaient plus un seul ouvrier !
Le steam-boat, en quittant Alloa, s'enfonca dans les nombreux detours
que fait le Forth sur un parcours de dix-neuf milles. Il circulait
rapidement entre les grands arbres des deux rives. Un instant, dans une
eclaircie, apparurent les ruines de l'abbaye de Cambuskenneth, qui date
du XIIe siecle. Puis, ce furent le chateau de Stirling et le bourg
royal de ce nom, ou le Forth, traverse par deux ponts, n'est plus
navigable aux navires de hautes matures.
A peine le _Prince de Galles_ avait-il accoste, que l'ingenieur sautait
lestement sur le quai. Cinq minutes apres, il arrivait a la gare de
Stirling. Une heure plus tard, il descendait du train a Callander, gros
village situe sur la rive gauche du Teith.
La, devant la gare, attendait un jeune homme, qui s'avanca aussitot
vers l'ingenieur.
C'etait Harry, le fils de Simon Ford.
[1] Principale et celebre rue du vieil Edimbourg.
III
Le sous-sol du Royaume-Uni
Il est convenable, pour l'intelligence de ce recit, de rappeler en
quelques mots quelle est l'origine de la houille.
Pendant les epoques geologiques, lorsque le spheroide terrestre etait
encore en voie de formation, une epaisse atmosphere l'entourait, toute
saturee de vapeurs d'eau et largement impregnee d'acide carbonique. Peu
a peu, ces vapeurs se condenserent en pluies diluviennes, qui tomberent
comme si elles eussent ete projetees du goulot de quelques millions de
milliards de bouteilles d'eau de Seltz. C'etait, en effet, un liquide
charge d'acide carbonique qui se deversait torrentiellement sur un sol
pateux, mal consolide, sujet aux deformations brusques ou lentes, a la
fois maintenu dans cet etat semi-fluide autant par les feux du soleil
que par les feux de la masse interieure. C'est que la chaleur interne
n'etait pas encore emmagasinee au centre du globe. La croute terrestre,
peu epaisse et incompletement durcie, la laissait s'epancher a travers
ses pores. De la, une phenomenale vegetation, -- telle, sans doute,
qu'elle se produit peut-etre a la surface des planetes inferieures,
Venus ou Mercure, plus rapprochees que la terre de l'astre radieux.
Le sol des continents, encore mal fixe, se couvrit donc de forets
immenses; l'acide carbonique, si propre au developpement du regne
vegetal, abondait. Aussi les vegetaux se developpaient-ils sous la
forme arborescente. Il n'y avait pas une seule plante herbacee.
C'etaient partout d'enormes massifs d'arbres, sans fleurs, sans fruits,
d'un aspect monotone, qui n'auraient pu suffire a la nourriture d'aucun
etre vivant. La terre n'etait pas prete encore pour l'apparition du
regne animal.
Voici quelle etait la composition de ces forets antediluviennes. La
classe des cryptogames vasculaires y dominait. Les calamites, varietes
de preles arborescentes, les lepidodendrons, sortes de lycopodes
geants, hauts de vingt-cinq ou trente metres, larges d'un metre a leur
base, des asterophylles, des fougeres, des sigillaires de proportions
gigantesques, dont on a retrouve des empreintes dans les mines de
Saint-Etienne -- toutes plantes grandioses alors, auxquelles on ne
reconnaitrait d'analogues que parmi les plus humbles specimens de la
terre habitable --, tels etaient, peu varies dans leur espece, mais
enormes dans leur developpement, les vegetaux qui composaient
exclusivement les forets de cette epoque.
Ces arbres noyaient alors leur pied dans une sorte d'immense lagune,
rendue profondement humide par le melange des eaux douces et des eaux
marines. Ils s'assimilaient avidement le carbone qu'ils soutiraient peu
a peu de l'atmosphere, encore impropre au fonctionnement de la vie, et
on peut dire qu'ils etaient destines a l'emmagasiner, sous forme de
houille, dans les entrailles memes du globe.
En effet, c'etait l'epoque des tremblements de terre, de ces
secouements du sol, dus aux revolutions interieures et au travail
plutonique, qui modifiaient subitement les lineaments encore incertains
de la surface terrestre. Ici, des intumescences qui devenaient
montagnes; la, des gouffres que devaient emplir des oceans ou des mers.
Et alors, des forets entieres s'enfoncaient dans la croute terrestre, a
travers les couches mouvantes, jusqu'a ce qu'elles eussent trouve un
point d'appui, tel que le sol primitif des roches granitoides, ou que,
par le tassement, elles formassent un tout resistant.
En effet, l'edifice geologique se presente suivant cet ordre dans les
entrailles du globe : le sol primitif, que surmonte le sol de remblai,
compose des terrains primaires, puis les terrains secondaires dont les
gisements houillers occupent l'etage inferieur, puis les terrains
tertiaires, et au-dessus, le terrain des alluvions anciennes et
modernes.
A cette epoque, les eaux, qu'aucun lit ne retenait encore et que la
condensation engendrait sur tous les points du globe, se precipitaient
en arrachant aux roches, a peine formees, de quoi composer les
schistes, les gres, les calcaires. Elles arrivaient au dessus des
forets tourbeuses et deposaient les elements de ces terrains qui
allaient se superposer au terrain houiller. Avec le temps -- des
periodes qui se chiffrent par millions d'annees --, ces terrains se
durcirent, s'etagerent et enfermerent sous une epaisse carapace de
poudingues, de schistes, de gres compacts ou friables, de gravier, de
cailloux, toute la masse des forets enlisees.
Que se passa-t-il dans ce creuset gigantesque, ou s'accumulait la
matiere vegetale, enfoncee a des profondeurs variables ? Une veritable
operation chimique, une sorte de distillation. Tout le carbone que
contenaient ces vegetaux s'agglomerait, et peu a peu la houille se
formait sous la double influence d'une pression enorme et de la haute
temperature que lui fournissaient les feux internes, si voisins d'elle
a cette epoque.
Ainsi donc un regne se substituait a l'autre dans cette lente, mais
irresistible reaction. Le vegetal se transformait en mineral. Toutes
ces plantes, qui avaient vecu de la vie vegetative sous l'active seve
des premiers jours, se petrifiaient. Quelques-unes des substances
enfermees dans ce vaste herbier, incompletement deformees, laissaient
leur empreinte aux autres produits plus rapidement mineralises, qui les
pressaient comme eut fait une presse hydraulique d'une puissance
incalculable. En meme temps, des coquilles, des zoophytes tels
qu'etoiles de mer, polypiers, spiriferes, jusqu'a des poissons, jusqu'a
des lezards, entraines par les eaux, laissaient sur la houille, tendre
encore, leur impression nette et comme << admirablement tiree [1*] >>.
La pression semble avoir joue un role considerable dans la formation
des gisements carboniferes. En effet, c'est a son degre de puissance
que sont dues les diverses sortes de houilles dont l'industrie fait
usage. Ainsi, aux plus basses couches du terrain houiller apparait
l'anthracite, qui, presque entierement depourvue de matiere volatile,
contient la plus grande quantite de carbone. Aux plus hautes couches se
montrent, au contraire, le lignite et le bois fossile, substances dans
lesquelles la quantite de carbone est infiniment moindre. Entre ces
deux couches, suivant le degre de pression qu'elles ont subie, se
rencontrent les filons de graphites, les houilles grasses ou maigres.
On peut meme affirmer que c'est faute d'une pression suffisante que la
couche des marais tourbeux n'a pas ete completement modifiee.
Ainsi donc, l'origine des houilleres, en quelque point du globe qu'on
les ait decouvertes, est celle-ci : engloutissement dans la croute
terrestre des grandes forets de l'epoque geologique, puis,
mineralisation des vegetaux obtenue avec le temps, sous l'influence de
la pression et de la chaleur, et sous l'action de l'acide carbonique.
Cependant, la nature, si prodigue d'ordinaire, n'a pas enfoui assez de
forets pour une consommation qui comprendrait quelques milliers
d'annees. La houille manquera un jour, -- cela est certain. Un chomage
force s'imposera donc aux machines du monde entier, si quelque nouveau
combustible ne remplace pas le charbon. A une epoque plus ou moins
reculee, il n'y aura plus de gisements carboniferes, si ce n'est ceux
qu'une eternelle couche de glace recouvre au Grœnland, aux
environs de la mer de Baffin, et dont l'exploitation est a peu pres
impossible. C'est le sort inevitable. Les bassins houillers de
l'Amerique, prodigieusement riches encore, ceux du lac Sale, de
l'oregon, de la Californie, n'auront plus, un jour, qu'un rendement
insuffisant. Il en sera ainsi des houilleres du cap Breton et du
Saint-Laurent, des gisements des Alleghanis, de la Pennsylvanie, de la
Virginie, de l'Illinois, de l'Indiana, du Missouri. Bien que les gites
carboniferes du Nord-Amerique soient dix fois plus considerables que
tous les gisements du monde entier, cent siecles ne s'ecouleront pas
sans que le monstre a millions de gueules de l'industrie n'ait devore
le dernier morceau de houille du globe.
La disette, on le comprend, se fera plus promptement sentir dans
l'ancien monde. Il existe bien des couches de combustible mineral en
Abyssinie, a Natal, au Zambeze, a Mozambique, a Madagascar, mais leur
exploitation reguliere offre les plus grandes difficultes. Celles de la
Birmanie, de la Chine, de la Cochinchine, du Japon, de l'Asie centrale,
seront assez vite epuisees. Les Anglais auront certainement vide
l'Australie des produits houillers, assez abondamment enfouis dans son
sol, avant le jour ou le charbon manquera au Royaume-Uni. A cette
epoque, deja, les filons carboniferes de l'Europe, atteints jusque dans
leurs dernieres veines, auront ete abandonnes.
Que l'on juge par les chiffres suivants des quantites de houille qui
ont ete consommees depuis la decouverte des premiers gisements. Les
bassins houillers de la Russie, de la Saxe et de la Baviere comprennent
six cent mille hectares; ceux de l'Espagne, cent cinquante mille; ceux
de la Boheme et de l'Autriche, cent cinquante mille. Les bassins de la
Belgique, longs de quarante lieues, larges de trois, comptent egalement
cent cinquante mille hectares, qui s'etendent sous les territoires de
Liege, de Namur, de Mons et de Charleroi. En France, le bassin situe
entre la Loire et le Rhone, Rive-de-Gier, Saint-Etienne, Givors,
Epinac, Blanzy, le Creuzot -- les exploitations du Gard, Alais, La
Grand-Combe, -- celles de l'Aveyron a Aubin -- les gisements de
Carmaux, de Bassac, de Graissessac --, dans le Nord, Anzin,
Valenciennes, Lens, Bethune, recouvrent environ trois cent cinquante
mille hectares.
Le pays le plus riche en charbon, c'est incontestablement le
Royaume-Uni. Celui-ci, en exceptant l'Irlande, a laquelle manque
presque absolument le combustible mineral, possede d'enormes richesses
carboniferes, -- mais epuisables comme toutes richesses. Le plus
important de ces divers bassins, celui de Newcastle, qui occupe le
sous-sol du comte de Northumberland, produit par an jusqu'a trente
millions de tonnes, c'est-a-dire pres du tiers de la consommation
anglaise et plus du double de la production francaise. Le bassin du
pays de Galles, qui a concentre toute une population de mineurs a
Cardiff, a Swansea, a Newport, rend annuellement dix millions de tonnes
de cette houille si recherchee qui porte son nom. Au centre,
s'exploitent les bassins des comtes d'York, de Lancaster, de Derby, de
Stafford, moins productifs, mais d'un rendement considerable encore.
Enfin, dans cette portion de l'Ecosse situee entre Edimbourg et
Glasgow, entre ces deux mers qui l'echancrent si profondement, se
developpe l'un des plus vastes gisements houillers du Royaume-Uni.
L'ensemble de ces divers bassins ne comprend pas moins de seize cent
mille hectares, et produit annuellement jusqu'a cent millions de tonnes
du noir combustible.
Mais qu'importe ! La consommation deviendra telle, pour les besoins de
l'industrie et du commerce, que ces richesses s'epuiseront. Le
troisieme millenaire de l'ere chretienne ne sera pas acheve, que la
main du mineur aura vide, en Europe, ces magasins dans lesquels,
suivant une juste image, s'est concentree la chaleur solaire des
premiers jours [2*].
Or, precisement a l'epoque ou se passe cette histoire, l'une des plus
importantes houilleres du bassin ecossais avait ete epuisee par une
exploitation trop rapide. En effet, c'etait dans ce territoire, qui se
developpe entre Edimbourg et Glasgow, sur une largeur moyenne de dix a
douze milles, que se creusait la houillere d'Aberfoyle, dont
l'ingenieur James Starr avait si longtemps dirige les travaux.
Or, depuis dix ans, ces mines avaient du etre abandonnees. On n'avait
pu decouvrir de nouveaux gisements, bien que les sondages eussent ete
portes jusqu'a la profondeur de quinze cents et meme de deux mille
pieds, et lorsque James Starr s'etait retire, c'etait avec la certitude
que le plus mince filon avait ete exploite jusqu'a complet epuisement.
Il etait donc plus qu'evident que, en de telles conditions, la
decouverte d'un nouveau bassin houiller dans les profondeurs du
sous-sol anglais aurait ete un evenement considerable. La communication
annoncee par Simon Ford se rapportait-elle a un fait de cette nature ?
C'est ce que se demandait James Starr, c'est ce qu'il voulait esperer.
En un mot, etait-ce un autre coin de ces riches Indes noires dont on
l'appelait a faire de nouveau la conquete ? Il voulait le croire.
La seconde lettre avait un instant deroute ses idees a ce sujet, mais
maintenant il n'en tenait plus compte. D'ailleurs, le fils du vieil
overman etait la, l'attendant au rendez-vous indique. La lettre anonyme
n'avait donc plus aucune valeur.
A l'instant ou l'ingenieur prenait pied sur le quai, le jeune homme
s'avanca vers lui.
<< Tu es Harry Ford ? lui demanda vivement James Starr, sans autre
entree en matiere.
-- Oui, monsieur Starr.
-- Je ne t'aurais pas reconnu, mon garcon ! Ah ! c'est que, depuis dix
ans, tu es devenu un homme !
-- Moi, je vous ai reconnu, repondit le jeune mineur, qui tenait son
chapeau a la main. vous n'avez pas change, monsieur. vous etes celui
qui m'a embrasse le jour des adieux a la fosse Dochart ! Ca ne s'oublie
pas, ces choses-la !
-- Couvre-toi donc, Harry, dit l'ingenieur. Il pleut a torrents, et la
politesse ne doit pas aller jusqu'au rhume.
-- Voulez-vous que nous nous mettions a l'abri, monsieur Starr ?
demanda Harry Ford.
-- Non, Harry. Le temps est pris. Il pleuvra toute la journee, et je
suis presse. Partons.
-- A vos ordres, repondit le jeune homme.
-- Dis-moi, Harry, le pere se porte bien ?
-- Tres bien, monsieur Starr.
-- Et la mere ?...
-- La mere aussi.
-- C'est ton pere qui m'a ecrit, pour me donner rendez-vous au puits de
Yarow ?
-- Non, c'est moi.
-- Mais Simon Ford m'a-t-il donc adresse une seconde lettre pour
contremander ce rendez-vous ? demanda vivement l'ingenieur.
-- Non, monsieur Starr, repondit le jeune mineur.
-- Bien ! >> repondit James Starr, sans parler davantage de la lettre
anonyme.
Puis, reprenant :
<< Et peux-tu m'apprendre ce que me veut le vieux Simon ? demanda-t-il
au jeune homme.
-- Monsieur Starr, mon pere s'est reserve le soin de vous le dire
lui-meme.
-- Mais tu le sais ?...
-- Je le sais.
-- Eh bien, Harry, je ne t'en demande pas plus. En route donc, car j'ai
hate de causer avec Simon Ford. -- A propos, ou demeure-t-il ?
-- Dans la mine.
-- Quoi ! Dans la fosse Dochart ?
-- Oui, monsieur Starr, repondit Harry Ford.
-- Comment ! ta famille n'a pas quitte la vieille mine depuis la
cessation des travaux ?
-- Pas un jour, monsieur Starr. vous connaissez le pere. C'est la qu'il
est ne, c'est la qu'il veut mourir !
-- Je comprends cela, Harry... Je comprends cela ! Sa houillere natale
! Il n'a pas voulu l'abandonner ! Et vous vous plaisez la ?...
-- Oui, monsieur Starr, repondit le jeune mineur, car nous nous aimons
cordialement, et nous n'avons que peu de besoins !
-- Bien, Harry, dit l'ingenieur. En route ! >>
Et James Starr, suivant le jeune homme, se dirigea a travers les rues
de Callander.
Dix minutes apres, tous deux avaient quitte la ville.
[1] Il faut, d'ailleurs, remarquer que toutes ces plantes, dont les
enpreintes ont ete retrouvees, appartiennent aux especes aujourd'hui
reservees aux zones equatoriales du globe. On peut donc conclure que, a
cette epoque, la chaleur etait egale sur toute la terre, soit qu'elle y
fut apportee par des courants d'eaux chaudes, soit que les feux
interieurs se fissent sentir a sa surface a travers la croute poreuse.
Ainsi s'explique la formation de gisements carboniferes sous toutes les
latitudes terestres.
[2]Voici, en tenant compte de la progression de la consommation de la
houille, ce que les derniers calculs assignent, en Europe, a
l'epuisement des combustibles mineraux:
France dans 1140 ans.
Angleterre -- 800 --
Belgique -- 750 --
Allemagne -- 300 --
En Amerique, a raison de 500 millions de tonnes annuellement, les gites
pourraient produire du charbon pendant 6000 ans.
IV
La fosse Dochart
Harry Ford etait un grand garcon de vingt-cinq ans, vigoureux, bien
decouple. Sa physionomie un peu serieuse, son attitude habituellement
pensive, l'avaient, des son enfance, fait remarquer entre ses camarades
de la mine. Ses traits reguliers, ses yeux profonds et doux, ses
cheveux assez rudes, plutot chatains que blonds, le charme naturel de
sa personne, tout concordait a en faire le type accompli du Lowlander,
c'est-a-dire un superbe specimen de l'Ecossais de la plaine. Endurci
presque des son bas age au travail de la houillere, c'etait, en meme
temps qu'un solide compagnon, une brave et bonne nature. Guide par son
pere, pousse par ses propres instincts, il avait travaille, il s'etait
instruit de bonne heure, et, a un age ou l'on n'est guere qu'un
apprenti, il etait arrive a se faire quelqu'un -- l'un des premiers de
sa condition --, dans un pays qui compte peu d'ignorants, car il fait
tout pour supprimer l'ignorance. Si, pendant les premieres annees de
son adolescence, le pic ne quitta pas la main d'Harry Ford, neanmoins
le jeune mineur ne tarda pas a acquerir les connaissances suffisantes
pour s'elever dans la hierarchie de la houillere, et il aurait
certainement succede a son pere en qualite d'overman de la fosse
Dochart, si la mine n'eut pas ete abandonnee.
James Starr etait un bon marcheur encore, et, cependant, il n'aurait
pas suivi facilement son guide, si celui-ci n'eut modere son pas.
La pluie tombait alors avec moins de violence. Les larges gouttes se
pulverisaient avant d'atteindre le sol. C'etaient plutot des rafales
humides, qui couraient dans l'air, soulevees par une fraiche brise.
Harry Ford et James Starr -- le jeune homme portant le leger bagage de
l'ingenieur -- suivirent la rive gauche du fleuve pendant un mille
environ. Apres avoir longe sa plage sinueuse, ils prirent une route qui
s'enfoncait dans les terres sous les grands arbres ruisselants. De
vastes paturages se developpaient d'un cote et de l'autre, autour de
fermes isolees. Quelques. troupeaux paissaient tranquillement l'herbe
toujours verte de ces prairies de la basse Ecosse. C'etaient des vaches
sans cornes, ou de petits moutons a laine soyeuse, qui ressemblaient
aux moutons des bergeries d'enfants. Aucun berger ne se laissait voir,
abrite qu'il etait sans doute dans quelque creux d'arbre; mais le <<
colley >>, chien particulier a cette contree du Royaume-Uni et renomme
pour sa vigilance, rodait autour du paturage.
Le puits Yarow etait situe a quatre milles environ de Callander. James
Starr, tout en marchant, ne laissait pas d'etre impressionne. Il
n'avait pas revu le pays depuis le jour ou la derniere tonne des
houilleres d'Aberfoyle avait ete versee dans les wagons du railway de
Glasgow. La vie agricole remplacait, maintenant, la vie industrielle,
toujours plus bruyante, plus active. Le contraste etait d'autant plus
frappant que, pendant l'hiver, les travaux des champs subissent une
sorte de chomage. Mais autrefois, en toute saison, la population des
mineurs, au-dessus comme au-dessous, animait ce territoire. Les grands
charrois de charbon passaient nuit et jour. Les rails, maintenant
enterres sur leurs traverses pourries, grincaient sous le poids des
wagons. A present, le chemin de pierre et de terre se substituait peu a
peu aux anciens tramways de l'exploitation. James Starr croyait
traverser un desert.
L'ingenieur regardait donc autour de lui d'un œil attriste. Il
s'arretait par instants pour reprendre haleine. Il ecoutait. L'air ne
s'emplissait plus a present des sifflements lointains et du fracas
haletant des machines. A l'horizon, pas une de ces vapeurs noiratres,
que l'industriel aime a retrouver, melees aux grands nuages. Nulle
haute cheminee cylindrique ou prismatique vomissant des fumees, apres
s'etre alimentee au gisement meme, nul tuyau d'echappement s'epoumonant
a souffler sa vapeur blanche. Le sol, autrefois sali par la poussiere
de la houille, avait un aspect propre, auquel les yeux de James Starr
n'etaient plus habitues.
Lorsque l'ingenieur s'arretait, Harry Ford s'arretait aussi. Le jeune
mineur attendait en silence. Il sentait bien ce qui se passait dans
l'esprit de son compagnon, et il partageait vivement cette impression,
-- lui, un enfant de la houillere, dont toute la vie s'etait ecoulee
dans les profondeurs de ce sol.
<< Oui, Harry, tout cela est change, dit James Starr. Mais, a force d'y
prendre, il fallait bien que les tresors de houille s'epuisassent un
jour ! Tu regrettes ce temps !
-- Je le regrette, monsieur Starr, repondit Harry. Le travail etait
dur, mais il interessait, comme toute lutte.
-- Sans doute, mon garcon ! La lutte de tous les instants, le danger
des eboulements, des incendies, des inondations, des coups de grisou
qui frappent comme la foudre ! Il fallait parer a ces perils ! Tu dis
bien ! C'etait la lutte, et, par consequent, la vie emouvante !
-- Les mineurs d'Alloa ont ete plus favorises que les mineurs
d'Aberfoyle, monsieur Starr !
-- Oui, Harry, repondit l'ingenieur.
-- En verite, s'ecria le jeune homme, il est a regretter que tout le
globe terrestre n'ait pas ete uniquement compose de charbon ! Il y en
aurait eu pour quelques millions d'annees !
-- Sans doute, Harry, mais il faut avouer, cependant, que la nature
s'est montree prevoyante en formant notre spheroide plus principalement
de gres, de calcaire, de granit, que le feu ne peut consumer !
-- Voulez-vous dire, monsieur Starr, que les humains auraient fini par
bruler leur globe ?...
-- Oui ! Tout entier, mon garcon, repondit l'ingenieur. La terre aurait
passe jusqu'au dernier morceau dans les fourneaux des locomotives, des
locomobiles, des steamers, des usines a gaz, et, certainement, c'est
ainsi que notre monde eut fini un beau jour !
-- Cela n'est plus a craindre, monsieur Starr. Mais aussi, les
houilleres s'epuiseront, sans doute, plus rapidement que ne
l'etablissent les statistiques !
-- Cela arrivera, Harry, et, suivant moi, l'Angleterre a peut-etre tort
d'echanger son combustible contre l'or des autres nations !
-- En effet, repondit Harry.
-- Je sais bien, ajouta l'ingenieur, que ni l'hydraulique, ni
l'electricite n'ont encore dit leur dernier mot, et qu'on utilisera
plus completement un jour ces deux forces. Mais n'importe ! La houille
est d'un emploi tres pratique et se prete facilement aux divers besoins
de l'industrie ! Malheureusement, les hommes ne peuvent la produire a
volonte ! Si les forets exterieures repoussent incessamment sous
l'influence de la chaleur et de l'eau, les forets interieures, elles,
ne se reproduisent pas, et le globe ne se retrouvera jamais dans les
conditions voulues pour les refaire ! >>
James Starr et son guide, tout en causant, avaient repris leur marche
d'un pas rapide. Une heure apres avoir quitte Callander, ils arrivaient
a la fosse Dochart.
Un indifferent lui-meme eut ete touche du triste aspect que presentait
l'etablissement abandonne. C'etait comme le squelette de ce qui avait
ete si vivant autrefois.
Dans un vaste cadre, borde de quelques maigres arbres, le sol
disparaissait encore sous la noire poussiere du combustible mineral,
mais on n'y voyait plus ni escarbilles, ni gailleteries, ni aucun
fragment de houille. Tout avait ete enleve et consomme depuis longtemps.
Sur une colline peu elevee, se decoupait la silhouette d'une enorme
charpente que le soleil et la pluie rongeaient lentement. Au sommet de
cette charpente apparaissait une vaste molette ou roue de fonte, et
plus bas s'arrondissaient ces gros tambours, sur lesquels s'enroulaient
autrefois les cables qui ramenaient les cages a la surface du sol.
A l'etage inferieur, on reconnaissait la chambre delabree des machines,
autrefois si luisantes dans les parties du mecanisme faites d'acier ou
de cuivre. Quelques pans de murs gisaient a terre au milieu de solives
brisees et verdies par l'humidite. Des restes de balanciers auxquels
s'articulait la tige des pompes d'ejuisement, des coussinets casses ou
encrasses, des pignons edentes, des engins de basculage renverses,
quelques echelons fixes aux chevalets et figurant de grandes aretes
d'ichthyosaures, des rails portes sur quelque traverse rompue que
soutenaient encore deux ou trois pilotis branlants, des tramways qui
n'auraient pas resiste au poids d'un wagonnet vide, -- tel etait
l'aspect desole de la fosse Dochart.
La margelle des puits, aux pierres eraillees, disparaissait sous les
mousses epaisses. Ici, on reconnaissait les vestiges d'une cage, la les
restes d'un parc ou s'emmagasinait le charbon, qui devait etre trie
suivant sa qualite ou sa grosseur. Enfin, debris de tonnes auxquelles
pendait un bout de chaine, fragments de chevalets gigantesques, toles
d'une chaudiere eventree, pistons tordus, longs balanciers qui se
penchaient sur l'orifice des puits de pompes, passerelles tremblant au
vent, ponceaux fremissant au pied, murailles lezardees, toits a demi
effondres qui dominaient des cheminees aux briques disjointes,
ressemblant a ces canons modernes dont la culasse est frettee d'anneaux
cylindriques, de tout cela il sortait une vive impression d'abandon, de
misere, de tristesse, que n'offrent pas les ruines du vieux chateau de
pierre, ni les restes d'une forteresse demantelee.
<< C'est une desolation ! >> dit James Starr, en regardant le jeune homme
qui ne repondit pas.
Tous deux penetrerent alors sous l'appentis qui recouvrait l'orifice du
puits Yarow, dont les echelles donnaient encore acces jusqu'aux
galeries inferieures de la fosse.
L'ingenieur se pencha sur l'orifice.
De la s'epanchait autrefois le souffle puissant de l'air aspire par les
ventilateurs. C'etait maintenant un abime silencieux. Il semblait qu'on
fut a la bouche de quelque volcan eteint.
James Starr et Harry mirent pied sur le premier palier.
A l'epoque de l'exploitation, d'ingenieux engins desservaient certains
puits des houilleres d'Aberfoyle, qui, sous ce rapport, etaient
parfaitement outillees : cages munies de parachutes automatiques,
mordant sur des glissieres en bois, echelles oscillantes, nommees <<
engine-men >>, qui, par un simple mouvement d'oscillation, permettaient
aux mineurs de descendre sans danger ou de remonter sans fatigue.
Mais ces appareils perfectionnes avaient ete enleves, depuis la
cessation des travaux. Il ne restait au puits Yarow qu'une longue
succession d'echelles, separees par des paliers etroits de cinquante en
cinquante pieds. Trente de ces echelles, ainsi placees bout a bout,
permettaient de descendre jusqu'a la semelle de la galerie inferieure,
a une profondeur de quinze cents pieds. C'etait la seule voie de
communication qui existat entre le fond de la fosse Dochart et le sol.
Quant a l'aeration, elle s'operait par le puits Yarow, que les galeries
faisaient communiquer avec un autre puits dont l'orifice s'ouvrait a un
niveau superieur, -- l'air chaud se degageant naturellement par cette
espece de siphon renverse.
<< Je te suis, mon garcon, dit l'ingenieur, en faisant signe au jeune
homme de le preceder.
-- A vos ordres, monsieur Starr.
-- Tu as ta lampe ?
-- Oui, et plut au Ciel que ce fut encore la lampe de surete dont nous
nous servions autrefois !
-- En effet, repondit James Starr, les coups de grisou ne sont plus a
craindre maintenant ! >>
Harry n'etait muni que d'une simple lampe a huile, dont il alluma la
meche. Dans la houillere, vide de charbon, les fuites du gaz hydrogene
protocarbone ne pouvaient plus se produire. Donc, aucune explosion a
redouter, et nulle necessite d'interposer entre la flamme et l'air
ambiant cette toile metallique qui empeche le gaz de prendre feu a
l'exterieur. La lampe de Davy, si perfectionnee alors, ne trouvait plus
ici son emploi. Mais si le danger n'existait pas, c'est que la cause en
avait disparu, et, avec cette cause, le combustible qui faisait
autrefois la richesse de la fosse Dochart.
Harry descendit les premiers echelons de l'echelle superieure. James
Starr le suivit. Tous deux se trouverent bientot dans une obscurite
profonde que rompait seul l'eclat de la lampe. Le jeune homme l'elevait
au-dessus de sa tete, afin de mieux eclairer son compagnon.
Une dizaine d'echelles furent descendues par l'ingenieur et son guide
de ce pas mesure habituel au mineur. Elles etaient encore en bon etat.
James Starr observait curieusement ce que l'insuffisante lueur lui
laissait apercevoir des parois du sombre puits, qu'un cuvelage en bois,
a demi pourri, revetait encore.
Arrives au quinzieme palier, c'est-a-dire a mi-chemin, ils firent halte
pour quelques instants.
<< Decidement, je n'ai pas tes jambes, mon garcon, dit l'ingenieur en
respirant longuement, mais enfin, cela va encore !
-- Vous etes solide, monsieur Starr, repondit Harry, et c'est quelque
chose, voyez-vous, que d'avoir longtemps vecu dans la mine.
-- Tu as raison, Harry. Autrefois, lorsque j'avais vingt ans, j'aurais
descendu tout d'une haleine. Allons, en route ! >>
Mais, au moment ou tous deux allaient quitter le palier, une voix,
encore eloignee, se fit entendre dans les profondeurs du puits. Elle
arrivait comme une onde sonore qui se gonfle progressivement, et elle
devenait de plus en plus distincte.
<< Eh ! qui vient la ? demanda l'ingenieur en arretant Harry.
-- Je ne pourrais le dire, repondit le jeune mineur.
-- Ce n'est pas le vieux pere ?...
-- Lui ! monsieur Starr, non.
-- Quelque voisin, alors ?...
-- Nous n'avons pas de voisins au fond de la fosse, repondit Harry.
Nous sommes seuls, bien seuls.
-- Bon ! laissons passer cet intrus, dit James Starr. C'est a ceux qui
descendent de ceder le pas a ceux qui montent. >>
Tous deux attendirent.
La voix resonnait en ce moment avec un magnifique eclat, comme si elle
eut ete portee par un vaste pavillon acoustique, et bientot quelques
paroles d'une chanson ecossaise arriverent assez nettement aux oreilles
du jeune mineur.
<< La chanson des lacs ! s'ecria Harry. Ah ! je serais bien surpris si
elle s'echappait d'une autre bouche que de celle de Jack Ryan.
-- Et qu'est-ce, ce Jack Ryan, qui chante d'une si superbe facon ?
demanda James Starr.
-- Un ancien camarade de la houillere >>, repondit Harry.
Puis, se pendant au-dessus du palier :
<< Eh ! Jack ! cria-t-il.
-- C'est toi, Harry ? fut-il repondu. Attends-moi, j'arrive. >>
Et la chanson reprit de plus belle.
Quelques instants apres, un grand garcon de vingt-cinq ans, la figure
gaie, les yeux souriants, la bouche joyeuse, la chevelure d'un blond
ardent, apparaissait au fond du cone lumineux que projetait sa
lanterne, et il prenait pied sur le palier de la quinzieme echelle.
Son premier acte fut de serrer vigoureusement la main que venait de lui
tendre Harry.
<< Enchante de te rencontrer ! s'ecria-t-il. Mais, saint Mungo me
protege ! si j'avais su que tu revenais a terre aujourd'hui, je me
serais bien epargne cette descente au puits Yarow !
-- Monsieur James Starr, dit alors Harry, en tournant sa lampe vers
l'ingenieur, qui etait reste dans l'ombre.
-- Monsieur Starr ! repondit Jack Ryan. Ah ! monsieur l'ingenieur, je
ne vous aurais pas reconnu. Depuis que j'ai quitte la fosse, mes yeux
ne sont plus habitues, comme autrefois, a voir dans l'obscurite.
-- Et moi, je me rappelle maintenant un gamin qui chantait toujours.
voila bien dix ans de cela, mon garcon ! C'etait toi, sans doute ?
-- Moi-meme, monsieur Starr, et, en changeant de metier, je n'ai pas
change d'humeur, voyez-vous ? Bah ! rire et chanter, cela vaut mieux,
j'imagine, que pleurer et geindre !
-- Sans doute, Jack Ryan. -- Et que fais-tu, depuis que tu as quitte la
mine ?
-- Je travaille a la ferme de Melrose, pres d'Irvine, dans le comte de
Renfrew, a quarante milles d'ici. Ah ! ca ne vaut pas nos houilleres
d'Aberfoyle ! Le pic allait mieux a ma main que la beche ou l'aiguillon
! Et puis, dans la vieille fosse, il y avait des coins sonores, des
echos joyeux qui vous renvoyaient gaillardement vos chansons, tandis
que la-haut !... Mais vous allez donc rendre visite au vieux Simon,
monsieur Starr ?
-- Oui, Jack, repondit l'ingenieur.
-- Que je ne vous retarde pas...
-- Dis-moi, Jack, demanda Harry, quel motif t'a amene au cottage
aujourd'hui ?
-- Je voulais te voir, camarade, repondit Jack Ryan, et t'inviter a la
fete du clan d'Irvine. Tu sais, je suis le << piper [1*] >> de l'endroit
! On chantera, on dansera !
-- Merci, Jack, mais cela m'est impossible.
-- Impossible ?
-- Oui, la visite de M. Starr peut se prolonger, et je dois le
reconduire a Callander.
-- Eh ! Harry, la fete du clan d'Irvine n'arrive que dans huit jours.
D'ici la, la visite de M. Starr sera terminee, je suppose, et rien ne
te retiendra plus au cottage !
-- En effet, Harry, repondit James Starr. Il faut profiter de
l'invitation que te fait ton camarade Jack !
-- Eh bien, j'accepte, Jack, dit Harry. Dans huit jours, nous nous
retrouverons a la fete d'Irvine.
-- Dans huit jours, c'est bien convenu, repondit Jack Ryan. Adieu,
Harry ! votre serviteur, monsieur Starr ! Je suis tres content de vous
avoir revu ! Je pourrai donner de vos nouvelles aux amis. Personne ne
vous a oublie, monsieur l'ingenieur.
-- Et je n'ai oublie personne, dit James Starr.
-- Merci pour tous, monsieur, repondit Jack Ryan.
-- Adieu, Jack ! >> dit Harry, en serrant une derniere fois la main de
son camarade.
Et Jack Ryan, reprenant sa chanson, disparut bientot dans les hauteurs
du puits, vaguement eclairees par sa lampe.
Un quart d'heure apres, James Starr et Harry descendaient la derniere
echelle, et mettaient le pied sur le sol du dernier etage de la fosse.
Autour du rond-point que formait le fond du puits Yarow rayonnaient
diverses galeries qui avaient servi a l'exploitation du dernier filon
carbonifere de la mine. Elles s'enfoncaient dans le massif de schistes
et de gres, les unes etanconnees par des trapezes de grosses poutres a
peine equarries, les autres doublees d'un epais revetement de pierre.
Partout des remblais remplacaient les veines devorees par
l'exploitation. Les piliers artificiels etaient faits de pierres
arrachees aux carrieres voisines, et maintenant ils supportaient le
sol, c'est-a-dire le double etage des terrains tertiaires et
quaternaires, qui reposaient autrefois sur le gisement meme.
L'obscurite emplissait alors ces galeries, jadis eclairees soit par la
lampe du mineur soit par la lumiere electrique, dont, pendant les
dernieres annees, l'emploi avait ete introduit dans les fosses. Mais
les sombres tunnels ne resonnaient plus du grincement des wagonnets
roulant sur leurs rails, ni du bruit des portes d'air qui se
refermaient brusquement, ni des eclats de voix des rouleurs, ni du
hennissement des chevaux et des mules, ni des coups de pic de
l'ouvrier, ni des fracas du foudroyage qui faisait eclater le massif.
<< Voulez-vous vous reposer un instant, monsieur Starr ? demanda le
jeune homme.
-- Non, mon garcon, repondit l'ingenieur, car j'ai hate d'arriver au
cottage du vieux Simon.
-- Suivez-moi donc, monsieur Starr. Je vais vous guider, et, cependant,
je suis sur que vous reconnaitriez parfaitement votre route dans cet
obscur dedale des galeries.
-- Oui, certes ! J'ai encore dans la tete tout le plan de la vieille
fosse. >>
Harry, suivi de l'ingenieur et levant sa lampe pour le mieux eclairer,
s'enfonca dans une haute galerie, semblable a une contre-nef de
cathedrale. Leur pied, a tous deux, heurtait encore les traverses de
bois qui supportaient les rails a l'epoque de l'exploitation.
Mais a peine avaient-ils fait cinquante pas, qu'une enorme pierre vint
tomber aux pieds de James Starr.
<< Prenez garde, monsieur Starr ! s'ecria Harry, en saisissant le bras
de l'ingenieur.
-- Une pierre, Harry ! Ah ! ces vieilles voutes ne sont plus assez
solides, sans doute, et...
-- Monsieur Starr, repondit Harry Ford, il me semble que la pierre a
ete jetee... et jetee par une main d'homme !...
-- Jetee ! s'ecria James Starr. Que veux-tu dire, mon garcon ?
-- Rien, rien... monsieur Starr, repondit evasivement Harry, dont le
regard, devenu serieux, aurait voulu percer ces epaisses murailles.
Continuons notre route. Prenez mon bras, je vous prie, et n'ayez aucune
crainte de faire un faux pas.
-- Me voila, Harry ! >>
Et tous deux s'avancerent, pendant qu'Harry regardait en arriere, en
projetant l'eclat de sa lampe dans les profondeurs de la galerie.
<< Serons-nous bientot arrives ? demanda l'ingenieur.
-- Dans dix minutes au plus.
-- Bien.
-- Mais, murmurait Harry, cela n'en est pas moins singulier. C'est la
premiere fois que pareille chose m'arrive. Il a fallu que cette pierre
vint tomber juste au moment ou nous passions !...
-- Harry, il n'y a eu la qu'un hasard !
-- Un hasard... repondit le jeune homme en secouant la tete. Oui... un
hasard... >>
Harry s'etait arrete. Il ecoutait.
<< Qu'y a-t-il, Harry ? demanda l'ingenieur.
-- J'ai cru entendre marcher derriere nous >>, repondit le jeune mineur,
qui preta plus attentivement l'oreille.
Puis :
<< Non ! je me serai trompe, dit-il. Appuyez-vous bien sur mon bras,
monsieur Starr. Servez-vous de moi comme d'un baton...
-- Un baton solide, Harry, repondit James Starr. Il n'en est pas de
meilleur qu'un brave garcon tel que toi ! >>
Tous deux continuerent a marcher silencieusement a travers la sombre
nef.
Souvent, Harry, evidemment preoccupe, se retournait, essayant de
surprendre, soit un bruit eloigne, soit quelque lueur lointaine.
Mais, derriere et devant lui, tout n'etait que silence et tenebres.
[1] Le _piper_ est le joueur de cornemuse en Ecosse.
V
La Famille Ford
Dix minutes apres, James Starr et Harry sortaient enfin de la galerie
principale.
Le jeune mineur et son compagnon etaient arrives au fond d'une
clairiere, -- si toutefois ce mot peut servir a designer une vaste et
obscure excavation. Cette excavation, cependant, n'etait pas absolument
depourvue de jour. Quelques rayons lui arrivaient par l'orifice d'un
puits abandonne, qui avait ete fonce dans les etages superieurs.
C'etait par ce conduit que s'etablissait le courant d'aeration de la
fosse Dochart. Grace a sa moindre densite, l'air chaud de l'interieur
etait entraine vers le puits Yarow.
Donc, un peu d'air et de clarte penetrait a la fois a travers l'epaisse
voute de schiste jusqu'a la clairiere.
C'etait la que Simon Ford habitait depuis dix ans, avec sa famille, une
souterraine demeure, evidee dans le massif schisteux, a l'endroit meme
ou fonctionnaient autrefois les puissantes machines, destinees a operer
la traction mecanique de la fosse Dochart.
Telle etait l'habitation -- a laquelle il donnait volontiers le nom de
<< cottage >> --, ou residait le vieil overman. Grace a une certaine
aisance, due a une longue existence de travail, Simon Ford aurait pu
vivre en plein soleil, au milieu des arbres, dans n'importe quelle
ville du royaume; mais les siens et lui avaient prefere ne pas quitter
la houillere, ou ils etaient heureux, ayant memes idees, memes gouts.
Oui ! il leur plaisait, ce cottage, enfoui a quinze cents pieds
au-dessous du sol ecossais. Entre autres avantages, il n'y avait pas a
craindre que les agents du fisc, les << stentmaters >> charges d'etablir
la capitation, vinssent jamais y relancer ses hotes !
A cette epoque, Simon Ford, l'ancien overman de la fosse Dochart,
portait vigoureusement encore ses soixante-cinq ans. Grand, robuste,
bien taille, il eut ete regarde comme l'un des plus remarquables <<
sawneys [1*] >> du canton, qui fournissait tant de beaux hommes aux
regiments de Highlanders.
Simon Ford descendait d'une ancienne famille de mineurs, et sa
genealogie remontait aux premiers temps ou furent exploites les
gisements carboniferes en Ecosse.
Sans rechercher archeologiquement si les Grecs et les Romains ont fait
usage de la houille, si les Chinois utilisaient les mines de charbon
bien avant l'ere chretienne, sans discuter si reellement le combustible
mineral doit son nom au marechal ferrant Houillos, qui vivait en
Belgique dans le XIIe siecle, on peut affirmer que les bassins de la
Grande-Bretagne furent les premiers dont l'exploitation fut mise en
cours regulier. Au XIe siecle, deja, Guillaume le Conquerant partageait
entre ses compagnons d'armes les produits du bassin de Newcastle. Au
XIIIe siecle, une licence d'exploitation du << charbon marin >> etait
concedee par Henri III. Enfin, vers la fin du meme siecle, il est fait
mention des gisements de l'Ecosse et du pays de Galles.
Ce fut vers ce temps que les ancetres de Simon Ford penetrerent dans
les entrailles du sol caledonien, pour n'en plus sortir, de pere en
fils. Ce n'etaient que de simples ouvriers. Ils travaillaient comme des
forcats a l'extraction du precieux combustible. On croit meme que les
charbonniers mineurs, tout comme les sauniers de cette epoque, etaient
alors de veritables esclaves. En effet, au XVIIIe siecle, cette opinion
etait si bien etablie en Ecosse, que, pendant la guerre du Pretendant,
on put craindre que vingt mille mineurs de Newcastle ne se soulevassent
pour reconquerir une liberte -- qu'ils ne croyaient pas avoir.
Quoi qu'il en soit, Simon Ford etait fier d'appartenir a cette grande
famille des houilleurs ecossais. Il avait travaille de ses mains, la
meme ou ses ancetres avaient manie le pic, la pince, la rivelaine et la
pioche. A trente ans, il etait overman de la fosse Dochart, la plus
importante des houilleres d'Aberfoyle. Il aimait passionnement son
metier. Pendant de longues annees, il exerca ses fonctions avec zele.
Son seul chagrin etait de voir la couche s'appauvrir et de prevoir
l'heure tres prochaine ou le gisement serait epuise.
C'est alors qu'il s'etait adonne a la recherche de nouveaux filons dans
toutes les fosses d'Aberfoyle, qui communiquaient souterrainement entre
elles. Il avait eu le bonheur d'en decouvrir quelques-uns pendant la
derniere periode d'exploitation. Son instinct de mineur le servait
merveilleusement, et l'ingenieur James Starr l'appreciait fort. On eut
dit qu'il devinait les gisements dans les entrailles de la houillere,
comme un hydroscope devine les sources sous la couche du sol.
Mais le moment arriva, on l'a dit, ou la matiere combustible manqua
tout a fait a la houillere. Les sondages ne donnerent plus aucun
resultat. Il fut evident que le gite carbonifere etait entierement
epuise. L'exploitation cessa. Les mineurs se retirerent.
Le croira-t-on ? Ce fut un desespoir pour le plus grand nombre. Tous
ceux qui savent que l'homme, au fond, aime sa peine, ne s'en etonneront
pas. Simon Ford, sans contredit, fut le plus atteint. Il etait, par
excellence, le type du mineur, dont l'existence est indissolublement
liee a celle de sa mine. Depuis sa naissance, il n'avait cesse de
l'habiter, et, lorsque les travaux furent abandonnes, il voulut y
demeurer encore. Il resta donc. Harry, son fils, fut charge du
ravitaillement de l'habitation souterraine; mais quant a lui, depuis
dix ans, il n'etait pas remonte dix fois a la surface du sol.
<< Aller la-haut ! A quoi bon ? >> repetait-il, et il ne quittait pas son
noir domaine.
Dans ce milieu parfaitement sain, d'ailleurs, soumis a une temperature
toujours moyenne, le vieil overman ne connaissait ni les chaleurs de
l'ete, ni les froids de l'hiver. Les siens se portaient bien. Que
pouvait-il desirer de plus ?
Au fond, il etait serieusement attriste. Il regrettait l'animation, le
mouvement, la vie d'autrefois, dans la fosse si laborieusement
exploitee. Cependant, il etait soutenu par une idee fixe.
<< Non ! non ! la houillere n'est pas epuisee ! >> repetait-il.
Et celui-la se serait fait un mauvais parti, qui aurait mis en doute
devant Simon Ford qu'un jour l'ancienne Aberfoyle ressusciterait
d'entre les mortes ! Il n'avait donc jamais abandonne l'espoir de
decouvrir quelque nouvelle couche qui rendrait a la mine sa splendeur
passee. Oui ! il aurait volontiers, s'il l'avait fallu, repris le pic
du mineur, et ses vieux bras, solides encore, se seraient
vigoureusement attaques a la roche. Il allait donc a travers les
obscures galeries, tantot seul, tantot avec son fils, observant,
cherchant, pour rentrer chaque jour fatigue, mais non desespere, au
cottage.
La digne compagne de Simon Ford, c'etait Madge, grande et forte, la <<
goodwife >>, la << bonne femme >>, suivant l'expression ecossaise. Pas
plus que son mari, Madge n'eut voulu quitter la fosse Dochart. Elle
partageait a cet egard toutes ses esperances et ses regrets. Elle
l'encourageait, elle le poussait en avant, elle lui parlait avec une
sorte de gravite, qui rechauffait le cœur du vieil overman.
<< Aberfoyle n'est qu'endormie, Simon, lui disait-elle. C'est toi qui as
raison. Ce n'est qu'un repos, ce n'est pas la mort ! >>
Madge savait aussi se passer du monde exterieur et concentrer le
bonheur d'une existence a trois dans le sombre cottage.
Ce fut la qu'arriva James Starr.
L'ingenieur etait bien attendu. Simon Ford, debout sur sa porte, du
plus loin que la lampe d'Harry lui annonca l'arrivee de son ancien <<
viewer >>, s'avanca vers lui.
<< Soyez le bienvenu, monsieur James ! lui cria-t-il d'une voix qui
resonnait sous la voute du schiste. Soyez le bienvenu au cottage du
vieil overman ! Pour etre enfouie a quinze cents pieds sous terre, la
maison de la famille Ford n'en est pas moins hospitaliere !
-- Comment allez-vous, brave Simon ? demanda James Starr, en serrant la
main que lui tendait son hote.
-- Tres bien, monsieur Starr. Et comment en serait-il autrement ici, a
l'abri de toute intemperie de l'air ? vos ladies qui vont respirer a
Newhaven ou a Porto-Bello [2*] , pendant l'ete, feraient mieux de
passer quelques mois dans la houillere d'Aberfoyle ! Elles ne
risqueraient point d'y gagner quelque gros rhume, comme dans les rues
humides de la vieille capitale.
-- Ce n'est pas moi qui vous contredirai, Simon, repondit James Starr,
heureux de retrouver l'overman tel qu'il etait autrefois ! vraiment, je
me demande pourquoi je ne change pas ma maison de la Canongate pour
quelque cottage voisin du votre !
-- A votre service, monsieur Starr. Je connais un de vos anciens
mineurs qui serait particulierement enchante de n'avoir entre vous et
lui qu'un mur mitoyen.
-- Et Madge ?... demanda l'ingenieur.
-- La bonne femme se porte encore mieux que moi, si cela est possible !
repondit Simon Ford, et elle se fait une joie de vous voir a sa table.
Je pense qu'elle se sera surpassee pour vous recevoir.
-- Nous verrons cela, Simon, nous verrons cela ! dit l'ingenieur, que
l'annonce d'un bon dejeuner ne pouvait laisser indifferent, apres cette
longue marche.
-- Vous avez faim, monsieur Starr ?
-- Positivement faim. Le voyage m'a ouvert l'appetit. Je suis venu par
un temps affreux !...
-- Ah ! il pleut, la-haut ! repondit Simon Ford d'un air de pitie tres
marque.
-- Oui, Simon, et les eaux du Forth sont agitees aujourd'hui comme
celles d'une mer !
-- Eh bien, monsieur James, ici, il ne pleut jamais. Mais je n'ai pas a
vous peindre des avantages que vous connaissez aussi bien que moi !
vous voila arrive au cottage. C'est le principal, et, je vous le
repete, soyez le bienvenu ! >>
Simon Ford, suivi d'Harry, fit entrer dans l'habitation James Starr,
qui se trouva au milieu d'une vaste salle, eclairee par plusieurs
lampes, dont l'une etait suspendue aux solives coloriees du plafond.
La table, recouverte d'une nappe egayee de fraiches couleurs,
n'attendait plus que les convives, auxquels quatre chaises, rembourrees
de vieux cuir, etaient reservees.
<< Bonjour, Madge, dit l'ingenieur.
-- Bonjour, monsieur James, repondit la brave Ecossaise, qui se leva
pour recevoir son hote.
-- Je vous revois avec plaisir, Madge.
-- Et vous avez raison, monsieur James, car il est agreable de
retrouver ceux pour lesquels on s'est toujours montre bon.
-- La soupe attend, femme, dit alors Simon Ford, et il ne faut pas la
faire attendre, non plus que M. James. Il a une faim de mineur, et il
verra que notre garcon ne nous laisse manquer de rien au cottage ! -- A
propos, Harry, ajouta le vieil overman en se retournant vers son fils,
Jack Ryan est venu te voir.
-- Je le sais, pere ! Nous l'avons rencontre dans le puits Yarow.
-- C'est un bon et gai camarade, dit Simon Ford. Mais il semble se
plaire la-haut ! Ca n'avait pas du vrai sang de mineur dans les veines.
-- A table, monsieur James, et dejeunons copieusement, car il est
possible que nous ne puissions souper que fort tard. >>
Au moment ou l'ingenieur et ses hotes allaient prendre place :
<< Un instant, Simon, dit James Starr, voulez-vous que je mange de bon
appetit ?
-- Ce sera nous faire tout l'honneur possible, monsieur James, repondit
Simon Ford.
-- Eh bien, il faut pour cela n'avoir aucune preoccupation. -- Or, j'ai
deux questions a vous adresser.
-- Allez, monsieur James.
-- Votre lettre me parle d'une communication qui doit etre de nature a
m'interesser ?
-- Elle est tres interessante, en effet.
-- Pour vous ?...
-- Pour vous et pour moi, monsieur James. Mais je desire ne vous la
faire qu'apres le repas et sur les lieux memes. Sans cela, vous ne
voudriez pas me croire.
-- Simon, reprit l'ingenieur, regardez-moi bien... la... dans les yeux.
Une communication interessante ?... Oui... Bon !... Je ne vous en
demande pas davantage, ajouta-t-il, comme s'il eut lu la reponse qu'il
esperait dans le regard du vieil overman.
-- Et la deuxieme question ? demanda celui-ci.
-- Savez-vous, Simon, quelle est la personne qui a pu m'ecrire ceci ? >>
repondit l'ingenieur, en presentant la lettre anonyme qu'il avait recue.
Simon Ford prit la lettre, et il la lut tres attentivement.
Puis, la montrant a son fils :
<< Connais-tu cette ecriture ? dit-il.
-- Non, pere, repondit Harry.
-- Et cette lettre etait timbree du bureau de poste d'Aberfoyle ?
demanda Simon Ford a l'ingenieur.
-- Oui, comme la votre, repondit James Starr.
-- Que penses-tu de cela, Harry ? dit Simon Ford, dont le front
s'assombrit un instant.
-- Je pense, pere, repondit Harry, que quelqu'un a eu un interet
quelconque a empecher M. James Starr de venir au rendez-vous que vous
lui donniez.
-- Mais qui ? s'ecria le vieux mineur. Qui donc a pu penetrer assez
avant dans le secret de ma pensee ?... >>
Et Simon Ford, pensif, tomba dans une reverie dont la voix de Madge le
tira bientot.
<< Asseyons-nous, monsieur Starr, dit-elle. La soupe va refroidir. Pour
le moment, ne songeons plus a cette lettre ! >>
Et, sur l'invitation de la vieille femme, chacun prit place a la table
-- James Starr vis-a-vis de Madge, pour lui faire honneur --, le pere
et le fils l'un vis-a-vis de l'autre.
Ce fut un bon repas ecossais. Et, d'abord, on mangea d'un << hotchpotch
>>, soupe dont la viande nageait au milieu d'un excellent bouillon. Au
dire du vieux Simon, sa compagne ne connaissait pas de rivale dans
l'art de preparer le hotchpotch.
Il en etait de meme, d'ailleurs, du << cockyleeky >>, sorte de ragout de
coq, accommode aux poireaux, qui ne meritait que des eloges.
Le tout fut arrose d'une excellente ale, puisee aux meilleurs brassins
des fabriques d'Edimbourg.
Mais le plat principal consista en un << haggis >>, pouding national,
fait de viandes et de farine d'orge. Ce mets remarquable, qui inspira
au poete Burns l'une de ses meilleures odes, eut le sort reserve aux
belles choses de ce monde : il passa comme un reve.
Madge recut les sinceres compliments de son hote.
Le dejeuner se termina par un dessert compose de fromage et de << cakes
>>, gateaux d'avoine, finement prepares, accompagnes de quelques petits
verres << d'usquebaugh >>, excellente eau-de-vie de grains, qui avait
vingt-cinq ans, -- juste l'age d'Harry.
Ce repas dura une bonne heure. James Starr et Simon Ford n'avaient pas
seulement bien mange, ils avaient aussi bien cause,-- principalement du
passe de la vieille houillere d'Aberfoyle.
Harry, lui, etait plutot reste silencieux. Deux fois il avait quitte la
table et meme la maison. Il etait evident qu'il eprouvait quelque
inquietude depuis l'incident de la pierre, et il voulait observer les
alentours du cottage. La lettre anonyme n'etait pas faite, non plus,
pour le rassurer.
Ce fut pendant une de ces sorties que l'ingenieur dit a Simon Ford et
Madge :
<< Un brave garcon que vous avez la, mes amis !
-- Oui, monsieur James, un etre bon et devoue, repondit vivement le
vieil overman.
-- Il se plait avec vous, au cottage ?
-- Il ne voudrait pas nous quitter.
-- Vous songerez a le marier, cependant ?
-- Marier Harry ! s'ecria Simon Ford. Et a qui ? A une fille de
la-haut, qui aimerait les fetes, la danse, qui prefererait son clan a
notre houillere ! Harry n'en voudrait pas !
-- Simon, repondit Madge, tu n'exigeras pourtant pas que jamais notre
Harry ne prenne femme...
-- Je n'exigerai rien, repondit le vieux mineur, mais cela ne presse
pas ! Qui sait si nous ne lui trouverons point... >>
Harry rentrait en ce moment, et Simon Ford se tut.
Lorsque Madge se leva de table, tous l'imiterent et vinrent s'asseoir
un instant a la porte du cottage.
<< Eh bien, Simon, dit l'ingenieur, je vous ecoute !
-- Monsieur James, repondit Simon Ford, je n'ai pas besoin de vos
oreilles, mais de vos jambes. -- Vous etes-vous bien repose ?
-- Bien repose et bien refait, Simon. Je suis pret a vous accompagner
partout ou il vous plaira.
-- Harry, dit Simon Ford, en se retournant vers son fils, allume nos
lampes de surete.
-- Vous prenez des lampes de surete ! s'ecria James Starr, assez
surpris, puisque les explosions de grisou n'etaient plus a craindre
dans une fosse absolument vide de charbon.
-- Oui, monsieur James, par prudence !
-- N'allez-vous pas aussi, mon brave Simon, me proposer de revetir un
habit de mineur ?
-- Pas encore, monsieur James ! pas encore ! >> repondit le vieil
overman, dont les yeux brillaient singulierement sous leurs profondes
orbites.
Harry, qui etait rentre dans le cottage, en ressortit presque aussitot,
rapportant trois lampes de surete.
Harry remit une de ces lampes a l'ingenieur, l'autre a son pere, et il
garda la troisieme suspendue a sa main gauche, pendant que sa main
droite s'armait d'un long baton.
<< En route ! dit Simon Ford, qui prit un pic solide, depose a la porte
du cottage.
-- En route ! repondit l'ingenieur. -- Au revoir Madge !
-- Dieu vous assiste ! repondit l'Ecossaise.
-- Un bon souper, femme, tu entends, s'ecria Simon Ford. Nous aurons
faim a notre retour, et nous lui ferons honneur ! >>
[1] Le sawney, c'est l'Ecossais, comme John Bull est l'Anglais, et
Paddy l'Irlandais.
[2] Stations balneaires des environs d'Edimbourg.
VI
Quelques phenomenes inexplicables
On sait ce que sont les croyances superstitieuses dans les hautes et
basses terres de l'Ecosse. En certains clans, les tenanciers du laird,
reunis pour la veillee, aiment a redire les contes empruntes au
repertoire de la mythologie hyperboreenne. L'instruction, quoique
largement et liberalement repandue dans le pays, n'a pas pu reduire
encore a l'etat de fictions ces legendes, qui semblent inherentes au
sol meme de la vieille Caledonie. C'est encore le pays des esprits et
des revenants, des lutins et des fees. La apparaissent toujours le
genie malfaisant qui ne s'eloigne que moyennant finances, le << Seer >>
des Highlanders, qui, par un don de seconde vue, predit les morts
prochaines, le << May Moullach >>, qui se montre sous la forme d'une
jeune fille aux bras velus et previent les familles des malheurs dont
elles sont menacees, la fee << Branshie >>, qui annonce les evenements
funestes, les << Brawnies >>, auxquels est confiee la garde du mobilier
domestique, l'<< Urisk >>, qui frequente plus particulierement les gorges
sauvages du lac Katrine, -- et tant d'autres.
Il va de soi que la population des houilleres ecossaises devait fournir
son contingent de legendes et de fables a ce repertoire mythologique.
Si les montagnes des Hautes-Terres sont peuplees d'etres chimeriques,
bons ou mauvais, a plus forte raison les sombres houilleres
devaient-elles etre hantees jusque dans leurs dernieres profondeurs.
Qui fait trembler le gisement pendant les nuits d'orage, qui met sur la
trace du filon encore inexploite, qui allume le grisou et preside aux
explosions terribles, sinon quelque genie de la mine ? C'etait, du
moins, l'opinion communement repandue parmi ces superstitieux Ecossais.
En verite, la plupart des mineurs croyaient volontiers au fantastique,
quand il ne s'agissait que de phenomenes purement physiques, et on eut
perdu son temps a vouloir les desabuser. Ou la credulite se fut-elle
developpee plus librement qu'au fond de ces abimes ?
Or, les houilleres d'Aberfoyle, precisement parce qu'elles etaient
exploitees dans le pays des legendes, devaient se preter plus
naturellement a tous les incidents du surnaturel.
Donc les legendes y abondaient. Il faut dire, d'ailleurs, que certains
phenomenes, inexpliques jusqu'alors, ne pouvaient que fournir un nouvel
aliment a la credulite publique.
Au premier rang des superstitieux de la fosse Dochart, figurait Jack
Ryan, le camarade d'Harry. C'etait le plus grand partisan du surnaturel
qui fut. Toutes ces fantastiques histoires, il les transformait en
chansons, qui lui valaient de beaux succes pendant les veillees d'hiver.
Mais Jack Ryan n'etait pas le seul a faire montre de sa credulite. Ses
camarades affirmaient, non moins hautement, que les fosses d'Aberfoyle
etaient hantees, que certains etres insaisissables y apparaissaient
frequemment, comme cela arrivait dans les Hautes-Terres. A les
entendre, ce qui meme aurait ete extraordinaire, c'eut ete qu'il n'en
fut pas ainsi. Est-il donc, en effet, un milieu mieux dispose qu'une
sombre et profonde houillere pour les ebats des genies, des lutins, des
follets et autres acteurs des drames fantastiques ? Le decor etait tout
dresse, pourquoi les personnages surnaturels n'y seraient pas venus
jouer leur role ?
Ainsi raisonnaient Jack Ryan et ses camarades des houilleres
d'Aberfoyle. On a dit que les differentes fosses communiquaient entre
elles par les longues galeries souterraines, menagees entre les filons.
Il existait ainsi sous le comte de Stirling un enorme massif, sillonne
de tunnels, troue de caves, fore de puits, une sorte d'hypogee, de
labyrinthe subterrane, qui offrait l'aspect d'une vaste fourmiliere.
Les mineurs des divers fonds se rencontraient donc souvent, soit
lorsqu'ils se rendaient sur les travaux d'exploitation, soit lorsqu'ils
en revenaient. De la, une facilite constante d'echanger des propos et
de faire circuler d'une fosse a l'autre les histoires qui tiraient leur
origine de la houillere. Les recits se transmettaient ainsi avec une
rapidite merveilleuse, passant de bouche en bouche et s'accroissant
comme il convient.
Cependant, deux hommes plus instruits et de temperament plus positif
que les autres, avaient toujours resiste a cet entrainement. Ils
n'admettaient a aucun degre l'intervention des lutins, des genies ou
des fees.
C'etaient Simon Ford et son fils. Et ils le prouverent bien en
continuant d'habiter la sombre crypte, apres l'abandon de la fosse
Dochart. Peut-etre la bonne Madge avait-elle quelque penchant au
surnaturel, comme toute Ecossaise des Hautes-Terres. Mais ces histoires
d'apparitions, elle etait reduite a se les raconter a elle-meme, -- ce
qu'elle faisait consciencieusement, d'ailleurs, pour ne point perdre
les vieilles traditions.
Simon et Harry Ford eussent-ils ete aussi credules que leurs camarades,
ils n'auraient abandonne la houillere ni aux genies, ni aux fees.
L'espoir de decouvrir un nouveau filon leur eut fait braver toute la
fantastique cohorte des lutins. Ils n'etaient credules, ils n'etaient
croyants que sur un point : ils ne pouvaient admettre que le gisement
carbonifere d'Aberfoyle fut totalement epuise. On peut dire, avec
quelque justesse, que Simon Ford et son fils avaient a ce sujet << la
foi du charbonnier >>, cette foi en Dieu que rien ne peut ebranler.
C'est pourquoi depuis dix ans, sans y manquer un seul jour, obstines,
immuables dans leurs convictions, le pere et le fils prenaient leur
pic, leur baton et leur lampe. Ils allaient ainsi tous les deux,
cherchant, tatant la roche d'un coup sec, ecoutant si elle rendait un
son favorable.
Tant que les sondages n'auraient pas ete pousses jusqu'au granit du
terrain primaire, Simon et Harry Ford etaient d'accord que la
recherche, inutile aujourd'hui, pouvait etre utile demain, et qu'elle
devait etre reprise. Leur vie entiere, ils la passeraient a essayer de
rendre a la houillere d'Aberfoyle son ancienne prosperite. Si le pere
devait succomber avant l'heure de la reussite, le fils reprendrait la
tache a lui seul.
En meme temps, ces deux gardiens passionnes de la houillere la
visitaient au point de vue de sa conservation. Ils s'assuraient de la
solidite des remblais et des voutes. Ils recherchaient si un eboulement
etait a craindre, et s'il devenait urgent de condamner quelque partie
de la fosse. Ils examinaient les traces d'infiltration des eaux
superieures, ils les derivaient, ils les canalisaient pour les envoyer
a quelque puisard. Enfin, ils s'etaient volontairement constitues les
protecteurs et conservateurs de ce domaine improductif, duquel etaient
sorties tant de richesses, maintenant dissoutes en fumees !
Ce fut pendant quelques-unes de ces excursions qu'il arriva a Harry,
plus particulierement, d'etre frappe de certains phenomenes, dont il
cherchait en vain l'explication.
Ainsi, plusieurs fois, lorsqu'il suivait quelque etroite contre
galerie, il lui sembla entendre des bruits analogues a ceux qu'auraient
pu produire de violents coups de pic, frappes sur la paroi remblayee.
Harry, que le surnaturel, non plus que le naturel, ne pouvait effrayer,
avait presse le pas pour surprendre la cause de ce mysterieux travail.
Le tunnel etait desert. La lampe du jeune mineur, promenee sur la
paroi, n'avait laisse voir aucune trace recente de coups de pince ou de
pic. Harry se demandait donc s'il n'etait pas le jouet d'une illusion
d'acoustique, de quelque bizarre ou fantasque echo.
D'autres fois, en projetant subitement une vive lumiere vers une
anfractuosite suspecte, il avait cru voir passer une ombre. Il s'etait
elance... Rien, alors meme qu'aucune issue n'eut permis a un etre
humain de se derober a sa poursuite !
A deux reprises depuis un mois, Harry, visitant la partie ouest de la
fosse, entendit distinctement des detonations lointaines, comme si
quelque mineur eut fait eclater une cartouche de dynamite.
La derniere fois, apres de minutieuses recherches, il avait reconnu
qu'un pilier venait d'etre eventre par un coup de mine.
A la clarte de sa lampe, Harry examina attentivement la paroi attaquee
par la mine. Elle n'etait point faite d'un simple remblayage de
pierres, mais d'un pan de schiste, qui avait penetre a cette profondeur
dans l'etage du gisement houiller. Le coup de mine avait-il eu pour
objet de provoquer la decouverte d'un nouveau filon ? N'avait-on voulu
que produire un eboulement de cette portion de la houillere ? C'est ce
que se demanda Harry, et, quand il fit connaitre ce fait a son pere, ni
le vieil overman, ni lui ne purent resoudre la question d'une facon
satisfaisante.
<< C'est singulier, repetait souvent Harry. La presence dans la mine
d'un etre inconnu semble impossible, et, cependant, elle ne peut etre
mise en doute ! Un autre que nous voudrait-il donc chercher s'il
n'existe pas encore quelque veine exploitable ? Ou plutot, ne
tenterait-il pas d'aneantir ce qui reste des houilleres d'Aberfoyle ?
Mais dans quel but ? Je le saurai, quand il devrait m'en couter la vie
! >>
Quinze jours avant cette journee, pendant laquelle Harry Ford guidait
l'ingenieur a travers le dedale de la fosse Dochart, il s'etait vu sur
le point d'atteindre le but de ses recherches.
Il parcourait l'extremite du sud-ouest de la houillere, un puissant
fanal a la main.
Tout a coup, il lui sembla qu'une lumiere venait de s'eteindre, a
quelques centaines de pieds devant lui, au fond d'une etroite cheminee,
qui coupait obliquement le massif. Il se precipita vers la lueur
suspecte...
Recherche inutile. Comme Harry n'admettait pas pour les choses
physiques d'explication surnaturelle, il en conclut que, certainement,
un etre inconnu rodait dans la fosse. Mais, quoi qu'il fit, cherchant
avec le plus extreme soin, scrutant les moindres anfractuosites de la
galerie, il en fut pour sa peine, et ne put arriver a une certitude
quelconque.
Harry s'en remit donc au hasard pour lui devoiler ce mystere. De loin
en loin, il vit encore apparaitre des lueurs qui voltigeaient d'un
point a l'autre comme des feux de Saint-Elme; mais leur apparition
n'avait que la duree d'un eclair et il fallut renoncer a en decouvrir
la cause.
Si Jack Ryan et les autres superstitieux de la houillere eussent apercu
ces flammes fantastiques, ils n'auraient certainement pas manque de
crier au surnaturel !.
Mais Harry n'y songeait meme pas. Le vieux Simon non plus. Et lorsque
tous deux causaient de ces phenomenes, dus evidemment a une cause
purement physique :
<< Mon garcon, repondait le vieil overman, attendons ! Tout cela
s'expliquera quelque jour ! >>
Toutefois, il faut observer que jamais, jusqu'alors, ni Harry, ni son
pere n'avaient ete en butte a un acte de violence.
Si la pierre, tombee ce jour meme aux pieds de James Starr, avait ete
lancee par la main d'un malfaiteur, c'etait le premier acte criminel de
ce genre.
James Starr, interroge, fut d'avis que cette pierre s'etait detachee de
la voute de la galerie. Mais Harry n'admit pas une explication si
simple. La pierre, suivant lui, n'etait pas tombee, elle avait ete
lancee. A moins de rebondir, elle n'eut jamais decrit une trajectoire,
si elle n'eut ete mue par une impulsion etrangere.
Harry voyait donc la une tentative directe contre lui et son pere, ou
meme contre l'ingenieur. Apres ce qu'on sait, peut-etre conviendra-t-on
qu'il etait fonde a le croire.
VII
Une experience de Simon Ford
Midi sonnait a la vieille horloge de bois de la salle, lorsque James
Starr et ses deux compagnons quitterent le cottage.
La lumiere, penetrant a travers le puits d'aeration, eclairait
vaguement la clairiere. La lampe d'Harry eut ete inutile alors, mais
elle ne devait pas tarder a servir, car c'etait vers l'extremite meme
de la fosse Dochart que le vieil overman allait conduire l'ingenieur.
Apres avoir suivi sur un espace de deux milles la galerie principale,
les trois explorateurs -- on verra qu'il s'agissait d'une exploration
-- arriverent a l'orifice d'un etroit tunnel. C'etait comme une
contre-nef dont la voute reposait sur un boisage, tapisse d'une mousse
blanchatre. Elle suivait a peu pres la ligne que tracait, a quinze
cents pieds au-dessus, le haut cours du Forth.
Pour le cas ou James Starr eut ete moins familiarise qu'autrefois avec
le dedale de la fosse Dochart, Simon Ford lui rappelait les
dispositions du plan general, en les comparant au trace geographique du
sol.
James Starr et Simon Ford marchaient donc en causant.
En avant, Harry eclairait la route. Il cherchait, en projetant
brusquement de vifs eclats lumineux vers les sombres anfractuosites, a
decouvrir quelque ombre suspecte.
<< Irons-nous loin ainsi, vieux Simon ? demanda l'ingenieur.
-- Encore un demi-mille, monsieur James ! Autrefois, nous aurions fait
cette route en berline, sur les tramways a traction mecanique ! Mais
que ces temps sont loin !
-- Nous nous dirigeons donc vers l'extremite du dernier filon ? demanda
James Starr.
-- Oui. ! Je vois que vous connaissez encore bien la mine.
-- Eh ! Simon, repondit l'ingenieur, il serait difficile d'aller plus
loin, si je ne me trompe ?
-- En effet, monsieur James. C'est la que nos rivelaines ont arrache le
dernier morceau de houille du gisement ! Je me le rappelle comme si j'y
etais encore ! C'est moi qui ai donne ce dernier coup, et il a retenti
dans ma poitrine plus violemment que sur la roche ! Tout n'etait plus
que gres ou schiste autour de nous, et, quand le wagonnet a roule vers
le puits d'extraction, je l'ai suivi, le cœur emu, comme on suit
un convoi de pauvre ! Il me semblait que c'etait l'ame de la mine qui
s'en allait avec lui ! >>
La gravite avec laquelle le vieil overman prononca ces paroles
impressionna l'ingenieur, bien pres de partager de tels sentiments. Ce
sont ceux du marin qui abandonne son navire desempare, ceux du laird
qui voit abattre la maison de ses ancetres !
James Starr avait serre la main de Simon Ford. Mais, a son tour,
celui-ci venait de prendre la main de l'ingenieur, et la pressant
fortement :
<< Ce jour-la, nous nous etions tous trompes, dit-il. Non ! La vieille
houillere n'etait pas morte ! Ce n'etait pas un cadavre que les mineurs
allaient abandonner, et j'oserais affirmer, monsieur James, que son
cœur bat encore !
-- Parlez donc, Simon ! vous avez decouvert un nouveau filon ? s'ecria
l'ingenieur, qui ne fut pas maitre de lui. Je le savais bien ! votre
lettre ne pouvait signifier autre chose ! Une communication a me faire,
et cela dans la fosse Dochart ! Et quelle autre decouverte que celle
d'une couche carbonifere aurait pu m'interesser ?...
-- Monsieur James, repondit Simon Ford, je n'ai pas voulu prevenir un
autre que vous...
-- Et vous avez bien fait, Simon ! Mais dites-moi comment, par quels
sondages, vous vous etes assure ?...
-- Ecoutez-moi, monsieur James, repondit Simon Ford. Ce n'est pas un
gisement que j'ai retrouve...
-- Qu'est-ce donc ?
-- C'est seulement la preuve materielle que ce gisement existe.
-- Et cette preuve ?
-- Pouvez-vous admettre qu'il se degage du grisou des entrailles du
sol, si la houille n'est pas la pour le produire ?
-- Non, certes ! repondit l'ingenieur. Pas de charbon, pas de grisou !
Il n'y a pas d'effets sans cause...
-- Comme il n'y a pas de fumee sans feu !
-- Et vous avez constate, a nouveau, la presence de l'hydrogene
protocarbone ?...
-- Un vieux mineur ne s'y laisserait pas prendre, repondit Simon Ford.
J'ai reconnu la notre vieil ennemi, le grisou !
-- Mais si c'etait un autre gaz ! dit James Starr. Le grisou est
presque sans odeur, il est sans couleur ! Il ne trahit veritablement sa
presence que par l'explosion !...
-- Monsieur James, repondit Simon Ford, voulez-vous me permettre de
vous raconter ce que j'ai fait... et comment je l'ai fait... a ma
facon, en excusant les longueurs ? >>
James Starr connaissait le vieil overman, et savait que le mieux etait
de le laisser aller.
-- Monsieur James, reprit Simon Ford, depuis dix ans, il ne s'est pas
passe un jour sans qu'Harry et moi, nous ayons songe a rendre a la
houillere son ancienne prosperite, -- non, pas un jour ! S'il existait
encore quelque gisement, nous etions decides a le decouvrir. Quels
moyens employer ? Les sondages ? Cela ne nous etait pas possible, mais
nous avions l'instinct du mineur, et souvent on va plus droit au but
par l'instinct que par la raison. -- Du moins, c'est mon idee...
-- Que je ne contredis pas, repondit l'ingenieur.
-- Or, voici ce qu'Harry avait une ou deux fois observe pendant ses
excursions dans l'ouest de la houillere. Des feux, qui s'eteignaient
soudain, apparaissaient quelquefois a travers le schiste ou le remblai
des galeries extremes. Par quelle cause ces feux s'allumaient-ils ? Je
ne pouvais et je ne puis le dire encore. Mais enfin, ces feux n'etaient
evidemment dus qu'a la presence du grisou, et, pour moi, le grisou,
c'etait le filon de houille.
-- Ces feux ne produisaient aucune explosion ? demanda vivement
l'ingenieur.
-- Si, de petites explosions partielles, repondit Simon Ford, et telles
que j'en provoquai moi-meme, lorsque je voulus constater la presence de
ce grisou, vous vous souvenez de quelle maniere on cherchait autrefois
a prevenir les explosions dans les mines, avant que notre bon genie,
Humphry Davy, eut invente sa lampe de surete ?
-- Oui, repondit James Starr. vous voulez parler du << penitent >> ? Mais
je ne l'ai jamais vu dans l'exercice de ses fonctions.
-- En effet, monsieur James, vous etes trop jeune, malgre vos
cinquante-cinq ans, pour avoir vu cela. Mais moi, avec dix ans de plus
que vous, j'ai vu fonctionner le dernier penitent de la houillere. On
l'appelait ainsi parce qu'il portait une grande robe de moine. Son nom
vrai etait le << fireman >>, l'homme du feu. A cette epoque, on n'avait
d'autre moyen de detruire le mauvais gaz qu'en le decomposant par de
petites explosions, avant que sa legerete l'eut amasse en trop grandes
quantites dans les hauteurs des galeries. C'est pourquoi le penitent,
la face masquee, la tete encapuchonnee dans son epaisse cagoule, tout
le corps etroitement serre dans sa robe de bure, allait en rampant sur
le sol. Il respirait dans les basses couches, dont l'air etait pur, et,
de sa main droite, il promenait, en l'elevant au-dessus de sa tete, une
torche enflammee. Lorsque le grisou se trouvait repandu dans l'air de
maniere a former un melange detonant, l'explosion se produisait sans
etre funeste, et, en renouvelant souvent cette operation, on parvenait
a prevenir les catastrophes. Quelquefois, le penitent, frappe d'un coup
de grisou, mourait a la peine. Un autre le remplacait. Ce fut ainsi
jusqu'au moment ou la lampe de Davy fut adoptee dans toutes les
houilleres. Mais je connaissais le procede, et c'est en l'employant que
j'ai reconnu la presence du grisou, et, par consequent, celle d'un
nouveau gisement carbonifere dans la fosse Dochart. >>
Tout ce que le vieil overman avait raconte du penitent etait
rigoureusement exact. C'est ainsi que l'on procedait autrefois dans les
houilleres pour purifier l'air des galeries.
Le grisou, autrement dit l'hydrogene protocarbone ou gaz des marais,
incolore, presque inodore, ayant un pouvoir peu eclairant, est
absolument impropre a la respiration. Le mineur ne saurait vivre dans
un milieu rempli de ce gaz malfaisant, -- pas plus qu'on ne pourrait
vivre au milieu d'un gazometre plein de gaz d'eclairage. En outre, de
meme que celui-ci, qui est de l'hydrogene bicarbone, le grisou forme un
melange detonant, des que l'air y entre dans une proportion de huit et
peut-etre meme de cinq pour cent. L'inflammation de ce melange se
fait-elle par une cause quelconque, il y a explosion, presque toujours
suivie d'epouvantables catastrophes.
C'est a ce danger que pare l'appareil de Davy, en isolant la flamme des
lampes dans un tube de toile metallique, qui brule le gaz a l'interieur
du tube, sans jamais laisser l'inflammation se propager au-dehors.
Cette lampe de surete a ete perfectionnee de vingt facons. Si elle
vient a se briser, elle s'eteint. Si, malgre les defenses formelles, le
mineur veut l'ouvrir, elle s'eteint encore. Pourquoi donc les
explosions se produisent-elles ? C'est que rien ne peut obvier a
l'imprudence d'un ouvrier qui veut quand meme allumer sa pipe, ni au
choc de l'outil qui peut produire une etincelle.
Toutes les houilleres ne sont pas infectees par le grisou. Dans celles
ou il ne s'en produit pas, on autorise l'emploi de la lampe ordinaire.
Telle est, entre autres, la fosse Thiers, aux mines d'Anzin. Mais,
lorsque la houille du gisement exploite est grasse, elle renferme une
certaine quantite de matieres volatiles, et le grisou peut s'echapper
avec une grande abondance. La lampe de surete seule est combinee de
maniere a empecher des explosions d'autant plus terribles, que les
mineurs qui n'ont pas ete directement atteints par le coup de grisou,
courent risque d'etre instantanement asphyxies dans les galeries
remplies du gaz deletere, forme apres l'inflammation, c'est-a-dire
d'acide carbonique.
Tout en marchant, Simon Ford apprit a l'ingenieur ce qu'il avait fait
pour atteindre son but, comment il s'etait assure que le degagement du
grisou se faisait au fond meme de l'extreme galerie de la fosse, dans
sa portion occidentale, de quelle facon il avait provoque a
l'affleurement des feuillets de schistes quelques explosions
partielles, ou plutot certaines inflammations, qui ne laissaient aucun
doute sur la nature du gaz, dont la fuite s'operait a petite dose, mais
d'une maniere permanente.
Une heure apres avoir quitte le cottage, James Starr et ses deux
compagnons avaient franchi une distance de quatre milles. L'ingenieur,
entraine par le desir et l'espoir, venait de faire ce trajet sans
aucunement songer a sa longueur. Il reflechissait a tout ce que lui
disait le vieux mineur. Il pesait, mentalement, les arguments que
celui-ci donnait en faveur de sa these. Il croyait, avec lui, que cette
emission continue d'hydrogene protocarbone indiquait, avec certitude,
l'existence d'un nouveau gisement carbonifere. Si ce n'eut ete qu'une
sorte de poche, pleine de gaz, comme il s'en rencontre quelquefois
entre les feuillets, elle se fut promptement videe, et le phenomene eut
cesse de se produire. Mais loin de la. Au dire de Simon Ford,
l'hydrogene se degageait sans cesse, et l'on en pouvait conclure a
l'existence de quelque important filon. Consequemment, les richesses de
la fosse Dochart pouvaient n'etre pas entierement epuisees. Toutefois,
s'agissait-il d'une couche dont le rendement serait peu considerable,
ou d'un gisement occupant un large etage du terrain houiller ? c'etait
la, veritablement, la grosse question.
Harry, qui precedait son pere et l'ingenieur, s'etait arrete.
<< Nous voici arrives ! s'ecria le vieux mineur. Enfin, grace a Dieu,
monsieur James, vous etes la, et nous allons savoir... >>
La voix si ferme du vieil overman tremblait legerement.
<< Mon brave Simon, lui dit l'ingenieur, calmez-vous ! Je suis aussi emu
que vous l'etes, mais il ne faut pas perdre de temps ! >>
A cet endroit, l'extreme galerie de la fosse formait en s'evasant une
sorte de caverne obscure. Aucun puits n'avait ete fonce dans cette
portion du massif, et la galerie, profondement ouverte dans les
entrailles du sol, etait sans communication directe avec la surface du
comte de Stirling.
James Starr, vivement interesse, examinait d'un œil grave
l'endroit ou il se trouvait.
On voyait encore sur la paroi terminale de cette caverne la marque des
derniers coups de pic, et meme quelques trous de cartouches, qui
avaient provoque l'eclatement de la roche, vers la fin de
l'exploitation. Cette matiere schisteuse etait extremement dure, et il
n'avait pas ete necessaire de remblayer les assises de ce cul-de-sac,
au fond duquel les travaux avaient du s'arreter. La, en effet, venait
mourir le filon carbonifere, entre les schistes et les gres du terrain
tertiaire. La, a cette place meme, avait ete extrait le dernier morceau
de combustible de la fosse Dochart.
<< C'est ici, monsieur James, dit Simon Ford en soulevant son pic, c'est
ici que nous attaquerons la faille, car, derriere cette paroi, a une
profondeur plus ou moins considerable, se trouve assurement le nouveau
filon dont j'affirme l'existence.
-- Et c'est a la surface de ces roches, demanda James Starr, que vous
avez constate la presence du grisou ?
-- La meme, monsieur James, repondit Simon Ford, et j'ai pu l'allumer
rien qu'en approchant ma lampe, a l'affleurement des feuillets. Harry
l'a fait comme moi.
-- A quelle hauteur ? demanda James Starr.
-- A dix pieds au-dessus du sol >>, repondit Harry.
James Starr s'etait assis sur une roche. On eut dit que, apres avoir
hume l'air de la caverne, il regardait les deux mineurs, comme s'il se
fut pris a douter de leurs paroles, si affirmatives cependant.
C'est que, en effet, l'hydrogene protocarbone n'est pas completement
inodore, et l'ingenieur etait tout d'abord etonne que son odorat, qu'il
avait tres fin, ne lui eut pas revele la presence du gaz explosif. En
tout cas, si ce gaz etait mele a l'air ambiant, ce n'etait qu'a bien
faible dose. Donc, pas d'explosion a craindre, et l'on pouvait sans
danger ouvrir la lampe de surete pour tenter l'experience, ainsi que le
vieux mineur l'avait deja fait.
Ce qui inquietait James Starr en ce moment, ce n'etait donc pas qu'il y
eut trop de gaz melange a l'air, c'etait qu'il n'y en eut pas assez, --
et meme pas du tout.
<< Se seraient-ils trompes ? murmura-t-il. Non ! Ce sont des hommes qui
s'y connaissent ! Et pourtant !... >> Il attendait donc, non sans une
certaine anxiete, que le phenomene signale par Simon Ford s'accomplit
en sa presence. Mais, a ce moment, il parait que ce qu'il venait
d'observer, c'est-a-dire cette absence de l'odeur caracteristique du
grisou, avait ete aussi remarquee par Harry, car celui-ci, d'une voix
alteree, dit :
<< Pere, il semble que la fuite du gaz ne se fait plus a travers les
feuillets de schiste !
-- Ne se fait plus ! :.. >> s'ecria le vieux mineur.
Et Simon Ford, apres avoir hermetiquement serre ses levres, aspira
fortement du nez, a plusieurs reprises.
Puis, tout d'un coup, et d'un mouvement brusque :
<< Donne ta lampe, Harry ! >> dit-il.
Simon Ford prit la lampe d'une main qui s'agitait febrilement. Il
devissa l'enveloppe de toile metallique qui entourait la meche, et la
flamme brula a l'air libre.
Ainsi qu'on s'y attendait, il ne se produisit aucune explosion; mais,
ce qui etait plus grave, il ne se fit pas meme ce leger gresillement,
qui indique la presence du grisou a faible dose.
Simon Ford prit le baton que tenait Harry, et, fixant la lampe a son
extremite, il l'eleva dans les couches d'air superieures, la ou le gaz,
en raison de sa legerete specifique, aurait du plutot s'accumuler, en
si minime quantite que ce fut.
La flamme de la lampe, droite et blanche, ne decela aucune trace
d'hydrogene protocarbone.
<< A la paroi ! dit l'ingenieur.
-- Oui ! >> repondit Simon Ford, en portant la lampe sur cette partie de
la paroi a travers laquelle son fils et lui avaient, la veille encore,
constate la fuite du gaz.
Le bras du vieux mineur tremblait, tandis qu'il essayait de promener la
lampe a la hauteur des fissures du feuillet de schiste.
<< Remplace-moi, Harry >>, dit-il.
Harry prit le baton et presenta successivement la lampe aux divers
points de la paroi ou les feuillets semblaient se dedoubler... mais il
secouait la tete, car ce leger craquement, particulier au grisou qui
s'echappe, n'arrivait pas a son oreille.
L'inflammation ne se fit pas. Il etait donc evident qu'aucune molecule
de gaz ne fusait a travers la paroi.
<< Rien ! >> s'ecria Simon Ford, dont le poing se tendit sous une
impression de colere plutot que de desappointement.
Un cri s'echappa alors de la bouche d'Harry.
<< Qu'as-tu ? demanda vivement James Starr.
-- On a bouche les fissures du schiste !
-- Dis-tu vrai ? s'ecria le vieux mineur.
-- Regardez, pere ! >>
Harry ne s'etait pas trompe. L'obturation des fissures etait nettement
visible a la lumiere de la lampe. Un lutage, recemment pratique et fait
a la chaux, laissait voir sur la paroi une longue trace blanchatre, mal
dissimulee sous une couche de poussiere de charbon.
<< Lui ! s'ecria Hardy. Ce ne peut etre que lui !
-- Lui ! repeta James Starr.
-- Oui ! repondit le jeune homme, cet etre mysterieux qui hante notre
domaine, celui que j'ai cent fois guette sans pouvoir l'atteindre,
l'auteur, des a present certain, de cette lettre qui voulait vous
empecher de venir au rendez-vous que vous donnait mon pere, monsieur
Starr, celui, enfin, qui nous a lance cette pierre dans la galerie du
puits Yarow ! Ah ! aucun doute n'est plus possible ! La main d'un homme
est dans tout cela ! >>
Harry avait parle avec une telle energie, que sa conviction passa
instantanement et tout entiere dans l'esprit de l'ingenieur. Quant au
vieil overman, il n'etait plus a convaincre. D'ailleurs, on se trouvait
en presence d'un fait indeniable : l'obturation des fissures a travers
lesquelles le gaz s'echappait librement la veille.
<< Prends ton pic, Harry, s'ecria Simon Ford. Monte sur mes epaules, mon
garcon ! Je suis assez solide encore pour te porter ! >>
Harry avait compris. Son pere s'accota a la paroi. Harry s'eleva sur
ses epaules, de maniere que son pic put atteindre la trace suffisamment
visible du lutage. Puis, a coups redoubles, il entama la partie de
roche schisteuse que ce lutage recouvrait.
Aussitot un leger petillement se produisit, semblable a celui que fait
le vin de Champagne lorsqu'il s'echappe d'une bouteille,-- bruit qui,
dans les houilleres anglaises, est connu sous le nom onomatopique de <<
puff >>.
Harry saisit alors sa lampe, et il l'approcha de la fissure...
Une legere detonation se fit entendre, et une petite flamme rouge, un
peu bleuatre a son contour, voltigea sur la paroi, comme eut fait un
follet de feu Saint-Elme.
Harry sauta aussitot a terre, et le vieil overman, ne pouvant contenir
sa joie, saisit les mains de l'ingenieur, en s'ecriant :
<< Hurrah ! hurrah ! hurrah ! monsieur James ! Le grisou brule ! Donc,
le filon est la ! >>
VIII
Un coup de dynamite
L'experience annoncee par le vieil overman avait reussi. L'hydrogene
protocarbone, on le sait, ne se developpe que dans les gisements
houillers. Donc, l'existence d'un filon du precieux combustible ne
pouvait etre mise en doute. Quelles etaient son importance et sa
qualite ? on les determinerait plus tard.
Telles furent les consequences que l'ingenieur deduisit du phenomene
qu'il venait d'observer. Elles etaient en tout conformes a celles qu'en
avait deja tirees Simon Ford.
<< Oui, se dit James Starr, derriere cette paroi s'etend une couche
carbonifere que nos sondages n'ont pas su atteindre ! Cela est facheux,
puisque tout l'outillage de la mine abandonnee depuis dix ans, est
maintenant a refaire ! N'importe ! Nous avons retrouve la veine que
l'on croyait epuisee, et, cette fois, nous l'exploiterons jusqu'au bout
!
-- Eh bien, monsieur James, demanda Simon Ford, que pensez-vous de
notre decouverte ? Ai-je eu tort de vous deranger ? Regrettez-vous
cette derniere visite faite a la fosse Dochart ?
-- Non, non, mon vieux compagnon ! repondit James Starr. Nous n'avons
pas perdu notre temps, mais nous le perdrions maintenant, si nous ne
retournions immediatement au cottage. Demain, nous reviendrons ici.
Nous ferons eclater cette paroi a coups de dynamite. Nous mettrons au
jour l'affleurement du nouveau filon, et, apres une serie de sondages,
si la couche parait etre importante, je reconstituerai une Societe de
la Nouvelle Aberfoyle, a l'extreme satisfaction des anciens
actionnaires ! Avant trois mois, il faut que les premieres bennes de
houille aient ete extraites du nouveau gisement !
-- Bien parle, monsieur James ! s'ecria Simon Ford. La vieille
houillere va donc rajeunir, comme une veuve qui se remarie !
L'animation des anciens jours recommencera avec les coups de pioche,
les coups de pic, les coups de mine, le roulement des wagons, le
hennissement des chevaux, le grincement des bennes, le grondement des
machines ! Je reverrai donc tout cela, moi ! J'espere, monsieur James,
que vous ne me trouverez pas trop vieux pour reprendre mes fonctions
d'overman ?
-- Non, brave Simon, non, certes ! vous etes reste plus jeune que moi,
mon vieux camarade !
-- Et, que saint Mungo nous protege ! vous serez encore notre << viewer
>> ! Puisse la nouvelle exploitation durer de longues annees, et fasse
le Ciel que j'aie la consolation de mourir sans en avoir vu la fin ! >>
La joie du vieux mineur debordait. James Starr la partageait tout
entiere, mais il laissait Simon Ford s'enthousiasmer pour deux.
Seul, Harry demeurait pensif. Dans son souvenir reparaissait la
succession des circonstances singulieres, inexplicables, au milieu
desquelles s'etait operee la decouverte du nouveau gisement. Cela ne
laissait pas de l'inquieter pour l'avenir.
Une heure apres, James Starr et ses deux compagnons etaient de retour
au cottage.
L'ingenieur soupa avec grand appetit, approuvant du geste tous les
plans que developpait le vieil overman, et, n'eut ete son imperieux
desir d'etre au lendemain, jamais il n'aurait mieux dormi que dans ce
calme absolu du cottage.
Le lendemain, apres un dejeuner substantiel, James Starr, Simon Ford,
Harry et Madge elle-meme reprenaient le chemin deja parcouru la veille.
Tous allaient la en veritables mineurs. Ils emportaient divers outils
et des cartouches de dynamite, destinees a faire sauter la paroi
terminale. Harry, en meme temps qu'un puissant fanal, prit une grosse
lampe de surete qui pouvait bruler pendant douze heures. C'etait plus
qu'il ne fallait pour operer le voyage d'aller et de retour, en y
comprenant les haltes necessaires a l'exploration, -- si une
exploration devenait possible.
<< A l'œuvre ! >> s'ecria Simon, lorsque ses compagnons et lui
furent arrives a l'extremite de la galerie.
Et sa main saisit une lourde pince qu'elle brandit avec vigueur.
<< Un instant, dit alors James Starr. Observons si aucun changement ne
s'est produit et si le grisou fuse toujours a travers les feuillets de
la paroi.
-- Vous avez raison, monsieur Starr, repondit Harry. Ce qui etait
bouche hier pourrait bien l'etre encore aujourd'hui ! >>
Madge, assise sur une roche, observait attentivement l'excavation et la
muraille qu'il s'agissait d'eventrer.
Il fut constate que les choses etaient telles qu'on les avait laissees.
Les fissures des feuillets n'avaient subi aucune alteration.
L'hydrogene protocarbone fusait au travers, mais assez faiblement. Cela
tenait sans doute a ce que, depuis la veille, il trouvait un libre
passage pour s'epancher. Toutefois, cette emission etait si peu
importante, qu'elle ne pouvait former avec l'air interieur un melange
detonant. James Starr et ses compagnons allaient donc pouvoir proceder
en toute securite. D'ailleurs, cet air se purifierait peu a peu, en
gagnant les hautes couches de la fosse Dochart, et le grisou, perdu
dans toute cette atmosphere, ne pourrait plus produire aucune explosion.
<< A l'œuvre, donc ! >> reprit Simon Ford.
Et bientot, sous sa pince, vigoureusement maniee, la roche ne tarda pas
a voler en eclats.
Cette faille se composait principalement de poudingues, interposes
entre le gres et le schiste, tels qu'il s'en rencontre le plus souvent
a l'affleurement des filons carboniferes.
James Starr ramassait les morceaux que l'outil abattait, et il les
examinait avec soin, esperant y decouvrir quelque indice de charbon.
Ce premier travail dura environ une heure. Il en resulta un evidement
assez profond dans la paroi terminale.
James Starr choisit alors l'emplacement ou devaient etre fores les
trous de mine, travail qui s'accomplit rapidement sous la main d'Harry
avec le fleuret et la massette. Des cartouches de dynamite furent
introduites dans ces trous. Des qu'on y eut place la longue meche
goudronnee d'une fusee de surete, qui aboutissait a une capsule de
fulminate, elle fut allumee au ras du sol. James Starr et ses
compagnons se mirent a l'ecart.
<< Ah ! monsieur James, dit Simon Ford, en proie a une veritable emotion
qu'il ne cherchait pas a dissimuler, jamais, non, jamais mon vieux
cœur n'a battu si vite ! Je voudrais deja attaquer le filon !
-- Patience, Simon, repondit l'ingenieur, vous n'avez pas la pretention
de trouver derriere cette paroi une galerie tout ouverte ?
-- Excusez-moi, monsieur James, repondit le vieil overman. J'ai toutes
les pretentions possibles ! S'il y a eu bonne chance dans la maniere
dont Harry et moi nous avons decouvert ce gite, pourquoi cette chance
ne continuerait-elle pas jusqu'au bout ? >>
L'explosion de la dynamite se produisit. Un roulement sourd se propagea
a travers le reseau des galeries souterraines.
James Starr, Madge, Harry et Simon Ford revinrent aussitot vers la
paroi de la caverne.
<< Monsieur James ! monsieur James ! s'ecria le vieil overman. voyez !
La porte est enfoncee !... >>
Cette comparaison de Simon Ford etait justifiee par l'apparition d'une
excavation, dont on ne pouvait estimer la profondeur.
Harry allait s'elancer par l'ouverture...
L'ingenieur, extremement surpris, d'ailleurs, de trouver la cette
cavite, retint le jeune mineur.
<< Laisse le temps a l'air interieur de se purifier, dit-il.
-- Oui ! gare aux mofettes ! >> s'ecria Simon Ford.
Un quart d'heure se passa dans une anxieuse attente. Le fanal, place au
bout d'un baton, fut alors introduit dans l'excavation et continua de
bruler avec un inalterable eclat.
<< Va donc, Harry, dit James Starr, nous te suivrons. >> L'ouverture
produite par la dynamite etait plus que suffisante pour qu'un homme put
y passer.
Harry, le fanal a la main, s'y introduisit sans hesiter et disparut
dans les tenebres.
James Starr, Simon Ford et Madge, immobiles, attendaient.
Une minute -- qui leur parut bien longue -- s'ecoula. Harry ne
reparaissait pas, il n'appelait pas. En s'approchant de l'orifice,
James Starr n'apercut meme plus la lueur de sa lampe, qui aurait du
eclairer cette sombre cavite.
Le sol avait-il donc manque subitement sous les pieds d'Harry ? Le
jeune mineur etait-il tombe dans quelque anfractuosite ? Sa voix ne
pouvait-elle plus arriver jusqu'a ses compagnons ?
Le vieil overman, ne voulant rien ecouter, allait s'introduire a son
tour par l'orifice, lorsque parut une lueur, vague d'abord, qui se
renforca peu a peu, et Harry fit entendre ces paroles :
<< Venez, monsieur Starr ! venez, mon pere ! La route est libre dans la
Nouvelle-Aberfoyle. >>
IX
La Nouvelle-Aberfoyle
Si, par quelque puissance surhumaine, des ingenieurs eussent pu enlever
d'un bloc et sur une epaisseur de mille pieds toute cette portion de la
croute terrestre qui supporte cet ensemble de lacs, de fleuves, de
golfes et les territoires riverains des comtes de Stirling, de
Dumbarton et de Renfrew, ils auraient trouve, sous cet enorme
couvercle, une excavation immense, et telle qu'il n'en existait qu'une
autre au monde qui put lui etre comparee, -- la celebre grotte de
Mammouth, dans le Kentucky.
Cette excavation se composait de plusieurs centaines d'alveoles, de
toutes formes et de toutes grandeurs. On eut dit une ruche, avec ses
nombreux etages de cellules, capricieusement disposees, mais une ruche
construite sur une vaste echelle, et qui, au lieu d'abeilles, eut suffi
a loger tous les ichthyosaures, les megatheriums, et les pterodactyles
de l'epoque geologique !
Un labyrinthe de galeries, les unes plus elevees que les plus hautes
voutes des cathedrales, les autres semblables a des contrenefs,
retrecies et tortueuses, celles-ci suivant la ligne horizontale,
celles-la remontant ou descendant obliquement en toutes directions, --
reunissaient ces cavites et laissaient libre communication entre elles.
Les piliers qui soutenaient ces voutes, dont la courbe admettait tous
les styles, les epaisses murailles, solidement assises entre les
galeries, les nefs elles-memes, dans cet etage des terrains
secondaires, etaient faits de gres et de roches schisteuses. Mais,
entre ces couches inutilisables, et puissamment pressees par elles,
couraient d'admirables veines de charbon, comme si le sang noir de
cette etrange houillere eut circule a travers leur inextricable reseau.
Ces gisements se developpaient sur une etendue de quarante milles du
nord au sud, et ils s'enfoncaient meme sous le canal du Nord.
L'importance de ce bassin n'aurait pu etre evaluee qu'apres sondages,
mais elle devait depasser celle des couches carboniferes de Cardiff,
dans le pays de Galles, et des gisements de Newcastle, dans le comte de
Northumberland.
Il faut ajouter que l'exploitation de cette houillere allait etre
singulierement facilitee, puisque, par une disposition bizarre des
terrains secondaires, par un inexplicable retrait des matieres
minerales a l'epoque geologique ou ce massif se solidifiait, la nature
avait deja multiplie les galeries et les tunnels de la
Nouvelle-Aberfoyle.
Oui, la nature seule ! On aurait pu croire, tout d'abord, a la
decouverte de quelque exploitation abandonnee depuis des siecles. Il
n'en etait rien. On ne delaisse pas de telles richesses. Les termites
humains n'avaient jamais ronge cette portion du sous-sol de l'Ecosse,
et c'etait la nature qui avait ainsi fait les choses. Mais, on le
repete, nul hypogee de l'epoque egyptienne, nulle catacombe de l'epoque
romaine, n'auraient pu lui etre compares, -- si ce n'est les celebres
grottes de Mammouth, qui, sur une longueur de plus de vingt milles,
comptent deux cent vingt-six avenues, onze lacs, sept rivieres, huit
cataractes, trente-deux puits insondables et cinquante-sept domes, dont
quelques-uns sont suspendus a plus de quatre cent cinquante pieds de
hauteur.
Ainsi que ces grottes, la Nouvelle-Aberfoyle etait, non l'œuvre
des hommes, mais l'œuvre du Createur.
Tel etait ce nouveau domaine, d'une incomparable richesse, dont la
decouverte appartenait en propre au vieil overman. Dix ans de sejour
dans l'ancienne houillere, une rare persistance de recherches, une foi
absolue, soutenue par un merveilleux instinct de mineur, il lui avait
fallu toutes ces conditions reunies pour reussir, la ou tant d'autres
auraient echoue. Pourquoi les sondages, pratiques sous la direction de
James Starr, pendant les dernieres annees d'exploitation, s'etaient-ils
precisement arretes a cette limite, sur la frontiere meme de la
nouvelle mine ? cela etait du au hasard, dont la part est grande dans
les recherches de ce genre.
Quoi qu'il en soit, il y avait la, dans le sous-sol ecossais, une sorte
de comte souterrain, auquel il ne manquait, pour etre habitable, que
les rayons du soleil, ou, a son defaut, la clarte d'un astre special.
L'eau y etait localisee dans certaines depressions, formant de vastes
etangs, ou meme des lacs plus grands que le lac Katrine, situe
precisement au-dessus. Sans doute, ces lacs n'avaient pas le mouvement
des eaux, les courants, le ressac. Ils ne refletaient pas la silhouette
de quelque vieux chateau gothique. Ni les bouleaux ni les chenes ne se
penchaient sur leurs rives, les montagnes n'allongeaient pas de grandes
ombres a leur surface, les steamboats ne les sillonnaient pas, aucune
lumiere ne se reverberait dans leurs eaux, le soleil ne les impregnait
pas de ses rayons eclatants, la lune ne se levait jamais sur leur
horizon. Et pourtant, ces lacs profonds, dont la brise ne ridait pas le
miroir, n'auraient pas ete sans charme, a la lumiere de quelque astre
electrique, et, reunis par un lacet de canaux, ils completaient bien la
geographie de cet etrange domaine.
Quoiqu'il fut impropre a toute production vegetale, ce sous-sol eut,
cependant, pu servir de demeure a toute une population. Et qui sait si,
dans ces milieux a temperature constante, au fond de ces houilleres
d'Aberfoyle, aussi bien que dans celles de Newcastle, d'Alloa ou de
Cardiff, lorsque leurs gisements seront epuises, -- qui sait si la
classe pauvre du Royaume-Uni ne trouvera pas refuge quelque jour ?
X
Aller et retour
A la voix d'Harry, James Starr, Madge et Simon Ford s'etaient
introduits par l'etroit orifice qui mettait en communication la fosse
Dochart avec la nouvelle houillere.
Ils se trouvaient alors a la naissance d'une galerie assez large. On
aurait pu croire qu'elle avait ete percee de main d'homme, que le pic
et la pioche l'avaient evidee pour l'exploitation d'un nouveau
gisement. Les explorateurs devaient se demander si, par un singulier
hasard, ils n'avaient pas ete transportes dans quelque ancienne
houillere, dont les plus vieux mineurs du comte n'auraient jamais connu
l'existence.
Non ! C'etaient les couches geologiques qui avaient << epargne >> cette
galerie, a l'epoque ou se faisait le tassement des terrains
secondaires. Peut-etre quelque torrent l'avait-il parcourue autrefois,
lorsque les eaux superieures allaient se melanger aux vegetaux enlises;
mais, maintenant, elle etait aussi seche que si elle eut ete foree,
quelque mille pieds plus bas, dans l'etage des roches granitoides. En
meme temps, l'air y circulait avec aisance, -- ce qui indiquait que
certains << eventoirs >> naturels la mettaient en communication avec
l'atmosphere exterieure.
Cette observation, qui fut faite par l'ingenieur, etait juste, et l'on
sentait que l'aeration s'operait facilement dans la nouvelle mine.
Quant a ce grisou qui fusait naguere a travers les schistes de la
paroi, il semblait qu'il n'eut ete contenu que dans une simple << poche
>>, vide maintenant, et il etait certain que l'atmosphere de la galerie
n'en conservait pas la moindre trace. Cependant, et par precaution,
Harry n'avait emporte que la lampe de surete, qui lui assurait un
eclairage de douze heures.
James Starr et ses compagnons eprouvaient alors une joie complete.
C'etait l'entiere satisfaction de leurs desirs. Autour d'eux, tout
n'etait que houille. Une certaine emotion les rendait silencieux. Simon
Ford, lui-meme, se contenait. Sa joie debordait, non en longues
phrases, mais par petites interjections.
C'etait peut-etre imprudent, a eux, de s'engager si profondement dans
la crypte. Bah ! ils ne songeaient guere au retour. La galerie etait
praticable, peu sinueuse. Nulle crevasse n'en barrait le passage, nulle
<< pousse >> n'y propageait d'exhalaisons malfaisantes. Il n'y avait donc
aucune raison pour s'arreter, et, pendant une heure, James Starr,
Madge, Harry et Simon Ford allerent ainsi, sans que rien put leur
indiquer quelle etait l'exacte orientation de ce tunnel inconnu.
Et, sans doute, ils auraient ete plus loin encore, s'ils ne fussent
arrives a l'extremite meme de cette large voie qu'ils suivaient depuis
leur entree dans la houillere.
La galerie aboutissait a une enorme caverne, dont on ne pouvait estimer
ni la hauteur, ni la profondeur. A quelle altitude s'arrondissait la
voute de cette excavation, a quelle distance se reculait sa paroi
opposee ? les tenebres qui l'emplissaient ne permettaient pas de le
reconnaitre. Mais, a la lueur de la lampe, les explorateurs purent
constater que son dome recouvrait une vaste etendue d'eau dormante --
etang ou lac --, dont les rives pittoresques, accidentees de hautes
roches, se perdaient dans l'obscurite.
<< Halte ! s'ecria Simon Ford, en s'arretant brusquement. Un pas de
plus, et nous roulions peut-etre dans quelque abime !
-- Reposons-nous donc, mes amis, repondit l'ingenieur. Aussi bien, il
faudra songer a retourner au cottage.
-- Notre lampe peut nous eclairer pendant dix heures encore, monsieur
Starr, dit Harry.
-- Eh bien, faisons halte, reprit James Starr. J'avoue que mes jambes
en ont besoin ! -- Et vous, Madge, est-ce que vous ne vous ressentez
pas des fatigues d'une aussi longue course ?
-- Mais pas trop, monsieur James, repondit la robuste Ecossaise. Nous
avions l'habitude d'explorer pendant des journees entieres l'ancienne
houillere d'Aberfoyle.
-- Bah ! ajouta Simon Ford, Madge ferait dix fois cette route, s'il le
fallait ! Mais j'insiste, monsieur James, ma communication valait-elle
la peine de vous etre faite ? Osez dire non, monsieur James, osez dire
non !
-- Eh ! mon vieux compagnon, il y a longtemps que je n'ai ressenti une
telle joie ! repondit l'ingenieur. Le peu que nous avons explore de
cette merveilleuse houillere semble indiquer que son etendue est tres
considerable, au moins en longueur.
-- En largeur et en profondeur aussi, monsieur James ! repliqua Simon
Ford.
-- C'est ce que nous saurons plus tard.
-- Et moi, j'en reponds ! Rapportez-vous-en a mon instinct de vieux
mineur. Il ne m'a jamais trompe !
-- Je veux vous croire, Simon, repondit l'ingenieur en souriant. Mais
enfin, tel que j'en puis juger par cette courte exploration, nous
possedons les elements d'une exploitation qui durera des siecles !
-- Des siecles ! s'ecria Simon Ford. Je le crois bien, monsieur James !
Il se passera mille ans et plus, avant que le dernier morceau de
charbon ait ete extrait de notre nouvelle mine !
-- Dieu vous entende ! repondit James Starr. Quant a la qualite de la
houille qui vient affleurer ces parois...
-- Superbe ! monsieur James, superbe ! repondit Simon Ford. Voyez cela
vous-meme ! >> Et, ce disant, il detacha d'un coup de pic un fragment de
roche noire.
<< Voyez ! voyez ! repeta-t-il en l'approchant de sa lampe. Les surfaces
de ce morceau de charbon sont luisantes ! Nous aurons la de la houille
grasse, riche en matieres bitumeuses ! Et comme elle se detaillera en
gailleteries, presque sans poussiere ! Ah ! monsieur James, il y a
vingt ans, voici un gisement qui aurait fait une rude concurrence au
Swansea et au Cardiff ! Eh bien, les chauffeurs se le disputeront
encore, et, s'il coute peu a extraire de la mine, il ne s'en vendra pas
moins cher au-dehors !
-- En effet, dit Madge, qui avait pris le fragment de houille et
l'examinait en connaisseuse. C'est la du charbon de bonne qualite. --
Emporte-le, Simon, emporte-le au cottage ! Je veux que ce premier
morceau de houille brule sous notre bouilloire !
-- Bien parle, femme ! repondit le vieil overman, et tu verras que je
ne me suis pas trompe.
-- Monsieur Starr, demanda alors Harry, avez-vous quelque idee de
l'orientation probable de cette longue galerie que nous avons suivie
depuis notre entree dans la nouvelle houillere ?
-- Non, mon garcon, repondit l'ingenieur. Avec une boussole, j'aurais
peut-etre pu etablir sa direction generale. Mais, sans boussole, je
suis ici comme un marin en pleine mer, au milieu des brumes, lorsque
l'absence de soleil ne lui permet pas de relever sa position.
-- Sans doute, monsieur James, repliqua Simon Ford, mais, je vous en
prie, ne comparez pas notre position a celle du marin, qui a toujours
et partout l'abime sous ses pieds ! Nous sommes en terre ferme, ici, et
nous n'avons pas a craindre de jamais sombrer !
-- Je ne vous ferai pas cette peine, vieux Simon, repondit James Starr.
Loin de moi la pensee de deprecier la nouvelle houillere d'Aberfoyle
par une comparaison injuste ! Je n'ai voulu dire qu'une chose, c'est
que nous ne savons pas ou nous sommes.
-- Nous sommes dans le sous-sol du comte de Stirling, monsieur James,
repondit Simon Ford, et cela, je l'affirme comme si...
-- Ecoutez ! >> dit Harry en interrompant le vieil overman.
Tous preterent l'oreille, ainsi que le faisait le jeune mineur. Le nerf
auditif, tres exerce chez lui, avait surpris un bruit sourd, comme eut
ete un murmure lointain. James Starr, Simon et Madge ne tarderent pas a
l'entendre eux-memes. Il se produisait, dans les couches superieures du
massif, une sorte de roulement, dont on percevait distinctement le
crescendo et le decrescendo successif, si faible qu'il fut.
Tous quatre resterent pendant quelques minutes, l'oreille tendue, sans
proferer une parole.
Puis, tout a coup, Simon Ford de s'ecrier :
<< Eh ! par saint Mungo ! Est-ce que les wagonnets courent deja sur les
rails de la nouvelle Aberfoyle ?
-- Pere, repondit Harry, il me semble bien que c'est le bruit que font
des eaux en roulant sur un littoral.
-- Nous ne sommes pourtant pas sous la mer ! s'ecria le vieil overman.
-- Non, repondit l'ingenieur, mais il ne serait pas impossible que nous
ne fussions sous le lit meme du lac Katrine.
-- Il faudrait donc que la voute fut peu epaisse en cet endroit,
puisque le bruit des eaux est perceptible ?
-- Peu epaisse, en effet, repondit James Starr, et c'est ce qui fait
que cette excavation est si vaste.
-- Vous devez avoir raison, monsieur Starr, dit Harry.
-- En outre, il fait si mauvais temps au-dehors, reprit James Starr,
que les eaux du lac doivent etre soulevees comme celles du golfe de
Forth.
-- Eh ! qu'importe, apres tout, repondit Simon Ford. La couche
carbonifere n'en sera pas plus mauvaise pour se developper au-dessous
d'un lac ! Ce ne serait pas la premiere fois que l'on irait chercher la
houille sous le lit meme de l'Ocean ! Quand nous devrions exploiter
tout le fonds et le trefonds du canal du Nord, ou serait le mal ?
-- Bien dit, Simon, s'ecria l'ingenieur, qui ne put retenir un sourire
en regardant l'enthousiaste overman. Poussons nos tranchees sous les
eaux de la mer ! Trouons comme une ecumoire le lit de l'Atlantique !
Allons rejoindre a coups de pioche nos freres des Etats-Unis a travers
le sous-sol de l'Ocean ! Foncons jusqu'au centre du globe, s'il le
faut, pour lui arracher son dernier morceau de houille !
-- Croyez-vous rire, monsieur James ? demanda Simon Ford d'un air tant
soit peu goguenard.
-- Moi, rire ! vieux Simon ! Non ! Mais vous etes si enthousiaste, que
vous m'entrainez jusque dans l'impossible ! Tenez, revenons a la
realite, qui est deja belle. Laissons la nos pics, que nous
retrouverons un autre jour, et reprenons le chemin du cottage ! >>
Il n'y avait pas autre chose a faire pour le moment. Plus tard,
l'ingenieur, accompagne d'une brigade de mineurs et muni des lampes et
ustensiles necessaires, reprendrait l'exploration de la
Nouvelle-Aberfoyle. Mais il etait urgent de retourner a la fosse
Dochart. La route etait facile, d'ailleurs. La galerie courait presque
droit a travers le massif jusqu'a l'orifice ouvert par la dynamite.
Donc, nulle crainte de s'egarer.
Mais, au moment ou James Starr se dirigeait vers la galerie, Simon Ford
l'arreta.
<< Monsieur James, lui dit-il, vous voyez cette caverne immense, ce lac
souterrain qu'elle recouvre, cette greve que les eaux viennent baigner
a nos pieds ? Eh bien, c'est ici que je veux transporter ma demeure,
c'est ici que je me batirai un nouveau cottage, et, si quelques braves
compagnons veulent suivre mon exemple, avant un an, on comptera un
bourg de plus dans le massif de notre vieille Angleterre ! >>
James Starr, approuvant d'un sourire les projets de Simon Ford, lui
serra la main, et tous trois, precedant Madge, s'enfoncerent dans la
galerie, afin de regagner la fosse Dochart.
Pendant le premier mille, aucun incident ne se produisit. Harry
marchait en avant, elevant la lampe au-dessus de sa tete. Il suivait
soigneusement la galerie principale, sans jamais s'ecarter dans les
tunnels etroits qui rayonnaient a droite et a gauche. Il semblait donc
que le retour dut s'accomplir aussi facilement que l'aller, lorsqu'une
facheuse complication survint, qui rendit fort grave la situation des
explorateurs.
En effet, a un moment ou Harry levait sa lampe, un vif deplacement de
l'air s'opera, comme s'il eut ete cause par un battement d'ailes
invisibles. La lampe, frappee de biais, s'echappa des mains d'Harry,
tomba sur le sol rocheux de la galerie et se brisa.
James Starr et ses compagnons furent subitement plonges dans une
obscurite absolue. Leur lampe, dont l'huile s'etait repandue, ne
pouvait plus servir.
<< Eh bien, Harry, s'ecria Simon Ford, veux-tu donc que nous nous
rompions le cou en retournant au cottage ? >>
Harry ne repondit pas. Il reflechissait. Devait-il voir encore la main
d'un etre mysterieux dans ce dernier accident ? Existait-il donc en ces
profondeurs un ennemi dont l'inexplicable antagonisme pouvait creer, un
jour, de serieuses difficultes ? Quelqu'un avait-il interet a defendre
le nouveau gite carbonifere contre toute tentative d'exploitation ? En
verite, cela etait absurde, mais les faits parlaient d'eux-memes, et
ils s'accumulaient de maniere a changer de simples presomptions en
certitudes.
En attendant, la situation des explorateurs etait assez mauvaise. Il
leur fallait, au milieu de profondes tenebres, suivre pendant environ
cinq milles la galerie qui conduisait a la fosse Dochart. Puis, ils
auraient encore une heure de route avant d'avoir atteint le cottage.
<< Continuons, dit Simon Ford. Nous n'avons pas un instant a perdre.
Nous marcherons en tatonnant, comme des aveugles. Il n'est pas possible
de s'egarer. Les tunnels qui s'ouvrent sur notre chemin ne sont que de
veritables boyaux de taupinieres, et, en suivant la galerie principale,
nous arriverons inevitablement a l'orifice qui nous a livre passage.
Ensuite, c'est la vieille houillere. Nous la connaissons, et ce ne sera
pas la premiere fois qu'Harry ou moi nous nous y serons trouves dans
l'obscurite. D'ailleurs, nous retrouverons la les lampes que nous avons
laissees. En route, donc ! -- Harry, prends la tete. Monsieur James,
suivez-le. Madge, tu viendras apres, et moi, je fermerai la marche. Ne
nous separons pas surtout, et qu'on se sente les talons, sinon les
coudes ! >>
Il n'y avait qu'a se conformer aux instructions du vieil overman. Comme
il le disait, en tatonnant on ne pouvait guere se tromper de route. Il
fallait seulement remplacer les yeux par les mains, et se fier a cet
instinct qui, chez Simon Ford et son fils, etait devenu une seconde
nature.
Donc, James Starr et ses compagnons marcherent dans l'ordre indique.
Ils ne parlaient pas, mais ce n'etait pas faute de penser. Il devenait
evident qu'ils avaient un adversaire. Mais quel etait-il, et comment se
defendre de ces attaques si mysterieusement preparees ? Ces idees assez
inquietantes affluaient a leur cerveau. Cependant, ce n'etait pas le
moment de se decourager.
Harry, les bras etendus, s'avancait d'un pas assure. Il allait
successivement d'une paroi a l'autre de la galerie. Une anfractuosite,
un orifice lateral se presentaient-ils, il reconnaissait a la main
qu'il ne fallait pas s'y engager, soit que l'anfractuosite fut peu
profonde, soit que l'orifice fut trop etroit, et il se maintenait ainsi
dans le droit chemin.
Au milieu d'une obscurite a laquelle les yeux ne pouvaient se faire,
puisqu'elle etait absolue, ce difficile retour dura deux heures
environ. En supputant le temps ecoule, en tenant compte de ce que la
marche n'avait pu etre rapide, James Starr estimait que ses compagnons
et lui devaient etre bien pres de l'issue.
En effet, presque aussitot, Harry s'arreta.
<< Sommes-nous enfin arrives a l'extremite de la galerie ? demanda Simon
Ford.
-- Oui, repondit le jeune mineur.
-- Eh bien, tu dois retrouver l'orifice qui etablit la communication
entre la Nouvelle-Aberfoyle et la fosse Dochart ?
-- Non >>, repondit Harry, dont les mains crispees ne rencontraient que
la surface pleine d'une paroi.
Le vieil overman fit quelques pas en avant, et vint palper lui meme la
roche schisteuse.
Un cri lui echappa.
Ou les explorateurs s'etaient egares pendant le retour, ou l'etroit
orifice, creuse dans la paroi par la dynamite, avait ete bouche
recemment !
Quoi qu'il en soit, James Starr et ses compagnons etaient emprisonnes
dans la Nouvelle-Aberfoyle !
XI
Les Dames de feu
Huit jours apres ces evenements, les amis de James Starr etaient fort
inquiets. L'ingenieur avait disparu sans qu'aucun motif put etre
allegue a cette disparition. On avait appris, en interrogeant son
domestique, qu'il s'etait embarque a Grantonpier, et on savait par le
capitaine du steam-boat _Prince de Galles_ qu'il avait debarque a
Stirling. Mais, depuis ce moment, plus de traces de James Starr. La
lettre de Simon Ford lui avait recommande le secret, et il n'avait rien
dit de son depart pour les houilleres d'Aberfoyle.
Donc, a Edimbourg, il ne fut plus question que de l'absence
inexplicable de l'ingenieur. Sir W. Elphiston, le president de << Royal
Institution >>, communiqua a ses collegues la lettre que lui avait
adressee James Starr, en s'excusant de ne pouvoir assister a la
prochaine seance de la Societe. Deux ou trois autres personnes
produisirent aussi des lettres analogues. Mais, si ces documents
prouvaient que James Starr avait quitte Edimbourg -- ce que l'on savait
de reste --, rien n'indiquait ce qu'il etait devenu. Or, de la part
d'un tel homme, cette absence, en dehors de ses habitudes, devait
surprendre d'abord, inquieter ensuite, puisqu'elle se prolongeait.
Aucun des amis de l'ingenieur n'aurait pu supposer qu'il se fut rendu
aux houilleres d'Aberfoyle. On savait qu'il n'eut point aime a revoir
l'ancien theatre de ses travaux. Il n'y avait jamais remis les pieds,
depuis le jour ou la derniere benne etait remontee a la surface du sol.
Cependant, puisque le steam-boat l'avait depose au debarcadere de
Stirling, on fit quelques recherches de ce cote.
Les recherches n'aboutirent pas. Personne ne se rappelait avoir vu
l'ingenieur dans le pays. Seul, Jack Ryan, qui l'avait rencontre en
compagnie d'Harry sur un des paliers du puits Yarow, eut pu satisfaire
la curiosite publique. Mais le joyeux garcon, on le sait, travaillait a
la ferme de Melrose, a quarante milles dans le sud-ouest du comte de
Renfrew, et il ne se doutait guere que l'on s'inquietat a ce point de
la disparition de James Starr. Donc, huit jours apres sa visite au
cottage, Jack Ryan eut continue a chanter de plus belle pendant les
veillees du clan d'Irvine, -- s'il n'eut eu, lui aussi, un motif de
vive inquietude dont il sera bientot parle.
James Starr etait un homme trop considerable et trop considere, non
seulement dans la ville, mais dans toute l'Ecosse, pour qu'un fait le
concernant put passer inapercu. Le lord prevot, premier magistrat
d'Edimbourg, les baillis, les conseillers, dont la plupart etaient des
amis de l'ingenieur, firent commencer les plus actives recherches. Des
agents furent mis en campagne, mais aucun resultat ne fut obtenu.
Il fallut donc inserer dans les principaux journaux du Royaume-Uni une
note relative a l'ingenieur James Starr, donnant son signalement,
indiquant la date a laquelle il avait quitte Edimbourg, et il n'y eut
plus qu'a attendre. Cela ne se fit pas sans grande anxiete. Le monde
savant de l'Angleterre n'etait pas eloigne de croire a la disparition
definitive de l'un de ses membres les plus distingues.
En meme temps que l'on s'inquietait ainsi de la personne de James
Starr, la personne d'Harry etait le sujet de preoccupations non moins
vives. Seulement, au lieu d'occuper l'opinion publique, le fils du
vieil overman ne troublait que la bonne humeur de son ami Jack Ryan.
On se rappelle que, lors de leur rencontre dans le puits Yarow, Jack
Ryan avait invite Harry a venir, huit jours apres, a la fete du clan
d'Irvine. Il y avait eu acceptation et promesse formelle d'Harry de se
rendre a cette ceremonie. Jack Ryan savait, pour l'avoir constate en
maintes circonstances, que son camarade etait homme de parole. Avec
lui, chose promise, chose faite.
Or, a la fete d'Irvine, rien n'avait manque, ni les chants, ni les
danses, ni les rejouissances de toutes sortes, rien, -- si ce n'est
Harry Ford.
Jack Ryan avait commence par lui en vouloir, parce que l'absence de son
ami influait sur sa bonne humeur. Il en perdit meme la memoire au
milieu d'une de ses chansons, et, pour la premiere fois, il resta court
pendant une gigue, qui lui valait d'ordinaire des applaudissements
merites.
Il faut dire ici que la note relative a James Starr, et publiee dans
les journaux, n'etait pas encore tombee sous les yeux de Jack Ryan. Ce
brave garcon ne se preoccupait donc que de l'absence d'Harry, se disant
bien qu'une grave circonstance avait seule pu l'empecher de tenir sa
promesse. Aussi, le lendemain de la fete d'Irvine, Jack Ryan
comptait-il prendre le railway de Glasgow pour se rendre a la fosse
Dochart, et il l'aurait fait, -- s'il n'eut ete retenu par un accident
qui faillit lui couter la vie.
Voici ce qui etait arrive pendant la nuit du 12 decembre. En verite, le
fait etait de nature a donner raison a tous les partisans du
surnaturel, et ils etaient nombreux a la ferme de Melrose.
Irvine, petite ville maritime du comte de Renfrew, qui compte environ
sept mille habitants, est batie dans un brusque retour que fait la cote
ecossaise, presque a l'ouverture du golfe de Clyde. Son port, assez
bien abrite contre les vents du large, est eclaire par un feu important
qui indique les atterrissages, de telle facon qu'un marin prudent ne
peut s'y tromper. Aussi, les naufrages etaient-ils rares sur cette
portion du littoral, et les caboteurs ou long-courriers, qu'ils
voulussent, soit embouquer le golfe de Clyde pour se rendre a Glasgow,
soit donner dans la baie d'Irvine, pouvaient-ils manœuvrer sans
danger, meme par les nuits obscures.
Lorsqu'une ville est pourvue d'un passe historique, si mince qu'il
soit, lorsque son chateau a appartenu autrefois a un Robert Stuart,
elle n'est pas sans posseder quelques ruines.
Or, en Ecosse, toutes les ruines sont hantees par des esprits. -- Du
moins, c'est l'opinion commune dans les Hautes et Basses Terres.
Les ruines les plus anciennes, et aussi les plus mal famees de cette
partie du littoral, etaient precisement celles de ce chateau de Robert
Stuart, qui porte le nom de Dundonald-Castle.
A cette epoque, le chateau de Dundonald, refuge de tous les lutins
errants de la contree, etait voue au plus complet abandon. On allait
peu le visiter sur le haut rocher qu'il occupait au-dessus de la mer, a
deux milles de la ville. Peut-etre quelques etrangers avaient-ils
encore l'idee d'interroger ces vieux restes historiques, mais alors ils
s'y rendaient seuls. Les habitants d'Irvine ne les y eussent point
conduits, a quelque prix que ce fut. En effet, quelques histoires
couraient sur le compte de certaines << Dames de feu >> qui hantaient le
vieux chateau.
Les plus superstitieux affirmaient avoir vu, de leurs yeux vu, ces
fantastiques creatures. Naturellement, Jack Ryan etait de ces derniers.
La verite est que, de temps a autre, de longues flammes apparaissaient,
tantot sur un pan de mur a demi eboule, tantot au sommet de la tour qui
domine l'ensemble des ruines de Dundonald-Castle.
Ces flammes avaient-elles forme humaine, comme on l'assurait ?
Meritaient-elles ce nom de << Dames de feu >> que leur avaient donne les
Ecossais du littoral ? Ce n'etait evidemment la qu'une illusion de
cerveaux portes a la credulite, et la science eut explique physiquement
ce phenomene.
Quoi qu'il en soit, les Dames de feu avaient dans toute la contree la
reputation bien etablie de frequenter les ruines du vieux chateau et
d'y executer parfois d'etranges sarabandes, surtout pendant les nuits
obscures. Jack Ryan, quelque hardi compagnon qu'il fut, ne se serait
point hasarde a les accompagner aux sons de sa cornemuse.
<< Le vieux Nick leur suffit ! disait-il, et il n'a pas besoin de moi
pour completer son orchestre infernal ! >>
On le pense bien, ces bizarres apparitions formaient le texte oblige
des recits pendant la veillee. Aussi, Jack Ryan possedait-il tout un
repertoire de legendes sur les Dames de feu, et ne se trouvait-il
jamais a court, quand il s'agissait d'en conter a leur sujet !
Donc, pendant cette derniere veillee, bien arrosee d'ale, de brandy et
de whisky, qui avait termine la fete du clan d'Irvine, Jack Ryan
n'avait pas manque de reprendre son theme favori, au grand plaisir et
peut-etre au grand effroi de ses auditeurs.
La veillee se faisait dans une vaste grange de la ferme de Melrose, sur
la limite du littoral. Un bon feu de coke brulait dans un large trepied
de tole, au milieu de l'assemblee.
Il y avait gros temps au-dehors. Des brumes epaisses roulaient sur les
lames, qu'une forte brise de sud-ouest amenait du large. Une nuit tres
noire, pas une seule eclaircie dans les nuages, la terre, le ciel et
l'eau se confondant dans de profondes tenebres, c'etait la de quoi
rendre difficiles les atterrages de la baie d'Irvine, si quelque navire
s'y fut aventure avec ces vents qui battaient en cote.
Le petit port d'Irvine n'est pas tres frequente, -- du moins par les
navires d'un certain tonnage. C'est un peu plus au nord que les
batiments de commerce, a voiles ou vapeur, attaquent la terre,
lorsqu'ils veulent donner dans le golfe de Clyde. Ce soir-la,
cependant, quelque pecheur, attarde sur le rivage, eut apercu, non sans
surprise, un navire qui se dirigeait vers la cote. Si le jour se fut
fait tout a coup, ce n'est plus avec surprise, mais avec effroi, que ce
batiment eut ete vu, courant vent arriere, avec toute la toile qu'il
pouvait porter. L'entree du golfe manquee, il n'existait aucun refuge
entre les roches formidables du littoral. Si cet imprudent navire
s'obstinait a s'en approcher encore, comment parviendrait-il a se
relever ?
La veillee allait finir sur une derniere histoire de Jack Ryan. Ses
auditeurs, transportes dans le monde des fantomes, etaient bien dans
les conditions voulues pour faire acte de credulite, le cas echeant.
Tout a coup, des cris retentirent au-dehors.
Jack Ryan suspendit aussitot son recit, et tous quitterent
precipitamment la grange.
La nuit etait profonde. De longues rafales de pluie et de vent
couraient a la surface de la greve.
Deux ou trois pecheurs, arc-boutes pres d'un rocher, afin de mieux
resister aux poussees de l'air, appelaient avec de grands eclats de
voix.
Jack Ryan et ses compagnons coururent a eux.
Ces cris, ce n'etait pas aux habitants de la ferme qu'ils
s'adressaient, mais a un equipage qui, sans le savoir, courait a sa
perte.
En effet, une masse sombre apparaissait confusement a quelques
encablures au large. C'etait un navire, bien reconnaissable a ses feux
de position, car il portait a sa hune de misaine un feu blanc, a
tribord un feu vert, a babord un feu rouge. On le voyait donc par
l'avant, et il etait manifeste qu'il se dirigeait a toute vitesse vers
la cote.
<< Un navire en perdition ? s'ecria Jack Ryan.
-- Oui, repondit un des pecheurs, et maintenant il voudrait virer de
bord, qu'il ne le pourrait plus !
-- Des signaux, des signaux ! cria l'un des Ecossais.
-- Lesquels ? repliqua le pecheur. Par cette bourrasque, on ne pourrait
pas tenir une torche allumee ! >>
Et, pendant que ces propos s'echangeaient rapidement, de nouveaux cris
etaient pousses. Mais comment eut-on pu les entendre au milieu de cette
tempete ? L'equipage du navire n'avait plus aucune chance d'echapper au
naufrage.
<< Pourquoi manœuvrer ainsi ? s'ecriait un marin.
-- Veut-il donc faire cote ? repondit un autre.
-- Le capitaine n'a donc pas eu connaissance du feu d'Irvine ? demanda
Jack Ryan.
-- Il faut le croire, repondit un des pecheurs, a moins qu'il n'ait ete
trompe par quelque... >>
Le pecheur n'avait pas acheve sa phrase, que Jack Ryan poussait un
formidable cri. Fut-il entendu de l'equipage ? En tout cas, il etait
trop tard pour que le batiment put se relever de la ligne des brisants
qui blanchissait dans les tenebres.
Mais ce n'etait pas, comme on aurait pu le croire, un supreme
avertissement que Jack Ryan avait tente de faire parvenir au batiment
en perdition. Jack Ryan tournait alors le dos a la mer. Ses compagnons,
eux aussi, regardaient un point situe a un demi mille en arriere de la
greve.
C'etait le chateau de Dundonald. Une longue flamme se tordait sous les
rafales au sommet de la vieille tour.
<< La Dame de feu ! >> s'ecrierent avec grande terreur tous ces
superstitieux Ecossais.
Franchement, il fallait une bonne dose d'imagination pour trouver a
cette flamme une apparence humaine. Agitee comme un pavillon lumineux
sous la brise, elle semblait parfois s'envoler du sommet de la tour,
comme si elle eut ete sur le point de s'eteindre, et, un instant apres,
elle s'y rattachait de nouveau par sa pointe bleuatre.
<< La Dame de feu ! la Dame de feu ! >> criaient les pecheurs et les
paysans effares.
Tout s'expliquait alors. Il etait evident que le navire, desoriente
dans les brumes, avait fait fausse route, et qu'il avait pris cette
flamme, allumee au sommet du chateau de Dundonald, pour le feu
d'Irvine. Il se croyait a l'entree du golfe, situee dix milles plus au
nord, et il courait vers une franche terre, qui ne lui offrait aucun
refuge !
Que pouvait-on faire pour le sauver, s'il en etait temps encore ?
Peut-etre eut-il fallu monter jusqu'aux ruines et tenter d'eteindre ce
feu, pour qu'il ne fut pas possible de le confondre plus longtemps avec
le phare du port d'Irvine !
Sans doute, c'etait ainsi qu'il convenait d'agir, sans retard; mais
lequel de ces Ecossais eut eu la pensee, et, apres la pensee, l'audace
de braver la Dame de feu ? Jack Ryan, peut-etre, car il etait
courageux, et sa credulite, si forte qu'elle fut, ne pouvait l'arreter
dans un genereux mouvement.
Il etait trop tard. Un horrible craquement retentit au milieu du fracas
des elements.
Le navire venait de talonner par son arriere. Ses feux de position
s'eteignirent. La ligne blanchatre du ressac sembla brisee un instant.
C'etait le batiment qui l'abordait, se couchait sur le flanc et se
disloquait entre les recifs.
Et, a ce meme instant, par une coincidence qui ne pouvait etre due
qu'au hasard, la longue flamme disparut, comme si elle eut ete arrachee
par une violente rafale. La mer, le ciel, la greve furent aussitot
replonges dans les plus profondes tenebres.
<< La Dame de feu ! >> avait une derniere fois crie Jack Ryan, lorsque
cette apparition, surnaturelle pour ses compagnons et lui, se fut
evanouie subitement.
Mais alors, le courage que ces superstitieux Ecossais n'auraient pas eu
contre un danger chimerique, ils le retrouverent en face d'un danger
reel, maintenant qu'il s'agissait de sauver leurs semblables. Les
elements dechaines ne les arreterent pas. Au moyen de cordes lancees
dans les lames -- heroiques autant qu'ils avaient ete credules --, ils
se jeterent au secours du batiment naufrage.
Heureusement, ils reussirent, non sans que quelques-uns -- et le hardi
Jack Ryan etait du nombre -- se fussent grievement meurtris sur les
roches; mais le capitaine du navire et les huit hommes de l'equipage
purent etre deposes, sains et saufs, sur la greve.
Ce navire etait le brick norvegien _Motala_, charge de bois du nord,
faisant route pour Glasgow.
Il n'etait que trop vrai. Le capitaine, trompe par ce feu, allume sur
la tour du chateau de Dundonald, etait venu donner en pleine cote, au
lieu d'embouquer le golfe de Clyde.
Et maintenant, du _Motala_, il ne restait plus que de rares epaves,
dont le ressac achevait de briser les debris sur les roches du littoral.
XII
Les Exploits de Jack Ryan
Jack Ryan et trois de ses compagnons, blesses comme lui, avaient ete
transportes dans une des chambres de la ferme de Melrose, ou des soins
leur furent immediatement prodigues.
Jack Ryan avait ete le plus maltraite, car, au moment ou, la corde aux
reins, il s'etait jete a la mer, les lames furieuses l'avaient rudement
roule sur les recifs. Peu s'en etait fallu, meme, que ses camarades ne
l'eussent rapporte sans vie sur le rivage.
Le brave garcon fut donc cloue au lit pour quelques jours, -- ce dont
il enragea fort. Cependant, lorsqu'on lui eut permis de chanter autant
qu'il le voudrait, il prit son mal en patience, et la ferme de Melrose
retentit, a toute heure, des joyeux eclats de sa voix. Mais Jack Ryan,
dans cette aventure, ne puisa qu'un plus vif sentiment de crainte a
l'egard de ces brawnies et autres lutins qui s'amusent a tracasser le
pauvre monde, et ce fut eux qu'il rendit responsables de la catastrophe
du _Motala_. On fut mal venu a lui soutenir que les Dames de feu
n'existaient pas, et que cette flamme, si soudainement projetee entre
les ruines, n'etait due qu'a un phenomene physique. Aucun raisonnement
ne l'eut convaincu. Ses compagnons etaient encore plus obstines que lui
dans leur credulite. A les entendre, une des Dames de feu avait
mechamment attire le _Motala_ a la cote. Quant a vouloir l'en punir,
autant mettre l'ouragan a l'amende ! Les magistrats pouvaient decreter
toutes poursuites qui leur conviendraient. On n'emprisonne pas une
flamme, on n'enchaine pas un etre impalpable. Et, s'il faut le dire,
les recherches qui furent ulterieurement faites, semblerent donner
raison -- au moins en apparence -- a cette facon superstitieuse
d'expliquer les choses.
En effet, le magistrat, charge de diriger une enquete relativement a la
perte du _Motala_, vint interroger les divers temoins de la
catastrophe. Tous furent d'accord sur ce point que le naufrage etait du
a l'apparition surnaturelle de la Dame de feu dans les ruines du
chateau de Dundonald.
On le pense bien, la justice ne pouvait se payer de semblables raisons.
Qu'un phenomene purement physique se fut produit dans ces ruines, pas
de doute a cet egard. Mais etait-ce accident ou malveillance ? c'est ce
que le magistrat devait chercher a etablir.
Que ce mot << malveillance >> ne surprenne pas. Il ne faudrait pas
remonter haut dans l'histoire armoricaine pour en trouver la
justification. Bien des pilleurs d'epaves du littoral breton ont fait
ce metier d'attirer les navires a la cote afin de s'en partager les
depouilles. Tantot un bouquet d'arbres resineux, enflammes pendant la
nuit, guidait un batiment dans des passes dont il ne pouvait plus
sortir. Tantot une torche, attachee aux cornes d'un taureau et promenee
au caprice de l'animal, trompait un equipage sur la route a suivre. Le
resultat de ces manœuvres etait inevitablement quelque naufrage,
dont les pillards profitaient. Il avait fallu l'intervention de la
justice et de severes exemples pour detruire ces barbares coutumes. Or,
ne pouvait-il se faire que, dans cette circonstance, une main
criminelle n'eut repris les anciennes traditions des pilleurs d'epaves ?
C'est ce que pensaient les gens de la police, quoi qu'en eussent Jack
Ryan et ses compagnons. Lorsque ceux-ci entendirent parler d'enquete,
ils se diviserent en deux camps : les uns se contenterent de hausser
les epaules; les autres, plus craintifs, annoncerent que, tres
certainement, a provoquer ainsi les etres surnaturels, on amenerait de
nouvelles catastrophes.
Neanmoins, l'enquete fut faite avec beaucoup de soin. Les gens de
police se transporterent au chateau de Dundonald, et ils procederent
aux recherches les plus rigoureuses.
Le magistrat voulut d'abord reconnaitre si le sol avait conserve
quelques empreintes de pas, pouvant etre attribuees a d'autres pieds
que des pieds de lutins. Il fut impossible de relever la plus legere
trace, ni ancienne ni nouvelle. Cependant, la terre, encore tout humide
des pluies de la veille, eut conserve le moindre vestige.
<< Des pas de brawnies ! s'ecria Jack Ryan, lorsqu'il connut l'insucces
des premieres recherches. Autant vouloir retrouver les traces d'un
follet sur l'eau d'un marecage ! >>
Cette premiere partie de l'enquete ne produisit donc aucun resultat. Il
n'etait pas probable que la seconde partie en donnat davantage.
Il s'agissait d'etablir, en effet, comment le feu avait pu etre allume
au sommet de la vieille tour, quels elements avaient ete fournis a la
combustion, et enfin quels residus cette combustion avait laisses.
Sur le premier point, rien, ni restes d'allumettes, ni chiffons de
papier, ayant pu servir a allumer un feu quelconque.
Sur le second point, neant non moins absolu. On ne retrouva ni herbes
dessechees, ni fragments de bois, dont ce foyer, si intense, avait
pourtant du etre largement alimente pendant la nuit.
Quant au troisieme point, il ne put etre eclairci davantage. L'absence
de toutes cendres, de tout residu d'un combustible quelconque, ne
permit pas meme de retrouver l'endroit ou le foyer avait du etre
etabli. Il n'existait aucune place noircie, ni sur la terre, ni sur la
roche. Fallait-il donc en conclure que le foyer avait ete tenu par la
main de quelque malfaiteur ? C'etait bien invraisemblable, puisque, au
dire des temoins, la flamme presentait un developpement gigantesque,
tel que l'equipage du _Motala_ avait pu, malgre les brumes,
l'apercevoir de plusieurs milles au large.
<< Bon ! s'ecria Jack Ryan, la Dame de feu sait bien se passer
d'allumettes ! Elle souffle, cela suffit a embraser l'air autour
d'elle, et son foyer ne laisse jamais de cendres ! >>
Il resulta donc de tout ceci que les magistrats en furent pour leur
peine, qu'une nouvelle legende s'ajouta a tant d'autres, legende qui
devait perpetuer le souvenir de la catastrophe du _Motala_ et affirmer
plus indiscutablement encore l'apparition des Dames de feu.
Cependant, un si brave garcon que Jack Ryan, et d'une si vigoureuse
constitution, ne pouvait demeurer longtemps alite. Quelques foulures et
luxations n'etaient pas pour le coucher sur le flanc plus qu'il ne
convenait. Il n'avait pas le temps d'etre malade. Or, lorsque ce
temps-la manque, on ne l'est guere dans ces regions salubres des
Lowlands.
Jack Ryan se retablit donc promptement. Des qu'il fut sur pied, avant
de reprendre sa besogne a la ferme de Melrose, il voulut mettre certain
projet a execution. Il s'agissait d'aller faire visite a son camarade
Harry, afin de savoir pourquoi celui-ci avait manque a la fete du clan
d'Irvine. De la part d'un homme tel qu'Harry, qui ne promettait jamais
sans tenir, cette absence ne s'expliquait pas. Il etait
invraisemblable, d'ailleurs, que le fils du vieil overman n'eut pas
entendu parler de la catastrophe du _Motala_ rapportee a grands details
par les journaux. Il devait savoir la part que Jack Ryan avait prise au
sauvetage, ce qui en etait advenu pour lui, et c'eut ete trop
d'indifference de la part d'Harry que de ne pas pousser jusqu'a la
ferme pour serrer la main de son ami Jack Ryan.
Si donc Harry n'etait pas venu, c'est qu'il n'avait pu venir.
Jack Ryan eut plutot nie l'existence des Dames de feu que de croire a
l'indifference d'Harry a son egard.
Donc, deux jours apres la catastrophe, Jack Ryan quitta la ferme,
gaillardement, comme un solide garcon qui ne se ressentait aucunement
de ses blessures. D'un joyeux refrain lance a pleine poitrine, il fit
resonner les echos de la falaise, et se rendit a la gare du railway
qui, par Glasgow, conduit a Stirling et a Callander.
La, pendant qu'il attendait dans la gare, ses regards furent tout
d'abord attires par une affiche, reproduite a profusion sur les murs,
et qui contenait l'avis suivant :
<< Le 4 decembre dernier, l'ingenieur James Starr, d'Edimbourg, s'est
embarque a Granton-pier sur le _Prince de Galles_. Il a debarque le
meme jour a Stirling. Depuis ce temps, on est sans nouvelles de lui.
<< Priere d'adresser toute information le concernant au president de
Royal Institution, a Edimbourg. >>
Jack Ryan, arrete devant une de ces affiches, la lut par deux fois, non
sans donner les signes de la plus extreme surprise.
<< Monsieur Starr ! s'ecria-t-il. Mais, le 4 decembre, je l'ai
precisement rencontre avec Harry sur les echelles du puits Yarow !
voila dix jours de cela ! Et, depuis ce temps, il n'aurait pas reparu !
Cela expliquerait-il pourquoi mon camarade n'est pas venu a la fete
d'Irvine ? >>
Et, sans prendre le temps d'informer par lettre le president de Royal
Institution de ce qu'il savait relativement a James Starr, le brave
garcon sauta dans le train, avec l'intention bien arretee de se rendre
tout d'abord au puits Yarow. Cela fait, il descendrait jusqu'au fond de
la fosse Dochart, s'il le fallait, pour retrouver Harry, et avec lui
l'ingenieur James Starr.
Trois heures apres, il quittait le train a la gare de Callander, et se
dirigeait rapidement vers le puits Yarow.
<< Ils n'ont pas reparu, se disait-il. Pourquoi ? Est-ce quelque
obstacle qui les en a empeches ? Est-ce un travail dont l'importance
les retient encore au fond de la houillere ? Je le saurai ! >>
Et Jack Ryan, allongeant le pas, arriva en moins d'une heure au puits
Yarow.
Exterieurement, rien de change. Meme silence aux abords de la fosse.
Pas un etre vivant dans ce desert.
Jack Ryan penetra sous l'appentis en ruine qui recouvrait l'orifice du
puits. Il plongea son regard dans ce gouffre... Il ne vit rien. Il
ecouta... Il n'entendit rien.
<< Et ma lampe ! s'ecria-t-il. Ne serait-elle donc plus a sa place ? >>
La lampe, dont Jack Ryan se servait pendant ses visites a la fosse,
etait ordinairement deposee dans un coin, pres du palier de l'echelle
superieure.
Cette lampe avait disparu.
<< Voila une premiere complication ! >> dit Jack Ryan, qui commenca a
devenir tres inquiet.
Puis, sans hesiter, tout superstitieux qu'il fut :
<< J'irai, dit-il, quand il devrait faire plus noir dans la fosse que
dans le trefonds de l'enfer ! >>
Et il commenca a descendre la longue suite d'echelles, qui
s'enfoncaient dans le sombre puits.
Il fallait que Jack Ryan n'eut point perdu de ses anciennes habitudes
de mineur, et qu'il connut bien la fosse Dochart, pour se hasarder
ainsi. Il descendait prudemment d'ailleurs. Son pied tatait chaque
echelon, dont quelques-uns etaient vermoulus. Tout faux pas eut
entraine une chute mortelle, dans ce vide de quinze cents pieds. Jack
Ryan comptait donc chacun des paliers qu'il quittait successivement
pour atteindre un etage inferieur. Il savait que son pied ne toucherait
la semelle de la fosse qu'apres avoir depasse le trentieme. Une fois
la, il ne serait pas gene, pensait-il, de retrouver le cottage, bati,
comme on sait, a l'extremite de la galerie principale.
Jack Ryan arriva ainsi au vingt-sixieme palier, et, par consequent,
deux cents pieds, au plus, le separaient alors du fond.
A cet endroit, il baissa la jambe pour chercher le premier echelon de
la vingt-septieme echelle. Mais sa jambe, se balancant dans le vide, ne
trouva aucun point d'appui.
Jack Ryan s'agenouilla sur le palier. Il voulut saisir avec la main
l'extremite de l'echelle... Ce fut en vain.
Il etait evident que la vingt-septieme echelle ne se trouvait pas a sa
place, et, par consequent, qu'elle avait ete retiree.
<< Il faut que le vieux Nick ait passe par la ! >> se dit-il, non sans
eprouver un certain sentiment d'effroi.
Debout, les bras croises, voulant toujours percer cette ombre
impenetrable, Jack Ryan attendit. Puis, il lui vint a la pensee que, si
lui ne pouvait descendre, les habitants de la houillere, eux, n'avaient
pu remonter. Il n'existait plus, en effet, aucune communication entre
le sol du comte et les profondeurs de la fosse. Si cet enlevement des
echelles inferieures du puits Yarow avait ete pratique depuis sa
derniere visite au cottage, qu'etaient devenus Simon Ford, sa femme,
son fils et l'ingenieur ? L'absence prolongee de James Starr prouvait
evidemment qu'il n'avait pas quitte la fosse depuis le jour ou Jack
Ryan s'etait croise avec lui dans le puits Yarow. Comment, depuis lors,
s'etait fait le ravitaillement du cottage ? Les vivres n'avaient-ils
pas manque a ces malheureux, emprisonnes a quinze cents pieds sous
terre ?
Toutes ces pensees traverserent l'esprit de Jack Ryan. Il vit bien
qu'il ne pouvait rien par lui-meme pour arriver jusqu'au cottage. Y
avait-il eu malveillance dans ce fait que les communications etaient
interrompues ? cela ne lui paraissait pas douteux. En tout cas, les
magistrats aviseraient, mais il fallait les prevenir au plus vite.
Jack Ryan se pencha au-dessus du palier.
<< Harry ! Harry ! >> cria-t-il de sa voix puissante.
Les echos se renvoyerent a plusieurs reprises le nom d'Harry, qui
s'eteignit enfin dans les dernieres profondeurs du puits Yarow.
Jack Ryan remonta rapidement les echelles superieures, et revit la
lumiere du jour. Il ne perdit pas un instant. Tout d'une traite, il
regagna la gare de Callander. Il ne lui fallut attendre que quelques
minutes le passage de l'express d'Edimbourg, et, a trois heures de
l'apres-midi, il se presentait chez le lord-prevot de la capitale.
La, sa declaration fut recue. Les details precis qu'il donna ne
permettaient pas de soupconner sa veracite. Sir W. Elphiston, president
de Royal Institution, non seulement collegue, mais ami particulier de
James Starr, fut aussitot averti, et il demanda a diriger les
recherches qui allaient etre faites sans delai a la fosse Dochart. On
mit a sa disposition plusieurs agents, qui se munirent de lampes, de
pics, de longues echelles de corde, sans oublier vivres et cordiaux.
Puis, conduits par Jack Ryan, tous prirent immediatement le chemin des
houilleres d'Aberfoyle.
Le soir meme, Sir W. Elphiston, Jack Ryan et les agents arriverent a
l'orifice du puits Yarow, et ils descendirent jusqu'au vingt-septieme
palier, sur lequel Jack s'etait arrete, quelques heures auparavant.
Les lampes, attachees au bout de longues cordes, furent envoyees dans
les profondeurs du puits, et l'on put alors constater que les quatre
dernieres echelles manquaient.
Nul doute que toute communication entre le dedans et le dehors de la
fosse Dochart n'eut ete intentionnellement rompue.
<< Qu'attendons-nous, monsieur ? demanda l'impatient Jack Ryan.
-- Nous attendons que ces lampes soient remontees, mon garcon, repondit
Sir W. Elphiston. Puis, nous descendrons jusqu'au sol de la derniere
galerie, et tu nous conduiras...
-- Au cottage, s'ecria Jack Ryan, et, s'il le faut, jusque dans les
derniers abimes de la fosse ! >>
Des que les lampes eurent ete retirees, les agents fixerent au palier
les echelles de corde, qui se deroulerent dans le puits. Les paliers
inferieurs subsistaient encore. On put descendre de l'un a l'autre.
Cela ne se fit pas sans de grandes difficultes. Jack Ryan, le premier,
s'etait suspendu a ces echelles vacillantes, et, le premier, il
atteignit le fond de la houillere.
Sir W. Elphiston et les agents l'eurent bientot rejoint.
Le rond-point, forme par le fond du puits Yarow, etait absolument
desert, mais Sir W. Elphiston ne fut pas mediocrement surpris
d'entendre Jack Ryan s'ecrier :
<< Voici quelques fragments des echelles, et ce sont des fragments a
demi brules !
-- Brules ! repeta Sir W. Elphiston. En effet, voila des cendres
refroidies depuis longtemps !
-- Pensez-vous, monsieur, demanda Jack Ryan, que l'ingenieur James
Starr ait eu interet a bruler ces echelles et a interrompre toute
communication avec le dehors ?
-- Non, repondit Sir W. Elphiston, qui demeura pensif. Allons, mon
garcon, au cottage ! C'est la que nous saurons la verite. >>
Jack Ryan hocha la tete, en homme peu convaincu. Mais, prenant une
lampe des mains d'un agent, il s'avanca rapidement a travers la galerie
principale de la fosse Dochart.
Tous le suivaient.
Un quart d'heure plus tard, Sir W. Elphiston et ses compagnons avaient
atteint l'excavation au fond de laquelle etait bati le cottage de Simon
Ford. Aucune lumiere n'en eclairait les fenetres.
Jack Ryan se precipita vers la porte, qu'il repoussa vivement.
Le cottage etait abandonne.
On visita les chambres de la sombre habitation. Nulle trace de violence
a l'interieur. Tout etait en ordre, comme si la vieille Madge eut
encore ete la. La reserve de vivres etait meme abondante, et eut suffi
pendant plusieurs jours a la famille Ford.
L'absence des hotes du cottage etait donc inexplicable. Mais pouvait-on
constater d'une maniere precise a quelle epoque ils l'avaient quitte ?
-- Oui, car, dans ce milieu ou ne se succedaient ni les nuits, ni les
jours, Madge avait coutume de marquer d'une croix chaque quantieme de
son calendrier.
Ce calendrier etait suspendu au mur de la salle. Or, la derniere croix
avait ete faite a la date du 6 decembre, c'est-a-dire un jour apres
l'arrivee de James Starr, -- ce que Jack Ryan fut en mesure d'affirmer.
Il etait donc manifeste que depuis le 6 decembre, c'est-a-dire depuis
dix jours, Simon Ford, sa femme, son fils et son hote avaient quitte le
cottage. Une nouvelle exploration de la fosse, entreprise par
l'ingenieur, pouvait-elle donner la raison d'une si longue absence ?
Non, evidemment.
Ainsi, du moins, le pensa Sir W. Elphiston. Apres avoir minutieusement
inspecte le cottage, il fut tres embarrasse sur ce qu'il convenait de
faire.
L'obscurite etait profonde. L'eclat des lampes, balancees aux mains des
agents, etoilait seulement ces impenetrables tenebres.
Soudain, Jack Ryan poussa un cri.
<< La ! la ! >> dit-il.
Et son doigt montrait une assez vive lueur, qui s'agitait dans l'obscur
lointain de la galerie.
<< Mes amis, courons sur ce feu ! repondit Sir W. Elphiston.
-- Un feu de brawnie ! s'ecria Jack Ryan. A quoi bon ? Nous ne
l'atteindrons jamais ! >>
Le president de Royal Institution et les agents, peu enclins a la
credulite, s'elancerent dans la direction indiquee par la lueur
mouvante. Jack Ryan, prenant bravement son parti, ne resta pas le
dernier en route.
Ce fut une longue et fatigante poursuite. Le falot lumineux semblait
porte par un etre de petite taille, mais singulierement agile. A chaque
instant, cet etre disparaissait derriere quelque remblai; puis, on le
revoyait au fond d'une galerie transversale. De rapides crochets le
mettaient ensuite hors de vue. Il semblait avoir definitivement
disparu, et, soudain, la lueur de son falot jetait de nouveau un vif
eclat. En somme, on gagnait peu sur lui, et Jack Ryan persistait a
croire, non sans raison, qu'on ne l'atteindrait pas.
Pendant une heure de cette inutile poursuite, Sir W. Elphiston et ses
compagnons s'enfoncerent dans la portion sud-ouest de la fosse Dochart.
Ils en arrivaient, eux aussi, a se demander s'ils n'avaient pas affaire
a quelque follet insaisissable.
A ce moment, cependant, il sembla que la distance commencait a diminuer
entre le follet et ceux qui cherchaient a l'atteindre. Etait-ce fatigue
de l'etre quelconque qui fuyait, ou cet etre voulait-il attirer Sir W.
Elphiston et ses compagnons la ou les habitants du cottage avaient
peut-etre ete attires eux-memes ? Il eut ete malaise de resoudre la
question.
Toutefois, les agents, voyant s'amoindrir cette distance redoublerent
leurs efforts. La lueur, qui avait toujours brille a plus de deux cents
pas en avant d'eux, se tenait maintenant a moins de cinquante. Cet
intervalle diminua encore. Le porteur du falot devint plus visible.
Quelquefois, lorsqu'il retournait la tete, on pouvait reconnaitre le
vague profil d'une figure humaine, et, a moins qu'un lutin n'eut pris
cette forme, Jack Ryan etait force de convenir qu'il ne s'agissait
point la d'un etre surnaturel.
Et alors, tout en courant plus vite :
<< Hardi, camarades ! criait-il. Il se fatigue ! Nous l'atteindrons
bientot, et, s'il parle aussi bien qu'il detale, il pourra nous en dire
long ! >>
Cependant, la poursuite devenait plus difficile alors. En effet, au
milieu des dernieres profondeurs de la fosse, d'etroits tunnels
s'entrecroisaient comme les allees d'un labyrinthe. Dans ce dedale, le
porteur du falot pouvait aisement echapper aux agents.
Il lui suffisait d'eteindre sa lanterne et de se jeter de cote au fond
de quelque refuge obscur.
<< Et, au fait, pensait Sir W. Elphiston, s'il veut nous echapper,
pourquoi ne le fait-il pas ? >>
Cet etre insaisissable ne l'avait pas fait jusqu'alors; mais, au moment
ou cette pensee traversait l'esprit de Sir W. Elphiston, la lueur
disparut subitement, et les agents, continuant leur poursuite,
arriverent presque aussitot devant une etroite ouverture que les roches
schisteuses laissaient entre elles, a l'extremite d'un etroit boyau.
S'y glisser, apres avoir ravive leurs lampes, s'elancer a travers cet
orifice qui s'ouvrait devant eux, ce fut pour Sir W. Elphiston, Jack
Ryan et leurs compagnons l'affaire d'un instant.
Mais ils n'avaient pas fait cent pas dans une nouvelle galerie, plus
large et plus haute, qu'ils s'arretaient soudain.
La, pres de la paroi, quatre corps etaient etendus sur le sol, quatre
cadavres peut-etre !
<< James Starr ! dit Sir W. Elphiston.
-- Harry ! Harry ! >> s'ecria Jack Ryan, en se precipitant sur le corps
de son camarade.
C'etaient, en effet, l'ingenieur, Madge, Simon et Harry Ford, qui
etaient etendus la, sans mouvement.
Mais, alors, l'un de ces corps se redressa, et l'on entendit la voix
epuisee de la vieille Madge murmurer ces mots :
<< Eux ! eux, d'abord ! >>
Sir W. Elphiston, Jack Ryan, les agents, essayerent de ranimer
l'ingenieur et ses compagnons, en leur faisant avaler quelques gouttes
de cordial. Ils y reussirent presque aussitot. Ces infortunes,
sequestres depuis dix jours dans la Nouvelle-Aberfoyle, mouraient
d'inanition.
Et, s'ils n'avaient pas succombe pendant ce long emprisonnement --
James Starr l'apprit a Sir W. Elphiston --, c'est que trois fois ils
avaient trouve pres d'eux un pain et une cruche d'eau ! Sans doute,
l'etre secourable auquel ils devaient de vivre encore n'avait pas pu
faire davantage !...
Sir W. Elphiston se demanda si ce n'etait pas la l'œuvre de cet
insaisissable follet qui venait de les attirer precisement a l'endroit
ou gisaient James Starr et ses compagnons.
Quoi qu'il en soit, l'ingenieur, Madge, Simon et Harry Ford etaient
sauves. Ils furent reconduits au cottage, en repassant par l'etroite
issue que le porteur du falot semblait avoir voulu indiquer a Sir W.
Elphiston.
Et si James Starr et ses compagnons n'avaient pu retrouver l'orifice de
la galerie que leur avait ouvert la dynamite, c'est que cet orifice
avait ete solidement bouche au moyen de roches superposees, que, dans
cette profonde obscurite, ils n'avaient pu ni reconnaitre ni disjoindre.
Ainsi donc, pendant qu'ils exploraient la vaste crypte, toute
communication avait ete volontairement fermee par une main ennemie
entre l'ancienne et la Nouvelle-Aberfoyle !
XIII
Coal-city
Trois ans apres les evenements qui viennent d'etre racontes, les Guides
Joanne ou Murray recommandaient, << comme grande attraction >>, aux
nombreux touristes qui parcouraient le comte de Stirling, une visite de
quelques heures aux houilleres de la Nouvelle-Aberfoyle.
Aucune mine, en n'importe quel pays du nouveau ou de l'ancien monde, ne
presentait un plus curieux aspect.
Tout d'abord, le visiteur etait transporte sans danger ni fatigue
jusqu'au sol de l'exploitation, a quinze cents pieds au-dessous de la
surface du comte.
En effet, a sept milles, dans le sud-ouest de Callander, un tunnel
oblique, decore d'une entree monumentale, avec tourelles, creneaux et
machicoulis, affleurait le sol. Ce tunnel, a pente douce, largement
evide, venait aboutir directement a cette crypte si singulierement
creusee dans le massif du sol ecossais.
Un double railway, dont les wagons etaient mus par une force
hydraulique, desservait, d'heure en heure, le village qui s'etait fonde
dans le sous-sol du comte, sous le nom un peu ambitieux peut-etre de <<
Coal-city >>, c'est-a-dire la Cite du Charbon.
Le visiteur, arrive a Coal-city, se trouvait dans un milieu ou
l'electricite jouait un role de premier ordre, comme agent de chaleur
et de lumiere.
En effet, les puits d'aeration, quoiqu'ils fussent nombreux, n'auraient
pas pu meler assez de jour a l'obscurite profonde de la
Nouvelle-Aberfoyle. Cependant, une lumiere intense emplissait ce sombre
milieu, ou de nombreux disques electriques remplacaient le disque
solaire. Suspendus sous l'intrados des voutes, accroches aux piliers
naturels, tous alimentes par des courants continus que produisaient des
machines electromagnetiques -- les uns soleils, les autres etoiles -,
ils eclairaient largement ce domaine. Lorsque l'heure du repos
arrivait, un interrupteur suffisait a produire artificiellement la nuit
dans ces profonds abimes de la houillere.
Tous ces appareils, grands ou petits, fonctionnaient dans le vide,
c'est-a-dire que leurs arcs lumineux ne communiquaient aucunement avec
l'air ambiant. Si bien que, pour le cas ou l'atmosphere eut ete
melangee de grisou dans une proportion detonante, aucune explosion
n'eut ete a craindre. Aussi l'agent electrique etait-il invariablement
employe a tous les besoins de la vie industrielle et de la vie
domestique, aussi bien dans les maisons de Coal-city que dans les
galeries exploitees de la Nouvelle-Aberfoyle.
Il faut dire, avant tout, que les previsions de l'ingenieur James Starr
-- en ce qui concernait l'exploitation de la nouvelle houillere --
n'avaient point ete decues. La richesse des filons carboniferes etait
incalculable. C'etait dans l'ouest de la crypte, a un quart de mille de
Coal-city, que les premieres veines avaient ete attaquees par le pic
des mineurs. La cite ouvriere n'occupait donc pas le centre de
l'exploitation. Les travaux du fond etaient directement relies aux
travaux du jour par les puits d'aeration et d'extraction, qui mettaient
les divers etages de la mine en communication avec le sol. Le grand
tunnel, ou fonctionnait le railway a traction hydraulique, ne servait
qu'au transport des habitants de Coal-city.
On se rappelle quelle etait la singuliere conformation de cette vaste
caverne, ou le vieil overman et ses compagnons s'etaient arretes
pendant leur premiere exploration. La, au-dessus de leur tete,
s'arrondissait un dome de courbure ogivale. Les piliers qui le
soutenaient allaient se perdre dans la voute de schiste, a une hauteur
de trois cents pieds, -- hauteur presque egale a celle du <<
Mammouth-Dome >>, des grottes du Kentucky.
On sait que cette enorme halle -- la plus grande de tout l'hypogee
americain -- peut aisement contenir cinq mille personnes. Dans cette
partie de la Nouvelle-Aberfoyle, c'etait meme proportion et aussi meme
disposition. Mais, au lieu des admirables stalactites de la celebre
grotte, le regard s'accrochait ici a des intumescences de filons
carboniferes, qui semblaient jaillir de toutes les parois sous la
pression des failles schisteuses. On eut dit des rondes-bosses de jais
dont les paillettes s'allumaient sous le rayonnement des disques.
Au-dessous de ce dome s'etendait un lac comparable pour son etendue a
la mer Morte des << Mammouth-Caves >>, -- lac profond dont les eaux
transparentes fourmillaient de poissons sans yeux, et auquel
l'ingenieur donna le nom de lac Malcolm.
C'etait la, dans cette immense excavation naturelle, que Simon Ford
avait bati son nouveau cottage, et il ne l'eut pas echange pour le plus
bel hotel de Princes-street, a Edimbourg. Cette habitation etait situee
au bord du lac, et ses cinq fenetres s'ouvraient sur les eaux sombres,
qui s'etendaient au-dela de la limite du regard.
Deux mois apres, une seconde habitation s'etait elevee dans le
voisinage du cottage de Simon Ford. Ce fut celle de James Starr.
L'ingenieur s'etait donne corps et ame a la Nouvelle-Aberfoyle. Il
avait, lui aussi, voulu l'habiter, et il fallait que ses affaires l'y
obligeassent imperieusement pour qu'il consentit a remonter au dehors.
La, en effet, il vivait au milieu de son monde de mineurs.
Depuis la decouverte des nouveaux gisements, tous les ouvriers de
l'ancienne houillere s'etaient hates d'abandonner la charme et la herse
pour reprendre le pic ou la pioche. Attires par la certitude que le
travail ne leur manquerait jamais, alleches par les hauts prix que la
prosperite de l'exploitation allait permettre d'affecter a la
main-d'œuvre, ils avaient abandonne le dessus du sol pour le
dessous, et s'etaient loges dans la houillere, qui, par sa disposition
naturelle, se pretait a cette installation.
Ces maisons de mineurs, construites en briques, s'etaient peu a peu
disposees d'une facon pittoresque, les unes sur les rives du lac
Malcolm, les autres sous ces arceaux, qui semblaient faits pour
resister a la poussee des voutes comme les contreforts d'une
cathedrale. Piqueurs qui abattent la roche, rouleurs qui transportent
le charbon, conducteurs de travaux, boiseurs qui etanconnent les
galeries, cantonniers auxquels est confiee la reparation des voies,
remblayeurs qui substituent la pierre a la houille dans les parties
exploitees, tous ces ouvriers enfin, qui sont plus specialement
employes aux travaux du fond, fixerent leur domicile dans la
Nouvelle-Aberfoyle et fonderent peu a peu Coal-city, situee sous la
pointe orientale du lac Katrine, dans le nord du comte de Stirling.
C'etait donc une sorte de village flamand, qui s'etait eleve sur les
bords du lac Malcolm. Une chapelle, erigee sous l'invocation de
Saint-Gilles, dominait tout cet ensemble du haut d'un enorme rocher,
dont le pied se baignait dans les eaux de cette mer subterraneenne.
Lorsque ce bourg souterrain s'eclairait des vifs rayons projetes par
les disques, suspendus aux piliers du dome ou aux arceaux des
contre-nefs, il se presentait sous un aspect quelque peu fantastique,
d'un effet etrange, qui justifiait la recommandation des Guides Murray
ou Joanne. C'est pourquoi les visiteurs affluaient.
Si les habitants de Coal-city se montraient fiers de leur installation,
cela va sans dire. Aussi ne quittaient-ils que rarement la cite
ouvriere, imitant en cela Simon Ford, qui, lui, n'en voulait jamais
sortir. Le vieil overman pretendait qu'il pleuvait toujours << la-haut
>>, et, etant donne le climat du Royaume-Uni, il faut convenir qu'il
n'avait pas absolument tort. Les familles de la Nouvelle-Aberfoyle
prosperaient donc. Depuis trois ans, elles etaient arrivees a une
certaine aisance, qu'elles n'eussent jamais obtenue a la surface du
comte. Bien des bebes, qui etaient nes a l'epoque ou les travaux furent
repris, n'avaient encore jamais respire l'air exterieur.
Ce qui faisait dire a Jack Ryan :
<< Voila dix-huit mois qu'ils ont cesse de teter leurs meres, et,
pourtant, ils n'ont pas encore vu le jour ! >> Il faut noter, a ce
propos, qu'un des premiers accourus a l'appel de l'ingenieur avait ete
Jack Ryan. Ce joyeux compagnon s'etait fait un devoir de reprendre son
ancien metier. La ferme de Melrose avait donc perdu son chanteur et son
piper ordinaire. Mais ce n'est pas dire que Jack Ryan ne chantait plus.
Au contraire, et les echos sonores de la Nouvelle-Aberfoyle usaient
leurs poumons de pierre a lui repondre.
Jack Ryan s'etait installe au nouveau cottage de Simon Ford. On lui
avait offert une chambre qu'il avait acceptee sans facon, en homme
simple et franc qu'il etait. La vieille Madge l'aimait pour son bon
caractere et sa belle humeur. Elle partageait tant soit peu ses idees
au sujet des etres fantastiques qui devaient hanter la houillere, et,
tous deux, quand ils etaient seuls, se racontaient des histoires a
faire fremir, histoires bien dignes d'enrichir la mythologie
hyperboreenne.
Jack Ryan devint ainsi la joie du cottage. C'etait, d'ailleurs, un bon
sujet, un solide ouvrier. Six mois apres la reprise des travaux, il
etait chef d'une brigade des travaux du fond.
<< Voila qui est bien travaille, monsieur Ford, disait-il, quelques
jours apres son installation. vous avez trouve un nouveau filon, et, si
vous avez failli payer de votre vie cette decouverte, eh bien, ce n'est
pas trop cher !
-- Non, Jack, c'est meme un bon marche que nous avons fait la !
repondit le vieil overman. Mais ni M. Starr, ni moi, nous n'oublierons
que c'est a toi que nous devons la vie !
-- Mais non, reprit Jack Ryan. C'est a votre fils Harry, puisqu'il a eu
la bonne pensee d'accepter mon invitation pour la fete d'Irvine...
-- Et de n'y point aller, n'est-ce pas ? repliqua Harry, en serrant la
main de son camarade. Non, Jack, c'est a toi, a peine remis de tes
blessures, a toi, qui n'as perdu ni un jour, ni une heure, que nous
devons d'avoir ete retrouves vivants dans la houillere !
-- Eh bien, non ! riposta l'entete garcon. Je ne laisserai pas dire des
choses qui ne sont point ! J'ai pu faire diligence pour savoir ce que
tu etais devenu, Harry, et voila tout. Mais, afin de rendre a chacun ce
qui lui est du, j'ajouterai que sans cet insaisissable lutin...
-- Ah ! nous y voila ! s'ecria Simon Ford. Un lutin !
-- Un lutin, un brawnie, un fils de fee, repeta Jack Ryan, un
petit-fils des Dames de feu, un Urisk, ce que vous voudrez enfin ! Il
n'en est pas moins certain que, sans lui, nous n'aurions jamais penetre
dans la galerie, d'ou vous ne pouviez plus sortir !
-- Sans doute, Jack, repondit Harry. Il reste a savoir si cet etre est
aussi surnaturel que tu veux le croire.
-- Surnaturel ! s'ecria Jack Ryan. Mais il est aussi surnaturel qu'un
follet, qu'on verrait courir son falot a la main, qu'on voudrait
attraper, qui vous echapperait comme un sylphe, qui s'evanouirait comme
une ombre ! Sois tranquille, Harry, on le reverra un jour ou l'autre !
-- Eh bien, Jack, dit Simon Ford, follet ou non, nous chercherons a le
retrouver, et il faudra que tu nous aides a cela.
-- Vous vous ferez la une mauvaise affaire, monsieur Ford ! repondit
Jack Ryan.
-- Bon ! laisse venir, Jack ! >>
On se figure aisement combien ce domaine de la Nouvelle Aberfoyle
devint bientot familier aux membres de la famille Ford, et plus
particulierement a Harry. Celui-ci apprit a en connaitre les plus
secrets detours. Il en arriva meme a pouvoir dire a quel point de la
surface du sol correspondait tel ou tel point de la houillere. Il
savait qu'au-dessus de cette couche se developpait le golfe de Clyde,
que la s'etendait le lac Lomond ou le lac Katrine. Ces piliers, c'etait
un contrefort des monts Grampians qu'ils supportaient. Cette voute,
elle servait de soubassement a Dumbarton. Au-dessus de ce large etang
passait le railway de Balloch. La finissait le littoral ecossais. La
commencait la mer, dont on entendait distinctement les fracas, pendant
les grandes tourmentes de l'equinoxe. Harry eut ete un merveilleux <<
leader >> de ces catacombes naturelles, et, ce que font les guides des
Alpes sur les sommets neigeux, en pleine lumiere, il l'eut fait dans la
houillere, en pleine ombre, avec une incomparable surete d'instinct.
Aussi l'aimait-il, cette Nouvelle-Aberfoyle ! Que de fois, sa lampe au
chapeau, il s'aventurait jusque dans ses plus extremes profondeurs ! Il
explorait ses etangs sur un canot qu'il manœuvrait adroitement.
Il chassait meme, car de nombreux oiseaux sauvages s'etaient introduits
dans la crypte, pilets, becassines, macreuses, qui se nourrissaient des
poissons dont fourmillaient ces eaux noires. Il semblait que les yeux
d'Harry fussent faits aux espaces sombres, comme les yeux d'un marin
aux horizons eloignes.
Mais, courant ainsi, Harry etait comme irresistiblement entraine par
l'espoir de retrouver l'etre mysterieux, dont l'intervention, pour dire
le vrai, l'avait sauve plus que toute autre, et les siens avec lui.
Reussirait-il ? Oui, a n'en pas douter, s'il en croyait ses
pressentiments. Non, s'il fallait conclure du peu de succes que ses
recherches avaient obtenu jusqu'alors.
Quant aux attaques dirigees contre la famille du vieil overman, avant
la decouverte de la Nouvelle-Aberfoyle, elles ne s'etaient pas
renouvelees.
Ainsi allaient les choses dans cet etrange domaine.
Il ne faudrait pas s'imaginer que, meme a l'epoque ou les lineaments de
Coal-city se dessinaient a peine, toute distraction fut ecartee de la
souterraine cite, et que l'existence y fut monotone.
Il n'en etait rien. Cette population, ayant memes interets, memes
gouts, a peu pres meme somme d'aisance, constituait, a vrai dire, une
grande famille. On se connaissait, on se coudoyait, et le besoin
d'aller chercher quelques plaisirs au-dehors se faisait peu sentir.
D'ailleurs, chaque dimanche, promenades dans la houillere, excursions
sur les lacs et les etangs, c'etaient autant d'agreables distractions.
Souvent aussi, on entendait les sons de la cornemuse retentir sur les
bords du lac Malcolm. Les Ecossais accouraient a l'appel de leur
instrument national. On dansait, et ce jour-la, Jack Ryan, revetu de
son costume de Highlander, etait le roi de la fete.
Enfin, de tout cela il resultait, au dire de Simon Ford, que Coal-city
pouvait deja se poser en rivale de la capitale de l'Ecosse, de cette
cite soumise aux froids de l'hiver, aux chaleurs de l'ete, aux
intemperies d'un climat detestable, et qui, dans une atmosphere
encrassee de la fumee de ses usines, justifiait trop justement son
surnom de << Vieille-Enfumee >>.
XIV
Suspendu a un fil
Dans de telles conditions, ses plus chers desirs satisfaits, la famille
de Simon Ford etait heureuse. Cependant, on eut pu observer qu'Harry,
deja d'un caractere un peu sombre, etait de plus en plus << en dedans >>,
comme disait Madge. Jack Ryan, malgre sa bonne humeur si communicative,
ne parvenait pas a le mettre << en dehors >>.
Un dimanche -- c'etait au mois de juin --, les deux amis se promenaient
sur les bords du lac Malcolm. Coal-city chomait. A l'exterieur, le
temps etait orageux. De violentes pluies faisaient sortir de la terre
une buee chaude. On ne respirait pas a la surface du comte.
Au contraire, a Coal-city, calme absolu, temperature douce, ni pluie ni
vent. Rien n'y transpirait de la lutte des elements du dehors. Aussi,
un certain nombre de promeneurs de Stirling et des environs etaient-ils
venus chercher un peu de fraicheur dans les profondeurs de la houillere.
Les disques electriques jetaient un eclat qu'eut certainement envie le
soleil britannique, plus embrume qu'il ne convient a un soleil des
dimanches.
Jack Ryan faisait remarquer ce tumultueux concours de visiteurs a son
camarade Harry. Mais celui-ci ne semblait preter a ses paroles qu'une
mediocre attention.
<< Regarde donc, Harry ! s'ecriait Jack Ryan. Quel empressement a venir
nous voir. ! Allons, mon camarade ! Chasse un peu tes idees tristes
pour mieux faire les honneurs de notre domaine ! Tu donnerais a penser,
a tous ces gens du dessus, que l'on peut envier leur sort !
-- Jack, repondit Harry, ne t'occupe pas de moi ! Tu es gai pour deux,
et cela suffit !
-- Que le vieux Nick m'emporte ! riposta Jack Ryan, si ta melancolie ne
finit pas par deteindre sur moi ! Mes yeux se rembrunissent, mes levres
se resserrent, le rire me reste au fond du gosier, la memoire des
chansons m'abandonne ! voyons, Harry, qu'as-tu ?
-- Tu le sais, Jack.
-- Toujours cette pensee ?...
-- Toujours.
-- Ah ! mon pauvre Harry ! repondit Jack Ryan en haussant les epaules,
si, comme moi, tu mettais tout cela sur le compte des lutins de la
mine, tu aurais l'esprit plus tranquille !
-- Tu sais bien, Jack, que les lutins n'existent que dans ton
imagination, et que, depuis la reprise des travaux, on n'en a pas revu
un seul dans la Nouvelle-Aberfoyle.
-- Soit, Harry ! mais, si les brawnies ne se montrent plus, il me
semble que ceux auxquels tu veux rapporter toutes ces choses
extraordinaires ne se montrent pas davantage !
-- Je les retrouverai, Jack !
-- Ah ! Harry ! Harry ! Les genies de la Nouvelle-Aberfoyle ne sont pas
faciles a surprendre !
-- Je les retrouverai, tes pretendus genies ! reprit Harry avec
l'accent de la plus energique conviction.
-- Ainsi, tu pretends punir ?...
-- Punir et recompenser, Jack. Si une main nous a emprisonnes dans
cette galerie, je n'oublie pas qu'une autre main nous a secourus ! Non
! je ne l'oublie pas !
-- Eh ! Harry ! repondit Jack Ryan, es-tu bien sur que ces deux
mains-la n'appartiennent pas au meme corps ?
-- Pourquoi, Jack ? D'ou peut te venir cette idee ?
-- Dame... tu sais... Harry ! Ces etres, qui vivent dans les abimes...
ne sont pas faits comme nous !
-- Ils sont faits comme nous, Jack !
-- Eh non ! Harry... non... D'ailleurs, ne peut-on supposer que quelque
fou est parvenu a s'introduire...
-- Un fou ! repondit Harry ! Un fou qui aurait une telle suite dans les
idees ! Un fou, ce malfaiteur qui, depuis le jour ou il a rompu les
echelles du puits Yarow, n'a cesse de nous faire du mal !
-- Mais il n'en fait plus, Harry. Depuis trois ans, aucun acte
malveillant n'a ete renouvele ni contre toi, ni contre les tiens !
-- Il n'importe, Jack, repondit Harry. J'ai le pressentiment que cet
etre mauvais, quel qu'il soit, n'a pas renonce a ses projets. Sur quoi
je me fonde pour te parler ainsi, je ne pourrais le dire. Aussi, Jack,
dans l'interet de la nouvelle exploitation, je veux savoir qui il est
et d'ou il vient.
-- Dans l'interet de la nouvelle exploitation ?... demanda Jack Ryan,
assez etonne.
-- Oui, Jack, reprit Harry. Je ne sais si je m'abuse, mais je vois dans
toute cette affaire un interet contraire au notre. J'y ai souvent
songe, et je ne crois pas me tromper. Rappelle-toi la serie de ces
faits inexplicables, qui s'enchainent logiquement l'un a l'autre. Cette
lettre anonyme, contradictoire de celle de mon pere, prouve, tout
d'abord, qu'un homme a eu connaissance de nos projets et qu'il a voulu
en empecher l'accomplissement. M. Starr vient nous rendre visite a la
fosse Dochart. A peine l'y ai-je introduit, qu'une enorme pierre est
lancee sur nous, et que toute communication est aussitot interrompue
par la rupture des echelles du puits Yarow. Notre exploration commence.
Une experience, qui doit reveler l'existence du nouveau gisement, est
alors rendue impossible par l'obturation des fissures du schiste.
Neanmoins, la constatation s'opere, le filon est trouve. Nous revenons
sur nos pas. Un grand souffle se produit dans l'air. Notre lampe est
brisee. L'obscurite se fait autour de nous. Nous parvenons, cependant,
a suivre la sombre galerie... Plus d'issue pour en sortir. L'orifice
etait bouche. Nous etions sequestres. Eh bien, Jack, ne vois-tu pas
dans tout cela une pensee criminelle ? Oui ! un etre, insaisissable
jusqu'ici, mais non pas surnaturel, comme tu persistes a le croire,
etait cache dans la houillere. Dans un interet que je ne puis
comprendre, il cherchait a nous en interdire l'acces. Il y etait !...
Un pressentiment me dit qu'il y est encore, et qui sait s'il ne prepare
pas quelque coup terrible ! -- Eh bien, Jack, dusse-je y risquer ma
vie, je le decouvrirai ! >>
Harry avait parle avec une conviction qui ebranla serieusement son
camarade.
Jack Ryan sentait bien qu'Harry avait raison, -- au moins pour le
passe. Que ces faits extraordinaires eussent une cause naturelle ou
surnaturelle, ils n'en etaient pas moins patents.
Cependant, le brave garcon ne renoncait pas a sa maniere d'expliquer
ces evenements. Mais, comprenant qu'Harry n'admettrait jamais
l'intervention d'un genie mysterieux, il se rabattit sur l'incident qui
semblait inconciliable avec le sentiment de malveillance dirigee contre
la famille Ford.
<< Eh bien, Harry, dit-il, si je suis oblige de te donner raison sur un
certain nombre de points, ne penseras-tu pas avec moi que quelque
bienfaisant brawnie, en vous apportant le pain et l'eau, a pu vous
sauver de...
-- Jack, repondit Harry en l'interrompant, l'etre secourable dont tu
veux faire un etre surnaturel existe aussi reellement que le malfaiteur
en question, et, tous deux, je les chercherai jusque dans les plus
lointaines profondeurs de la houillere.
-- Mais as-tu quelque indice qui puisse guider tes recherches ? demanda
Jack Ryan.
-- Peut-etre, repondit Harry. Ecoute-moi bien. A cinq milles dans
l'ouest de la Nouvelle-Aberfoyle, sous la portion du massif qui
supporte le Lomond, il existe un puits naturel qui s'enfonce
perpendiculairement dans les entrailles memes du gisement. Il y a huit
jours, j'ai voulu en sonder la profondeur. Or, pendant que ma sonde
descendait, alors que j'etais penche sur l'orifice de ce puits, il m'a
semble que l'air s'agitait a l'interieur, comme s'il eut ete battu de
grands coups d'ailes.
-- C'etait quelque oiseau egare dans les galeries inferieures de la
houillere, repondit Jack.
-- Ce n'est pas tout, Jack, reprit Harry. Ce matin meme, je suis
retourne a ce puits, et la, pretant l'oreille, j'ai cru surprendre
comme une sorte de gemissement...
-- Un gemissement ! s'ecria Jack. Tu t'es trompe, Harry ! C'est une
poussee d'air.., a moins qu'un lutin...
-- Demain, Jack, reprit Harry, je saurai a quoi m'en tenir.
-- Demain ? repondit Jack en regardant son camarade.
-- Oui ! Demain, je descendrai dans cet abime.
-- Harry, c'est tenter Dieu, cela !
-- Non, Jack, car j'implorerai son aide pour y descendre. Demain, nous
nous rendrons tous deux a ce puits avec quelques-uns de nos camarades.
Une longue corde, a laquelle je m'attacherai, vous permettra de me
descendre et de me retirer a un signal convenu. -- Je puis compter sur
toi, Jack ?
-- Harry, repondit Jack Ryan en hochant la tete, je ferai ce que tu me
demandes, et cependant, je te le repete, tu as tort.
-- Mieux vaut avoir tort de faire que remords de n'avoir pas fait, dit
Harry d'un ton decide. Donc, demain matin, a six heures, et silence !
Adieu, Jack ! >>
Et, pour ne pas continuer une conversation dans laquelle Jack Ryan eut
encore essaye de combattre ses projets, Harry quitta brusquement son
camarade et rentra au cottage.
Il faut, cependant, convenir que les apprehensions de Jack n'etaient
point exagerees. Si quelque ennemi personnel menacait Harry, s'il se
trouvait au fond de ce puits ou le jeune mineur allait le chercher,
Harry s'exposait. Cependant, quelle vraisemblance d'admettre qu'il en
fut ainsi ?
<< Et, au surplus, repetait Jack Ryan, pourquoi se donner tant de mal
pour expliquer une serie de faits, qui s'expliquaient si aisement par
une intervention surnaturelle des genies de la mine ? >>
Quoi qu'il en soit, le lendemain, Jack Ryan et trois mineurs de sa
brigade arrivaient en compagnie d'Harry a l'orifice du puits suspect.
Harry n'avait rien dit de son projet, ni a James Starr, ni au vieil
overman. De son cote, Jack Ryan avait ete assez discret pour ne point
parler. Les autres mineurs, en les voyant partir, avaient pense qu'il
ne s'agissait la que d'une simple exploration du gisement suivant sa
coupe verticale.
Harry s'etait muni d'une longue corde, mesurant deux cents pieds. Cette
corde n'etait pas grosse, mais elle etait solide. Harry ne devant ni
descendre ni remonter a la force des poignets, il suffisait que la
corde fut assez forte pour supporter son poids. C'etait a ses
compagnons qu'incomberait la tache de le laisser glisser dans le
gouffre, a eux de l'en retirer. Une secousse, imprimee a la corde,
servirait de signal entre eux et lui.
Le puits etait assez large, ayant douze pieds de diametre a son
orifice. Une poutre fut placee en travers, comme un pont, de maniere
que la corde, en glissant a sa surface, put se maintenir dans l'axe du
puits. Precaution indispensable a prendre pour qu'Harry ne fut pas
heurte, pendant la descente, aux parois laterales.
Harry etait pret.
<< Tu persistes dans ton projet d'explorer cet abime ? lui demanda Jack
Ryan a voix basse.
-- Oui, Jack >>, repondit Harry.
La corde fut d'abord attachee autour des reins d'Harry, puis sous ses
aisselles, afin que son corps ne put basculer.
Ainsi maintenu, Harry etait libre de ses deux mains. A sa ceinture, il
suspendit une lampe de surete, a son cote, un de ces larges couteaux
ecossais qui sont engaines dans un fourreau de cuir.
Harry s'avanca jusqu'au milieu de la poutre, autour de laquelle la
corde fut passee.
Puis, ses compagnons le laissant glisser, il s'enfonca lentement dans
le puits. Comme la corde subissait un leger mouvement de rotation, la
lueur de sa lampe se portait successivement sur chaque point des
parois, et Harry put les examiner avec soin.
Ces parois etaient faites de schiste houiller. Elles etaient assez
lisses pour qu'il fut impossible de se hisser a leur surface.
Harry calcula qu'il descendait avec une vitesse moderee, environ un
pied par seconde. Il avait donc possibilite de bien voir, facilite de
se tenir pret a tout evenement.
Au bout de deux minutes, c'est-a-dire a une profondeur de cent vingt
pieds a peu pres, la descente s'etait operee sans incident. Il
n'existait aucune galerie laterale dans la paroi du puits, lequel
s'etranglait peu a peu, en forme d'entonnoir. Mais Harry commencait a
sentir un air plus frais, qui venait d'en bas, -- d'ou il conclut que
l'extremite inferieure du puits communiquait avec quelque boyau de
l'etage inferieur de la crypte.
La corde glissait toujours. L'obscurite etait absolue. Le silence,
absolu aussi. Si un etre vivant, quel qu'il fut, avait cherche refuge
dans ce mysterieux et profond abime, ou il n'y etait pas alors, ou
aucun mouvement ne trahissait sa presence.
Harry, plus defiant a mesure qu'il descendait, avait tire le couteau de
sa gaine, et il le tenait de sa main droite.
A une profondeur de cent quatre-vingts pieds, Harry sentit qu'il avait
atteint le sol inferieur, car la corde mollit et ne se deroula plus.
Harry respira un instant. Une des craintes qu'il avait pu concevoir ne
s'etait pas realisee, c'est-a-dire que, pendant sa descente, la corde
ne fut coupee au-dessus de lui. Il n'avait, d'ailleurs, remarque aucune
anfractuosite dans les parois qui put receler un etre quelconque.
L'extremite inferieure du puits etait fort retrecie.
Harry, detachant la lampe de sa ceinture, la promena sur le sol. Il ne
s'etait pas trompe dans ses conjectures.
Un etroit boyau s'enfoncait lateralement dans l'etage inferieur du
gisement. Il eut fallu se courber pour y penetrer, et se trainer sur
les mains pour le suivre.
Harry voulut voir en quelle direction se ramifiait cette galerie, et si
elle aboutissait a quelque abime.
Il se coucha sur le sol et commenca a ramper. Mais un obstacle l'arreta
presque aussitot.
Il crut sentir au toucher que cet obstacle etait un corps qui obstruait
le passage.
Harry recula, d'abord, par un vif sentiment de repulsion, puis il
revint.
Ses sens ne l'avaient pas trompe. Ce qui l'avait arrete, c'etait, en
effet, un corps. Il le saisit, et se rendit compte que, glace aux
extremites, il n'etait pas encore refroidi tout a fait.
L'attirer a soi, le ramener au fond du puits, projeter sur lui la
lumiere de la lampe, ce fut fait en moins de temps qu'il ne faut a le
dire.
<< Un enfant ! >> s'ecria Harry.
L'enfant, retrouve au fond de cet abime, respirait encore, mais son
souffle etait si faible qu'Harry put croire qu'il allait cesser. Il
fallait donc, sans perdre un instant, ramener cette pauvre petite
creature a l'orifice du puits, et la conduire au cottage, ou Madge lui
prodiguerait ses soins.
Harry, oubliant toute autre preoccupation, rajusta la corde a sa
ceinture, y attacha sa lampe, prit l'enfant qu'il soutint de son bras
gauche contre sa poitrine, et, gardant son bras droit libre et arme, il
fit le signal convenu, afin que la corde fut halee doucement.
La corde se tendit, et la remontee commenca a s'operer regulierement.
Harry regardait autour de lui avec un redoublement d'attention. Il
n'etait plus seul expose, maintenant.
Tout alla bien pendant les premieres minutes de l'ascension, aucun
incident ne semblait devoir survenir, lorsque Harry crut entendre un
souffle puissant qui deplacait les couches d'air dans les profondeurs
du puits. Il regarda au-dessous de lui et apercut, dans la penombre,
une masse, qui, s'elevant peu a peu, le frola en passant.
C'etait un enorme oiseau, dont il ne put reconnaitre l'espece, et qui
montait a grands coups d'ailes.
Le monstrueux volatile s'arreta, plana un instant, puis fondit sur
Harry avec un acharnement feroce.
Harry n'avait que son bras droit dont il put faire usage pour parer les
coups du formidable bec de l'animal.
Harry se defendit donc, tout en protegeant l'enfant du mieux qu'il put.
Mais ce n'etait pas a l'enfant, c'etait a lui que l'oiseau s'attaquait.
Gene par la rotation de la corde, il ne parvenait pas a le frapper
mortellement.
La lutte se prolongeait. Harry cria de toute la force de ses poumons,
esperant que ses cris seraient entendus d'en haut.
C'est ce qui arriva, car la corde fut aussitot halee plus vite.
Il restait encore une hauteur de quatre-vingts pieds a franchir.
L'oiseau se jeta plus violemment alors sur Harry. Celui-ci, d'un coup
de son couteau, le blessa a l'aile; l'oiseau, poussant un cri rauque,
disparut dans les profondeurs du puits.
Mais, circonstance terrible, Harry, en brandissant son couteau pour
frapper l'oiseau, avait entame la corde, dont un toron etait maintenant
coupe.
Les cheveux d'Harry se dresserent sur sa tete.
La corde cedait peu a peu, a plus de cent pieds au-dessus du fond de
l'abime !...
Harry poussa un cri desespere.
Un second toron manqua sous le double fardeau que supportait la corde a
demi tranchee.
Harry lacha son couteau, et, par un effort surhumain, au moment ou la
corde allait se rompre, il parvint a la saisir de la main droite
au-dessus de la section. Mais, bien que son poignet fut de fer, il
sentit la corde glisser peu a peu entre ses doigts.
Il aurait pu ressaisir cette corde a deux mains, en sacrifiant l'enfant
qu'il soutenait d'un bras... Il n'y voulut meme pas penser.
Cependant, Jack Ryan et ses compagnons, surexcites par les cris
d'Harry, halaient plus vivement.
Harry crut qu'il ne pourrait tenir bon jusqu'a ce qu'il fut remonte a
l'orifice du puits. Sa face s'injecta. Il ferma un instant les yeux,
s'attendant a tomber dans l'abime, puis il les rouvrit...
Mais, au moment ou il allait lacher la corde, qu'il ne tenait plus que
par son extremite, il fut saisi et depose sur le sol avec l'enfant.
La reaction se fit alors, et Harry tomba sans connaissance entre les
bras de ses camarades.
XV
Nell au cottage
Deux heures apres, Harry, qui n'avait pas aussitot recouvre ses sens,
et l'enfant, dont la faiblesse etait extreme, arrivaient au cottage
avec l'aide de Jack Ryan et de ses compagnons.
La, le recit de ces evenements fut fait au vieil overman, et Madge
prodigua ses soins a la pauvre creature, que son fils venait de sauver.
Harry avait cru retirer un enfant de l'abime... C'etait une jeune fille
de quinze a seize ans, au plus. Son regard vague et plein d'etonnement,
sa figure maigre, allongee par la souffrance, son teint de blonde que
la lumiere ne semblait avoir jamais baigne, sa taille frele et petite,
tout en faisait un etre a la fois bizarre et charmant. Jack Ryan, avec
quelque raison, la compara a un farfadet d'aspect un peu surnaturel.
Etait-ce du aux circonstances particulieres, au milieu exceptionnel
dans lequel cette jeune fille avait peut-etre vecu jusqu'alors, mais
elle paraissait n'appartenir qu'a demi a l'humanite. Sa physionomie
etait etrange. Ses yeux, que l'eclat des lampes du cottage semblait
fatiguer, regardaient confusement, comme si tout eut ete nouveau pour
eux.
A cet etre singulier, alors depose sur le lit de Madge et qui revint a
la vie comme s'il sortait d'un long sommeil, la vieille Ecossaise
adressa d'abord la parole :
<< Comment te nommes-tu ? lui demanda-t-elle.
-- Nell, repondit la jeune fille.
-- Nell, reprit Madge, souffres-tu ?
-- J'ai faim, repondit Nell. Je n'ai pas mange depuis... depuis... >>
A ce peu de mots qu'elle venait de prononcer, on sentait que Nell
n'etait pas habituee a parler. La langue dont elle se servait etait ce
vieux gaelique, dont Simon Ford et les siens faisaient souvent usage.
Sur la reponse de la jeune fille, Madge lui apporta aussitot quelques
aliments. Nell se mourait de faim. Depuis quand etait elle au fond de
ce puits ? on ne pouvait le dire.
<< Combien de jours as-tu passes la-bas, ma fille ? >> demanda Madge.
Nell ne repondit pas. Elle ne semblait pas comprendre la question qui
lui etait faite.
<< Depuis combien de jours ?... reprit Madge.
-- Jours ?... >> repondit Nell, pour qui ce mot semblait etre depourvu
de toute signification.
Puis, elle secoua la tete comme une personne qui ne comprend pas ce
qu'on lui demande.
Madge avait pris la main de Nell et la caressait pour lui donner toute
confiance :.
<< Quel age as-tu, ma fille ? >> demanda-t-elle, en lui faisant de bons
yeux, bien rassurants.
Meme signe negatif de Nell.
<< Oui, oui, reprit Madge, combien d'annees ?
-- Annees ?... >> repondit Nell.
Et ce mot, pas plus que le mot << jour >>, ne parut avoir de
signification pour la jeune fille.
Simon Ford, Harry, Jack Ryan et ses compagnons la regardaient avec un
double sentiment de pitie et de sympathie. L'etat de ce pauvre etre,
vetu d'une miserable cotte de grosse etoffe, etait bien fait pour les
impressionner.
Harry, plus que tout autre, se sentait irresistiblement attire par
l'etrangete meme de Nell.
Il s'approcha alors. Il prit dans sa main la main que Madge venait
d'abandonner. Il regarda bien en face Nell, dont les levres ebaucherent
une sorte de sourire, et il lui dit :
<< Nell... la-bas.., dans la houillere... etais-tu seule ?
-- Seule ! seule ! >> s'ecria la jeune fille en se redressant.
Sa physionomie decelait alors l'epouvante. Ses yeux, qui s'etaient
adoucis sous le regard du jeune homme, redevinrent sauvages.
<< Seule ! seule ! >> repeta-t-elle, et elle retomba sur le lit de Madge,
comme si les forces lui eussent manque tout a fait.
<< Cette pauvre enfant est encore trop faible pour nous repondre, dit
Madge, apres avoir recouche la jeune fille. Quelques heures de repos,
un peu de bonne nourriture, lui rendront ses forces. Viens, Simon !
viens, Harry ! venez tous, mes amis, et laissons faire le sommeil ! >>
Sur le conseil de Madge, Nell fut laissee seule, et on put s'assurer,
un instant apres, qu'elle dormait profondement.
Cet evenement n'alla pas sans faire grand bruit, non seulement dans la
houillere, mais aussi dans le comte de Stirling, et, peu apres, dans
tout le Royaume-Uni. Le renom d'etrangete de Nell s'en accrut. On
aurait trouve une jeune fille enfermee dans la roche schisteuse, comme
un de ces etres antediluviens qu'un coup de pic delivre de leur gangue
de pierre, que l'affaire n'eut pas eu plus d'eclat.
Sans le savoir, Nell devint fort a la mode. Les gens superstitieux
trouverent la un nouveau texte a leurs recits legendaires. Ils
pensaient volontiers que Nell etait le genie de la Nouvelle Aberfoyle,
et lorsque Jack Ryan le disait a son camarade Harry :
<< Soit, repondait le jeune homme, pour conclure, soit, Jack ! Mais, en
tout cas, c'est le bon genie ! C'est celui qui nous a secourus, qui
nous a apporte le pain et l'eau, lorsque nous etions emprisonnes dans
la houillere ! Ce ne peut etre que lui ! Quant au mauvais genie, s'il
est reste dans la mine, il faudra bien que nous le decouvrions un jour
! >>
On le pense bien, l'ingenieur James Starr avait ete informe tout
d'abord de ce qui s'etait passe.
La jeune fille, ayant recouvre ses forces des le lendemain de son
entree au cottage, fut interrogee par lui avec la plus grande
sollicitude. Elle lui parut ignorer la plupart des choses de la vie.
Cependant, elle etait intelligente, on le reconnut bientot, mais
certaines notions elementaires lui manquaient : celle du temps, entre
autres. On voyait qu'elle n'avait ete habituee a diviser le temps ni
par heures, ni par jours, et que ces mots memes lui etaient inconnus.
En outre, ses yeux, accoutumes a la nuit, se faisaient difficilement a
l'eclat des disques electriques; mais, dans l'obscurite, son regard
possedait une extraordinaire acuite, et sa pupille, largement dilatee,
lui permettait de voir au milieu des plus profondes tenebres. Il fut
aussi constant que son cerveau n'avait jamais recu les impressions du
monde exterieur, que nul autre horizon que celui de la houillere ne
s'etait developpe a ses yeux, que l'humanite tout entiere avait tenu
pour elle dans cette sombre crypte. Savait-elle, cette pauvre fille,
qu'il y eut un soleil et des etoiles, des villes et des campagnes, un
univers dans lequel fourmillaient les mondes ? On devait en douter
jusqu'au moment ou certains mots qu'elle ignorait encore prendraient
dans son esprit une signification precise.
Quant a la question de savoir si Nell vivait seule dans les profondeurs
de la Nouvelle-Aberfoyle, James Starr dut renoncer a la resoudre. En
effet, toute allusion a ce sujet jetait l'epouvante dans cette etrange
nature. Ou bien Nell ne pouvait, ou elle ne voulait pas repondre; mais,
certainement, il existait la quelque secret qu'elle eut pu devoiler.
<< Veux-tu rester avec nous ? veux-tu retourner la ou tu etais ? >> lui
avait demande James Starr.
A la premiere de ces deux questions : << Oh oui ! >> avait dit la jeune
fille. A la seconde, elle n'avait repondu que par un cri de terreur,
mais rien de plus.
Devant ce silence obstine, James Starr, et avec lui Simon et Harry
Ford, ne laissaient pas d'eprouver une certaine apprehension. Ils ne
pouvaient oublier les faits inexplicables qui avaient accompagne la
decouverte de la houillere. Or, bien que depuis trois ans aucun nouvel
incident ne se fut produit, ils s'attendaient toujours a quelque
nouvelle agression de la part de leur invisible ennemi. Aussi
voulurent-ils explorer le puits mysterieux. Ils le firent donc, bien
armes et bien accompagnes. Mais ils n'y trouverent aucune trace
suspecte. Le puits communiquait avec les etages inferieurs de la
crypte, creuses dans la couche carbonifere.
James Starr, Simon et Harry causaient souvent de ces choses. Si un ou
plusieurs etres malfaisants etaient caches dans la houillere, s'ils
preparaient quelques embuches, Nell aurait pu le dire peut-etre, mais
elle ne parlait pas. La moindre allusion au passe de la jeune fille
provoquait des crises, et il parut bon de ne point insister. Avec le
temps, son secret lui echapperait sans doute.
Quinze jours apres son arrivee au cottage, Nell etait l'aide la plus
intelligente et la plus zelee de la vieille Madge. Evidemment, ne plus
jamais quitter cette maison ou elle avait ete si charitablement
accueillie, cela lui semblait tout naturel, et peut-etre meme ne
s'imaginait-elle pas que desormais elle put vivre ailleurs. La famille
Ford lui suffisait, et il va sans dire que, dans la pensee de ces
braves gens, du moment que Nell etait entree au cottage, elle etait
devenue leur enfant d'adoption.
Nell etait charmante, en verite. Sa nouvelle existence l'embellissait.
C'etaient sans doute les premiers jours heureux de sa vie. Elle se
sentait pleine de reconnaissance pour ceux auxquels elle les devait.
Madge s'etait pris pour Nell d'une sympathie toute maternelle. Le vieil
overman en raffola bientot a son tour. Tous l'aimaient, d'ailleurs.
L'ami Jack Ryan ne regrettait qu'une chose : c'etait de ne pas l'avoir
sauvee lui-meme. Il venait souvent au cottage. Il chantait, et Nell,
qui n'avait jamais entendu chanter, trouvait cela fort beau; mais on
eut pu voir que la jeune fille preferait aux chansons de Jack Ryan les
entretiens plus serieux d'Harry, qui, peu a peu, lui apprit ce qu'elle
ignorait encore des choses du monde exterieur.
Il faut dire que, depuis que Nell avait apparu sous sa forme naturelle,
Jack Ryan s'etait vu force de convenir que sa croyance aux lutins
faiblissait dans une certaine mesure. En outre, deux mois apres, sa
credulite recut un nouveau coup.
En effet, vers cette epoque, Harry fit une decouverte assez inattendue,
mais qui expliquait en partie l'apparition des Dames de feu dans les
ruines du chateau de Dundonald, a Irvine.
Un jour, apres une longue exploration de la partie sud de la houillere
-- exploration qui avait dure plusieurs jours a travers les dernieres
galeries de cette enorme substruction --, Harry avait peniblement gravi
une etroite galerie, evidee dans un ecartement de la roche schisteuse.
Tout a coup, il fut tres surpris de se trouver en plein air. La
galerie, apres avoir remonte obliquement vers la surface du sol,
aboutissait precisement aux ruines de Dundonald Castle. Il y existait
donc une communication secrete entre la Nouvelle-Aberfoyle et la
colline que couronnait le vieux chateau. L'orifice superieur de cette
galerie eut ete impossible a decouvrir exterieurement, tant il etait
obstrue de pierres et de broussailles. Aussi, lors de l'enquete, les
magistrats n'avaient-ils pu y penetrer.
Quelques jours apres, James Starr, conduit par Harry, vint reconnaitre
lui-meme cette disposition naturelle du gisement houiller.
<< Voila, dit-il, de quoi convaincre les superstitieux de la mine.
Adieu, les brawnies, les lutins et les Dames de feu !
-- Je ne crois pas, monsieur Starr, repondit Harry, que nous ayons lieu
de nous en feliciter ! Leurs remplacants ne valent pas mieux et peuvent
etre pires, assurement !
-- En effet, Harry, reprit l'ingenieur, mais qu'y faire ? Evidemment,
les etres quelconques qui se cachent dans la mine, communiquent par
cette galerie avec la surface du sol. Ce sont eux, sans doute, qui, la
torche a la main, pendant cette nuit de tourmente, ont attire le Motala
a la cote, et, comme les anciens pilleurs d'epaves, ils en eussent vole
les debris, si Jack Ryan et ses compagnons ne se fussent pas trouves la
! Quoi qu'il en soit, enfin, tout s'explique. Voila l'orifice du
repaire ! Quant a ceux qui l'habitaient, l'habitent-ils encore ?
-- Oui, puisque Nell tremble, lorsqu'on lui en parle ! repondit Harry
avec conviction. Oui, puisque Nell ne veut pas ou n'ose pas en parler !
>> Harry devait avoir raison. Si les mysterieux hotes de la houillere
l'eussent abandonnee, ou s'ils etaient morts, quelle raison aurait eue
la jeune fille de garder le silence ?
Cependant, James Starr tenait absolument a penetrer ce secret. Il
pressentait que l'avenir de la nouvelle exploitation pouvait en
dependre. On prit donc de nouveau les plus severes precautions. Les
magistrats furent prevenus. Des agents occuperent secretement les
ruines de Dundonald-Castle. Harry lui-meme se cacha, pendant plusieurs
nuits, au milieu des broussailles qui herissaient la colline. Peine
inutile. On ne decouvrit rien. Nul etre humain n'apparut a travers
l'orifice.
On en arriva bientot a cette conclusion, que les malfaiteurs avaient du
definitivement quitter la Nouvelle-Aberfoyle, et que, quant a Nell, ils
la croyaient morte au fond de ce puits ou ils l'avaient abandonnee.
Avant l'exploitation, la houillere pouvait leur offrir un refuge
assure, a l'abri de toute perquisition. Mais, depuis, les circonstances
n'etaient plus les memes. Le gite devenait difficile a cacher. On
aurait donc du raisonnablement esperer qu'il n'y avait plus rien a
craindre pour l'avenir. Cependant, James Starr n'etait pas absolument
rassure. Harry, non plus, ne pouvait se rendre, et il repetait souvent :
<< Nell a ete evidemment melee a tout ce mystere. Si elle n'avait plus
rien a redouter, pourquoi garderait-elle le silence ? On ne peut douter
qu'elle soit heureuse d'etre avec nous ! Elle nous aime tous ! Elle
adore ma mere ! Si elle se tait sur son passe, sur ce qui pourrait nous
rassurer pour l'avenir, c'est donc que quelque terrible secret, que sa
conscience lui interdit de devoiler, pese sur elle ! Peut-etre aussi,
dans notre interet plus que dans le sien, croit-elle devoir se
renfermer dans cet inexplicable mutisme ! >>
C'est par suite de ces diverses considerations que, d'un accord commun,
il avait ete convenu qu'on ecarterait de la conversation tout ce qui
pouvait rappeler son passe a la jeune fille.
Un jour, cependant, Harry fut amene a faire connaitre a Nell ce que
James Starr, son pere, sa mere et lui-meme croyaient devoir a son
intervention.
C'etait jour de fete. Les bras chomaient aussi bien a la surface du
comte de Stirling que dans le domaine souterrain. On s'y promenait un
peu partout. Des chants retentissaient, en vingt endroits, sous les
voutes sonores de la Nouvelle-Aberfoyle.
Harry et Nell avaient quitte le cottage et suivaient a pas lents la
rive gauche du lac Malcolm. La, les eclats electriques se projetaient
avec moins de violence, et leurs faisceaux se brisaient capricieusement
aux angles de quelques pittoresques rochers qui soutenaient le dome.
Cette penombre convenait mieux aux yeux de Nell, qui ne se faisaient
que tres difficilement a la lumiere.
Apres une heure de marche, Harry et sa compagne s'arreterent en face de
la chapelle de Saint-Gilles, sur une sorte de terrasse naturelle, qui
dominait les eaux du lac.
<< Tes yeux, Nell, ne sont pas encore habitues au jour, dit Harry, et
certainement, ils ne pourraient supporter l'eclat du soleil.
-- Non, sans doute, repondit la jeune fille, si le soleil est tel que
tu me l'as depeint, Harry.
-- Nell, reprit Harry, en te parlant, je n'ai pu te donner une juste
idee de sa splendeur ni des beautes de cet univers que tes regards
n'ont jamais observe. -- Mais, dis-moi, se peut-il que depuis le jour
ou tu es nee dans les profondeurs de la houillere, se peut-il que tu ne
sois jamais remontee a la surface du sol ?
-- Jamais, Harry, repondit Nell, et je ne pense pas que, meme petite,
ni un pere ni une mere m'y aient jamais portee. J'aurais certainement
garde quelque souvenir du dehors !
-- Je le crois, repondit Harry. D'ailleurs, a cette epoque, Nell, bien
d'autres que toi ne quittaient jamais la mine. Les communications avec
l'exterieur etaient difficiles, et j'ai connu plus d'un jeune garcon ou
d'une jeune fille, qui, a ton age, ignoraient encore tout ce que tu
ignores des choses de la-haut ! Mais maintenant, en quelques minutes,
le railway du grand tunnel nous transporte a la surface du comte. J'ai
donc hate, Nell, de t'entendre me dire : << viens, Harry, mes yeux
peuvent supporter la lumiere du jour, et je veux voir le soleil ! Je
veux voir l'œuvre de Dieu ! >>
-- Je te le dirai, Harry, repondit la jeune fille, avant peu, je
l'espere. J'irai admirer avec toi ce monde exterieur, et cependant...
-- Que veux-tu dire, Nell ? demanda vivement Harry. Aurais-tu quelque
regret d'avoir abandonne le sombre abime dans lequel tu as vecu pendant
les premieres annees de ta vie, et dont nous t'avons retiree presque
morte ?
-- Non, Harry, repondit Nell. Je pensais seulement que les tenebres
sont belles aussi. Si tu savais tout ce qu'y voient des yeux habitues a
leur profondeur ! Il y a des ombres qui passent et qu'on aimerait a
suivre dans leur vol ! Parfois ce sont des cercles qui s'entrecroisent
devant le regard et dont on ne voudrait plus sortir ! Il existe, au
fond de la houillere, des trous noirs, pleins de vagues lumieres. Et
puis, on entend des bruits qui vous parlent ! vois-tu, Harry, il faut
avoir vecu la pour comprendre ce que je ressens, ce que je ne puis
t'exprimer !
-- Et tu n'avais pas peur, Nell, quand tu etais seule ?
-- Harry, repondit la jeune fille, c'est quand j'etais seule que je
n'avais pas peur ! >> La voix de Nell s'etait legerement alteree en
prononcant ces paroles. Harry, cependant, crut devoir la presser un
peu, et il dit :
<< Mais on pouvait se perdre dans ces longues galeries, Nell. Ne
craignais-tu donc pas de t'y egarer ?
-- Non, Harry. Je connaissais, depuis longtemps, tous les detours de la
nouvelle houillere !
-- N'en sortais-tu pas quelquefois ?...
-- Oui.., quelquefois.., repondit en hesitant la jeune fille,
quelquefois, je venais jusque dans l'ancienne mine d'Aberfoyle.
-- Tu connaissais donc le vieux cottage ?
-- Le cottage.., oui.., mais, de bien loin seulement, ceux qui
l'habitaient !
-- C'etaient mon pere et ma mere, repondit Harry, c'etait moi ! Nous
n'avions jamais voulu abandonner notre ancienne demeure !
-- Peut-etre cela aurait-il mieux valu pour vous !... murmura la jeune
fille.
-- Et pourquoi, Nell ? N'est-ce pas notre obstination a ne pas la
quitter, qui nous a fait decouvrir le nouveau gisement ? Et cette
decouverte n'a-t-elle pas eu des consequences heureuses pour toute une
population qui a reconquis ici l'aisance par le travail, pour toi,
Nell, qui, rendue a la vie, as trouve des cœurs tout a toi !
-- Pour moi ! repondit vivement Nell... Oui ! quoi qu'il puisse arriver
! Pour les autres.., qui sait ?...
-- Que veux-tu dire ?
-- Rien... rien !... Mais, il y avait danger a s'introduire, alors,
dans la nouvelle houillere ! Oui ! grand danger ! Harry ! Un jour, des
imprudents ont penetre dans ces abimes. Ils ont ete loin, bien loin !
Ils se sont egares...
-- Egares ? dit Harry en regardant Nell.
-- Oui... egares... repondit Nell, dont la voix tremblait. Leur lampe
s'est eteinte ! Ils n'ont pu retrouver leur chemin...
-- Et la, s'ecria Harry, emprisonnes pendant huit longs jours, Nell,
ils ont ete pres de mourir ! Et sans un etre secourable, que Dieu leur
a envoye, un ange peut-etre, qui leur a secretement apporte un peu de
nourriture, sans un guide mysterieux qui, plus tard, a conduit jusqu'a
eux leurs liberateurs, ils ne seraient jamais sortis de cette tombe !
-- Et comment le sais-tu ? demanda la jeune fille.
-- Parce que ces hommes c'etait James Starr.., c'etait mon pere...
c'etait moi, Nell ! >>
Nell, relevant la tete, saisit la main du jeune homme, et elle le
regarda avec une telle fixite, que celui-ci se sentit trouble jusqu'au
plus profond de son cœur.
<< Toi ! repeta la jeune fille.
-- Oui ! repondit Harry, apres un instant de silence, et celle a qui
nous devons de vivre, c'etait toi,
Nell ! Ce ne pouvait etre que toi ! >> Nell laissa tomber sa tete entre
ses deux mains, sans repondre. Jamais Harry ne l'avait vue aussi
vivement impressionnee.
<< Ceux qui t'ont sauvee, Nell, ajouta-t-il d'une voix emue, te devaient
deja la vie, et crois-tu qu'ils puissent jamais l'oublier ? >>
XVI
Sur l'echelle oscillante
Cependant, les travaux d'exploitation de la Nouvelle-Aberfoyle etaient
conduits avec grand profit. Il va sans dire que l'ingenieur James Starr
et Simon Ford -- les premiers decouvreurs de ce riche bassin
carbonifere -- participaient largement a ces benefices. Harry devenait
donc un parti. Mais il ne songeait guere a quitter le cottage. Il avait
remplace son pere dans les fonctions d'overman et surveillait
assidument tout ce monde de mineurs.
Jack Ryan etait fier et ravi de toute cette fortune qui arrivait a son
camarade. Lui aussi, il faisait bien ses affaires. Tous deux se
voyaient souvent, soit au cottage, soit dans les travaux du fond. Jack
Ryan n'etait pas sans avoir observe les sentiments qu'eprouvait Harry
pour la jeune fille. Harry n'avouait pas, mais Jack riait a belles
dents, lorsque son camarade secouait la tete en signe de denegation.
Il faut dire que l'un des plus vifs desirs de Jack Ryan etait
d'accompagner Nell, lorsqu'elle ferait sa premiere visite a la surface
du comte. Il voulait voir ses etonnements, son admiration devant cette
nature encore inconnue d'elle. Il esperait bien qu'Harry l'emmenerait
pendant cette excursion. Jusqu'ici, cependant, celui-ci ne lui en avait
pas fait la proposition, -- ce qui ne laissait pas de l'inquieter un
peu.
Un jour, Jack Ryan descendait l'un des puits d'aeration par lequel les
etages inferieurs de la houillere communiquaient avec la surface du
sol. Il avait pris l'une de ces echelles qui, en se relevant et en
s'abaissant par oscillations successives, permettent de descendre et de
monter sans fatigue. Vingt oscillations de l'appareil l'avaient abaisse
de cent cinquante pieds environ, lorsque, sur l'etroit palier ou il
avait pris place, il se rencontra avec Harry, qui remontait aux travaux
du jour.
<< C'est toi ? dit Jack, en regardant son compagnon, eclaire par la
lumiere des lampes electriques du puits.
-- Oui, Jack, repondit Harry, et je suis content de te voir. J'ai une
proposition a te faire...
-- Je n'ecoute rien avant que tu m'aies donne des nouvelles de Nell !
s'ecria Jack Ryan.
-- Nell va bien, Jack, et si bien meme que, dans un mois ou six
semaines, je l'espere...
-- Tu l'epouseras, Harry ?
-- Tu ne sais ce que tu dis, Jack !
-- C'est possible, Harry, mais je sais bien ce que je ferai !
-- Et que feras-tu ?
-- Je l'epouserai, moi, si tu ne l'epouses pas, toi ! repliqua Jack, en
eclatant de rire. Saint Mungo me protege ! mais elle me plait, la
gentille Nell ! Une jeune et bonne creature qui n'a jamais quitte la
mine, c'est bien la femme qu'il faut a un mineur ! Elle est orpheline
comme je suis orphelin, et, pour peu que tu ne penses vraiment pas a
elle, et qu'elle veuille de ton camarade, Harry !... >>
Harry regardait gravement Jack. Il le laissait parler, sans meme
essayer de lui repondre.
<< Ce que je dis la ne te rend pas jaloux, Harry ? demanda Jack Ryan
d'un ton un peu plus serieux.
-- Non, Jack, repondit tranquillement Harry.
-- Cependant, si tu ne fais pas de Nell ta femme, tu n'as pas la
pretention qu'elle reste vieille fille ?
-- Je n'ai aucune pretention >>, repondit Harry.
Une oscillation de l'echelle vint alors permettre aux deux amis de se
separer, l'un pour descendre, l'autre pour remonter le puits.
Cependant, ils ne se separerent pas.
<< Harry, dit Jack, crois-tu que je t'aie parle serieusement tout a
l'heure a propos de Nell ?
-- Non, Jack, repondit Harry.
-- Eh bien, je vais le faire alors !
-- Toi, parler serieusement !
-- Mon brave Harry, repondit Jack, je suis capable de donner un bon
conseil a un ami.
-- Donne, Jack.
-- Eh bien, voila ! Tu aimes Nell de tout l'amour dont elle est digne,
Harry ! Ton pere, le vieux Simon, ta mere, la vieille Madge, l'aiment
aussi comme si elle etait leur enfant. Or, tu aurais bien peu a faire
pour qu'elle devint tout a fait leur fille ! -- Pourquoi ne
l'epouses-tu pas ?
-- Pour t'avancer ainsi, Jack, repondit Harry, connais-tu donc les
sentiments de Nell ?
-- Personne ne les ignore, pas meme toi, Harry, et c'est pour cela que
tu n'es point jaloux ni de moi, ni des autres. -- Mais voici l'echelle
qui va descendre, et...
-- Attends, Jack, dit Harry, en retenant son camarade, dont le pied
avait deja quitte le palier pour se poser sur l'echelon mobile.
-- Bon, Harry ! s'ecria Jack en riant, tu vas me faire ecarteler !
-- Ecoute serieusement, Jack, repondit Harry, car, a mon tour, c'est
serieusement que je parle.
-- J'ecoute... jusqu'a la prochaine oscillation, mais pas plus !
-- Jack, reprit Harry, je n'ai point a cacher que j'aime Nell.
Mon plus vif desir est d'en faire ma femme...
-- Bien, cela.
-- Mais, telle qu'elle est encore, j'ai comme un scrupule de conscience
a lui demander de prendre une determination qui doit etre irrevocable.
-- Que veux-tu dire, Harry ?
-- Je veux dire, Jack, que Nell n'a jamais quitte ces profondeurs de la
houillere ou elle est nee, sans doute. Elle ne sait rien, elle ne
connait rien du dehors. Elle a tout a apprendre par les yeux, et
peut-etre aussi par le cœur. Qui sait ce que seront ses pensees,
lorsque de nouvelles impressions naitront en elle ! Elle n'a encore
rien de terrestre, et il me semble que ce serait la tromper, avant
qu'elle se soit decidee, en pleine connaissance, a preferer a tout
autre le sejour dans la houillere. -- Me comprends-tu, Jack ?
-- Oui... vaguement... Je comprends surtout que tu vas encore me faire
manquer la prochaine oscillation !
-- Jack, repondit Harry d'une voix grave, quand ces appareils ne
devraient plus jamais fonctionner, quand ce palier devrait manquer sous
nos pieds, tu ecouteras ce que j'ai a te dire !
-- A la bonne heure ! Harry. Voila comment j'aime qu'on me parle ! --
Nous disons donc qu'avant d'epouser Nell, tu vas l'envoyer dans un
pensionnat de la vieille-Enfumee ?
-- Non, Jack, repondit Harry, je saurai bien moi-meme faire l'education
de celle qui devra etre ma femme !
-- Et cela n'en vaudra que mieux, Harry !
-- Mais, auparavant, reprit Harry, je veux, comme je viens de te le
dire, que Nell ait une vraie connaissance du monde exterieur. Une
comparaison, Jack. Si tu aimais une jeune fille aveugle, et si l'on
venait te dire : << Dans un mois elle sera guerie ! >> n'attendrais-tu
pas pour l'epouser que sa guerison fut faite ?
-- Oui, ma foi, oui ! repondit Jack Ryan.
-- Eh bien, Jack, Nell est encore aveugle, et, avant d'en faire ma
femme, je veux qu'elle sache bien que c'est moi, que ce sont les
conditions de ma vie qu'elle prefere et accepte. Je veux que ses yeux
se soient ouverts enfin a la lumiere du jour !
-- Bien, Harry, bien, tres bien ! s'ecria Jack Ryan. Je te comprends a
cette heure. Et a quelle epoque l'operation ?...
-- Dans un mois, Jack, repondit Harry. Les yeux de Nell s'habituent peu
a peu a la clarte de nos disques. C'est une preparation. Dans un mois,
je l'espere, elle aura vu la terre et ses merveilles, le ciel et ses
splendeurs ! Elle saura que la nature a donne au regard humain des
horizons plus recules que ceux d'une sombre houillere ! Elle verra que
les limites de l'univers sont infinies ! >>
Mais, tandis qu'Harry se laissait ainsi entrainer par son imagination,
Jack Ryan, quittant le palier, avait saute sur l'echelon oscillant de
l'appareil.
<< Eh ! Jack, cria Harry, ou es-tu donc ?
-- Au-dessous de toi, repondit en riant le joyeux compere. Pendant que
tu t'eleves dans l'infini, moi, je descends dans l'abime !
-- Adieu, Jack ! repondit Harry, en se cramponnant lui-meme a l'echelle
remontante. Je te recommande de ne parler a personne de ce que je viens
de te dire !
-- A personne ! cria Jack Ryan, mais a une condition pourtant...
-- Laquelle ?
-- C'est que je vous accompagnerai tous les deux pendant la premiere
excursion que Nell fera a la surface du globe !
-- Oui, Jack, je te le promets >>, repondit Harry.
Une nouvelle pulsation de l'appareil mit encore un intervalle plus
considerable entre les deux amis. Leur voix n'arrivait plus que tres
affaiblie de l'un a l'autre.
Et, cependant, Harry put encore entendre Jack crier :
<< Et lorsque Nell aura vu les etoiles, la lune et le soleil, sais-tu
bien ce qu'elle leur preferera ?
-- Non, Jack !
-- Ce sera toi, mon camarade, toi encore, toi toujours ! >>
Et la voix de Jack Ryan s'eteignit enfin dans un dernier hurrah !
Cependant, Harry consacrait toutes ses heures inoccupees a l'education
de Nell. Il lui avait appris a lire, a ecrire, -- toutes choses dans
lesquelles la jeune fille fit de rapides progres. On eut dit qu'elle <<
savait >> d'instinct. Jamais intelligence plus vive ne triompha plus
vite d'une aussi complete ignorance. C'etait un etonnement pour ceux
qui l'approchaient.
Simon et Madge se sentaient chaque jour plus etroitement lies a leur
enfant d'adoption, dont le passe ne laissait pas de les preoccuper,
cependant. Ils avaient bien reconnu la nature des sentiments d'Harry
pour Nell, et cela ne leur deplaisait point.
On se rappelle que lors de sa premiere visite a l'ancien cottage, le
vieil overman avait dit a l'ingenieur :
<< Pourquoi mon fils se marierait-il ? Quelle creature de la-haut
conviendrait a un garcon dont la vie doit s'ecouler dans les
profondeurs d'une mine ! >>
Eh bien, ne semblait-il pas que la Providence lui eut envoye la seule
compagne qui put veritablement convenir a son fils ? N'etait-ce pas la
comme une faveur du Ciel ?
Aussi, le vieil overman se promettait-il bien que, si ce mariage se
faisait, ce jour-la, il y aurait a Coal-city une fete qui ferait epoque
pour les mineurs de la Nouvelle-Aberfoyle.
Simon Ford ne savait pas si bien dire !
Il faut ajouter qu'un autre encore desirait non moins ardemment cette
union de Nell et d'Harry. C'etait l'ingenieur James Starr. Certes, le
bonheur de ces deux jeunes gens, il le voulait par-dessus tout. Mais un
mobile, d'un interet plus general, peut-etre, le poussait aussi dans ce
sens.
On le sait, James Starr avait conserve certaines apprehensions, bien
que rien dans le present ne les justifiat plus. Cependant, ce qui avait
ete pouvait etre encore. Ce mystere de la nouvelle houillere, Nell
etait evidemment la seule a le connaitre. Or, si l'avenir devait
reserver de nouveaux dangers aux mineurs d'Aberfoyle, comment se mettre
en garde contre de telles eventualites, sans en savoir au moins la
cause ?
<< Nell n'a pas voulu parler, repetait souvent James Starr, mais ce
qu'elle a tu jusqu'ici a tout autre, elle ne saurait le taire longtemps
a son mari ! Le danger menacerait Harry comme il nous menacerait
nous-memes. Donc, un mariage qui doit donner le bonheur aux epoux et la
securite a leurs amis, est un bon mariage, ou il ne s'en fera jamais
ici-bas ! >>
Ainsi raisonnait, non sans quelque logique, l'ingenieur James Starr. Ce
raisonnement, il le communiqua meme au vieux Simon, qui ne fut pas sans
le gouter. Rien ne semblait donc devoir s'opposer a ce qu'Harry devint
l'epoux de Nell.
Et qui donc l'aurait pu ? Harry et Nell s'aimaient. Les vieux parents
ne revaient pas d'autre compagne pour leur fils. Les camarades d'Harry
enviaient son bonheur, tout en reconnaissant qu'il lui etait bien du.
La jeune fille ne relevait que d'elle-meme et n'avait d'autre
consentement a obtenir que celui de son propre cœur.
Mais, si personne ne semblait pouvoir mettre obstacle a ce mariage,
pourquoi, lorsque les disques electriques s'eteignaient a l'heure du
repos, quand la nuit se faisait sur la cite ouvriere, lorsque les
habitants de Coal-city avaient regagne leur cottage, pourquoi, de l'un
des coins les plus sombres de la Nouvelle Aberfoyle, un etre mysterieux
se glissait-il dans les tenebres ? Quel instinct guidait ce fantome a
travers certaines galeries si etroites qu'on devait les croire
impraticables ? Pourquoi cet etre enigmatique, dont les yeux percaient
la plus profonde obscurite, venait-il en rampant sur le rivage du lac
Malcolm ? Pourquoi se dirigeait-il si obstinement vers l'habitation de
Simon Ford, et si prudemment aussi, qu'il avait jusqu'alors dejoue
toute surveillance ? Pourquoi venait-il appuyer son oreille aux
fenetres et essayait-il de surprendre des lambeaux de conversation a
travers les volets du cottage ?
Et, lorsque certaines paroles arrivaient jusqu'a lui, pourquoi son
poing se dressait-il pour menacer la tranquille demeure ? Pourquoi,
enfin ces mots s'echappaient-ils de sa bouche, contractee par la colere
:
<< Elle et lui ! Jamais ! >>
XVII
Un lever de soleil
Un mois apres -- c'etait le soir du 20 aout --, Simon Ford et Madge
saluaient de leurs meilleurs << wishes >> quatre touristes qui
s'appretaient a quitter le cottage.
James Starr, Harry et Jack Ryan allaient conduire Nell sur un sol que
son pied n'avait jamais foule, dans cet eclatant milieu, dont ses
regards ne connaissaient pas encore la lumiere.
L'excursion devait se prolonger pendant deux jours. James Starr,
d'accord avec Harry, voulait qu'apres ces quarante-huit heures passees
au-dehors, la jeune fille eut vu tout ce qu'elle n'avait pu voir dans
la sombre houillere, c'est-a-dire les divers aspects du globe, comme si
un panorama mouvant de villes, de plaines, de montagnes, de fleuves, de
lacs, de golfes, de mers, se fut deroule devant ses yeux.
Or, dans cette portion de l'Ecosse, comprise entre Edimbourg et
Glasgow, il semblait que la nature eut voulu precisement reunir ces
merveilles terrestres, et, quant aux cieux, ils seraient la comme
partout, avec leurs nuees changeantes, leur lune sereine ou voilee,
leur soleil radieux, leur fourmillement d'etoiles.
L'excursion projetee avait donc ete combinee de maniere a satisfaire
aux conditions de ce programme.
Simon Ford et Madge eussent ete tres heureux d'accompagner Nell; mais,
on les connait, ils ne quittaient pas volontiers le cottage, et,
finalement, ils ne purent se resoudre a abandonner, meme pour un jour,
leur souterraine demeure.
James Starr allait la en observateur, en philosophe, tres curieux, au
point de vue psychologique, d'observer les naives impressions de Nell,
-- peut-etre meme de surprendre quelque peu des mysterieux evenements
auxquels son enfance avait ete melee.
Harry, lui, se demandait, non sans apprehension, si une autre jeune
fille que celle qu'il aimait et qu'il avait connue jusqu'alors,
n'allait pas se reveler pendant cette rapide initiation aux choses du
monde exterieur.
Quant a Jack Ryan, il etait joyeux comme un pinson qui s'envole aux
premiers rayons de soleil. Il esperait bien que sa contagieuse gaiete
se communiquerait a ses compagnons de voyage. Ce serait une facon de
payer sa bienvenue.
Nell etait pensive et comme recueillie.
James Starr avait decide, non sans raison, que le depart se ferait le
soir. Mieux valait, en effet, que la jeune fille ne passat que par une
gradation insensible des tenebres de la nuit aux clartes du jour. Or,
c'est le resultat qui serait obtenu, puisque, de minuit a midi, elle
subirait ces phases successives d'ombre et de lumiere, auxquelles son
regard pourrait s'habituer peu a peu.
Au moment de quitter le cottage, Nell prit la main d'Harry, et lui dit :
<< Harry, est-il donc necessaire que j'abandonne notre houillere, ne
fut-ce que quelques jours ?
-- Oui, Nell, repondit le jeune homme, il le faut ! Il le faut pour toi
et pour moi !
-- Cependant, Harry, reprit Nell, depuis que tu m'as recueillie, je
suis heureuse autant qu'on peut l'etre. Tu m'as instruite. Cela ne
suffit-il pas ? Que vais-je faire la-haut ? >>
Harry la regarda sans repondre. Les pensees qu'exprimait Nell etaient
presque les siennes.
<< Ma fille, dit alors James Starr, je comprends ton hesitation, mais il
est bon que tu viennes avec nous. Ceux que tu aimes t'accompagnent, et
ils te rameneront. Que tu veuilles, ensuite, continuer de vivre dans la
houillere, comme le vieux Simon, comme Madge, comme Harry, libre a toi
! Je ne doute pas qu'il en doive etre ainsi, et je t'approuve. Mais, au
moins, tu pourras comparer ce que tu laisses avec ce que tu prends, et
agir en toute liberte. viens donc !
-- Viens, ma chere Nell, dit Harry.
-- Harry, je suis prete a te suivre >>, repondit la jeune fille.
A neuf heures, le dernier train du tunnel entrainait Nell et ses
compagnons a la surface du comte. vingt minutes apres, il les deposait
a la gare ou se reliait le petit embranchement, detache du railway de
Dumbarton a Stirling, qui desservait la Nouvelle Aberfoyle.
La nuit etait deja sombre. De l'horizon au zenith, quelques vapeurs peu
compactes couraient encore dans les hauteurs du ciel, sous la poussee
d'une brise de nord-ouest qui rafraichissait l'atmosphere. La journee
avait ete belle. La nuit devait l'etre aussi.
Arrives a Stirling, Nell et ses compagnons, abandonnant le train,
sortirent aussitot de la gare.
Devant eux, entre de grands arbres, se developpait une route qui
conduisait aux rives du Forth.
La premiere impression physique qu'eprouva la jeune fille, fut celle de
l'air pur que ses poumons aspirerent avidement.
<< Respire bien, Nell, dit James Starr, respire cet air charge de toutes
les vivifiantes senteurs de la campagne !
-- Quelles sont ces grandes fumees qui courent au-dessus de notre tete
? demanda Nell.
-- Ce sont des nuages, repondit Harry, ce sont des vapeurs a demi
condensees que le vent pousse dans l'ouest.
-- Ah ! fit Nell, que j'aimerais a me sentir emportee dans leur
silencieux tourbillon ! -- Et quels sont ces points scintillants qui
brillent a travers les dechirures des nuees ?
-- Ce sont les etoiles dont je t'ai parle, Nell. Autant de soleils,
autant de centres de mondes, peut-etre semblables au notre ! >> Les
constellations se dessinaient plus nettement alors sur le bleu-noir du
firmament, que le vent purifiait peu a peu.
Nell regardait ces milliers d'etoiles brillantes qui fourmillaient
au-dessus de sa tete.
<< Mais, dit-elle, si ce sont des soleils, comment mes yeux peuvent-ils
en supporter l'eclat ?
-- Ma fille, repondit James Starr, ce sont des soleils, en effet, mais
des soleils qui gravitent a une distance enorme. Le plus rapproche de
ces milliers d'astres, dont les rayons arrivent jusqu'a nous, c'est
cette etoile de la Lyre, Wega, que tu vois la presque au zenith, et
elle est encore a cinquante mille milliards de lieues. Son eclat ne
peut donc affecter ton regard. Mais notre soleil se levera demain a
trente-huit millions de lieues seulement, et aucun œil humain ne
peut le regarder fixement, car il est plus ardent qu'un foyer de
fournaise. Mais viens, Nell, viens ! >>
On prit la route. James Starr tenait la jeune fille par la main. Harry
marchait a son cote. Jack Ryan allait et venait comme eut fait un jeune
chien, impatient de la lenteur de ses maitres.
Le chemin etait desert. Nell regardait la silhouette des grands arbres
que le vent agitait dans l'ombre. Elle les eut volontiers pris pour
quelques geants qui gesticulaient. Le bruissement de la brise dans les
hautes branches, le profond silence pendant les accalmies, cette ligne
d'horizon qui s'accusait plus nettement, lorsque la route coupait une
plaine, tout l'impregnait de sentiments nouveaux et tracait en elle des
impressions ineffacables. Apres avoir interroge d'abord, Nell se
taisait, et, d'un commun propos, ses compagnons respectaient son
silence. Ils ne voulaient point influencer par leurs paroles
l'imagination sensible de la jeune fille. Ils preferaient laisser les
idees naitre d'elles-memes en son esprit.
A onze heures et demie environ, la rive septentrionale du golfe de
Forth etait atteinte.
La, une barque, qui avait ete fretee par James Starr, attendait. Elle
devait, en quelques heures, les porter, ses compagnons et lui, jusqu'au
port d'Edimbourg.
Nell vit l'eau brillante qui ondulait a ses pieds sous l'action du
ressac et semblait constellee d'etoiles tremblotantes.
<< Est-ce un lac ? demanda-t-elle.
-- Non, repondit Harry, c'est un vaste golfe avec des eaux courantes,
c'est l'embouchure d'un fleuve, c'est presque un bras de mer. Prends un
peu de cette eau dans le creux de ta main, Nell, et tu verras qu'elle
n'est pas douce comme celle du lac Malcolm. >>
La jeune fille se baissa, trempa sa main dans les premiers flots et la
porta a ses levres.
<< Cette eau est salee, dit-elle.
-Oui, repondit Harry, la mer a reflue jusqu'ici, car la maree est
pleine. Les trois quarts de notre globe sont recouverts de cette eau
salee, dont tu viens de boire quelques gouttes !
-- Mais si l'eau des fleuves n'est que celle de la mer que leur versent
les nuages, pourquoi est-elle douce ? demanda Nell.
-- Parce que l'eau se dessale en s'evaporant, repondit James Starr. Les
nuages ne sont formes que par l'evaporation et renvoient sous forme de
pluie cette eau douce a la mer.
-- Harry, Harry ! s'ecria alors la jeune fille, quelle est cette lueur
rougeatre qui enflamme l'horizon ? Est-ce donc une foret en feu ? >>
Et Nell montrait un point du ciel, au milieu des basses brumes qui se
coloraient dans l'est.
<< Non, Nell, repondit Harry. C'est la lune a son lever.
-- Oui, la lune ! s'ecria Jack Ryan, un superbe plateau d'argent que
les genies celestes font circuler dans le firmament, et qui recueille
toute une monnaie d'etoiles !
-- Vraiment, Jack ! repondit l'ingenieur en riant, je ne te connaissais
pas ce penchant aux comparaisons hardies !
-- Eh ! monsieur Starr, ma comparaison est juste ! vous voyez bien que
les etoiles disparaissent a mesure que la lune s'avance. Je suppose
donc qu'elles tombent dedans !
-- C'est-a-dire, Jack, repondit l'ingenieur, que c'est la lune qui
eteint par son eclat les etoiles de sixieme grandeur, et voila pourquoi
celles-ci s'effacent sur son passage.
-- Que tout cela est beau ! repetait Nell, qui ne vivait plus que par
le regard. Mais je croyais que la lune etait toute ronde ?
-- Elle est ronde quand elle est pleine, repondit James Starr,
c'est-a-dire lorsqu'elle se trouve en opposition avec le soleil. Mais,
cette nuit, la lune entre dans son dernier quartier, elle est ecornee
deja, et le plateau d'argent de notre ami Jack n'est plus qu'un plat a
barbe !
-- Ah ! monsieur Starr, s'ecria Jack Ryan, quelle indigne comparaison !
J'allais justement entonner ce couplet en l'honneur de la lune :
Astre des nuits qui dans ton cours
Viens caresser...
Mais non ! C'est maintenant impossible ! votre plat a barbe m'a coupe
l'inspiration ! >>
Cependant, la lune montait peu a peu sur l'horizon. Devant elle
s'evanouissaient les dernieres vapeurs. Au zenith et dans l'ouest, les
etoiles brillaient encore sur un fond noir que l'eclat lunaire allait
graduellement palir. Nell contemplait en silence cet admirable
spectacle, ses yeux supportaient sans fatigue cette douce lueur
argentee, mais sa main fremissait dans celle d'Harry et parlait pour
elle.
<< Embarquons-nous, mes amis, dit James Starr. Il faut que nous ayons
gravi les pentes de l'Arthur-Seat avant le lever du soleil ! >> La
barque etait amarree a un pieu de la rive. Un marinier la gardait. Nell
et ses compagnons y prirent place. La voile fut hissee et se gonfla
sous la brise du nord-ouest.
Quelle nouvelle impression ressentit alors la jeune fille ! Elle avait
navigue quelquefois sur les lacs de la Nouvelle-Aberfoyle, mais
l'aviron, si doucement manie qu'il fut par la main d'Harry, trahissait
toujours l'effort du rameur. Ici, pour la premiere fois, Nell se
sentait entrainee avec un glissement presque aussi doux que celui du
ballon a travers l'atmosphere. Le golfe etait uni comme un lac. A demi
couchee a l'arriere, Nell se laissait aller a ce balancement. Par
instants, en de certaines embardees, un rayon de lune filtrait jusqu'a
la surface du Forth, et l'embarcation semblait courir sur une nappe
d'argent toute scintillante. De petites ondulations chantaient le long
du bordage. C'etait un ravissement.
Mais il arriva alors que les yeux de Nell se fermerent
involontairement. Une sorte d'assoupissement passager la prit. Sa tete
s'inclina sur la poitrine d'Harry, et elle s'endormit d'un tranquille
sommeil.
Harry voulait la reveiller, afin qu'elle ne perdit rien des
magnificences de cette belle nuit.
<< Laisse-la dormir, mon garcon, lui dit l'ingenieur. Deux heures de
repos la prepareront mieux a supporter les impressions du jour. >>
A deux heures du matin, l'embarcation arrivait au pier de Granton. Nell
se reveilla, des qu'elle toucha terre.
<< J'ai dormi ? demanda-t-elle.
-- Non, ma fille, repondit James Starr. Tu as simplement reve que tu
dormais, voila tout. >>
La nuit etait tres claire alors. La lune, a mi-chemin de l'horizon au
zenith, dispersait ses rayons a tous les points du ciel.
Le petit port de Granton ne contenait que deux ou trois bateaux de
peche, que balancait doucement la houle du golfe. La brise calmissait
aux approches du matin. L'atmosphere, nettoyee de brumes, promettait
une de ces delicieuses journees d'aout que le voisinage de la mer rend
plus belles encore. Une sorte de buee chaude se degageait de l'horizon,
mais si fine, si transparente, que les premiers feux du soleil devaient
la boire en un instant. La jeune fille put donc observer cet aspect de
la mer, lorsqu'elle se confond avec l'extreme perimetre du ciel. La
portee de sa vue s'en trouvait agrandie, mais son regard ne subissait
pas cette impression particuliere que donne l'Ocean, lorsque la lumiere
semble en reculer les bornes a l'infini.
Harry prit la main de Nell. Tous deux suivirent James Starr et Jack
Ryan qui s'avancaient par les rues desertes. Dans la pensee de Nell, ce
faubourg de la capitale n'etait qu'un assemblage de maisons sombres,
qui lui rappelait Coal-city, avec cette seule difference que sa voute
etait plus elevee et scintillait de points brillants. Elle allait d'un
pas leger, et jamais Harry n'etait oblige de ralentir le sien, par
crainte de la fatiguer.
<< Tu n'es pas lasse ? lui demanda-t-il, apres une demi-heure de marche.
-- Non, repondit-elle. Mes pieds ne semblent meme pas toucher a la
terre ! Ce ciel est si haut au-dessus de nous que j'ai l'envie de
m'envoler, comme si j'avais des ailes !
-- Retiens-la ! s'ecria Jack Ryan. C'est qu'elle est bonne a garder,
notre petite Nell ! Moi aussi, j'eprouve cet effet, lorsque je suis
reste quelque temps sans sortir de la houillere !
-- Cela est du, dit James Starr, a ce que nous ne nous sentons plus
ecrases par la voute de schiste qui recouvre Coal-city ! Il semble
alors que le firmament soit comme un profond abime dans lequel on est
tente de s'elancer. -- N'est-ce pas ce que tu ressens, Nell ?
-- Oui, monsieur Starr, repondit la jeune fille, c'est bien cela.
J'eprouve comme une sorte de vertige !
-- Tu t'y feras, Nell, repondit Harry. Tu te feras a cette immensite du
monde exterieur, et peut-etre oublieras-tu alors notre sombre houillere
!
-- Jamais, Harry ! >> repondit Nell.
Et elle appuya sa main sur ses yeux, comme si elle eut voulu refaire
dans son esprit le souvenir de tout ce qu'elle venait de quitter.
Entre les maisons endormies de la ville, James Starr et ses compagnons
traverserent Leith-Walk. Ils contournerent Calton Hill, ou se
dressaient dans la penombre l'Observatoire et le monument de Nelson.
Ils suivirent la rue du Regent, franchirent un pont, et arriverent par
un leger detour a l'extremite de la Canongate.
Aucun mouvement ne se faisait encore dans la ville. Deux heures
sonnaient au clocher gothique de Canongate-Church.
En cet endroit, Nell s'arreta.
<< Quelle est cette masse confuse ? demanda-t-elle en montrant un
edifice isole qui s'elevait au fond d'une petite place.
-- Cette masse, Nell, repondit James Starr, c'est le palais des anciens
souverains de l'Ecosse, Holyrood, ou se sont accomplis tant
d'evenements funebres ! La, l'historien pourrait evoquer bien des
ombres royales, depuis l'ombre de l'infortunee Marie Stuart jusqu'a
celle du vieux roi francais Charles X ! Et pourtant, malgre ces
funebres souvenirs, lorsque le jour sera venu, Nell, tu ne trouveras
pas a cette residence un aspect trop lugubre ! Avec ses quatre grosses
tours crenelees, Holyrood ne ressemble pas mal a quelque chateau de
plaisance, auquel le bon plaisir de son proprietaire a conserve son
caractere feodal ! -- Mais continuons notre marche. La, dans l'enceinte
meme de l'ancienne abbaye d'Holyrood, se dressent ces roches superbes
de Salisbury que domine l'Arthur-Seat. C'est la que nous monterons.
C'est a sa cime, Nell, que tes yeux verront le soleil apparaitre
au-dessus de l'horizon de mer. >>
Ils entrerent dans le Parc du Roi. Puis, s'elevant graduellement, ils
traverserent victoria-Drive, magnifique route circulaire, praticable
aux voitures, que Walter Scott se felicite d'avoir obtenue avec
quelques lignes de roman.
L'Arthur-Seat n'est, a vrai dire, qu'une colline haute de sept cent
cinquante pieds, dont la tete isolee domine les hauteurs environnantes.
En moins d'une demi-heure, par un sentier tournant qui en rendait
l'ascension facile, James Starr et ses compagnons atteignirent le crane
de ce lion auquel ressemble l'Arthur Seat, lorsqu'on l'observe du cote
de l'ouest.
La, tous quatre s'assirent, et James Starr, toujours riche de citations
empruntees au grand romancier ecossais, se borna a dire :
<< Voici ce qu'a ecrit Walter Scott, au huit de la _Prison d'Edimbourg_ :
<< Si j'avais a choisir un lieu d'ou l'on put voir le mieux possible le
lever et le coucher du soleil, ce serait cet endroit meme. >>
<< Attends donc, Nell. Le soleil ne va pas tarder a paraitre, et, pour
la premiere fois, tu pourras le contempler dans toute sa splendeur. >>
Les regards de la jeune fille etaient alors tournes vers l'est. Harry,
place pres d'elle, l'observait avec une anxieuse attention.
N'allait-elle pas etre trop vivement impressionnee par les premiers
rayons du jour ? Tous demeurerent silencieux. Jack Ryan lui-meme se tut.
Deja une petite ligne pale, nuancee de rose, se dessinait au-dessus de
l'horizon sur un fond de brumes legeres. Un reste de vapeurs, egarees
au Zenith, fut attaque par le premier trait de lumiere. Au pied
d'Arthur-Seat, dans le calme absolu de la nuit, Edimbourg, assoupie
encore, apparaissait confusement. Quelques points lumineux piquaient ca
et la l'obscurite. C'etaient les etoiles matinales qu'allumaient les
gens de la vieille ville. En arriere, dans l'ouest, l'horizon, coupe de
silhouettes capricieuses, bornait une region accidentee de pics,
auxquels chaque rayon solaire allait mettre une aigrette de feu.
Cependant, le perimetre de la mer se tracait plus vivement vers l'est.
La gamme des couleurs se disposait peu a peu suivant l'ordre que donne
le spectre solaire. Le rouge des premieres brumes allait par
degradation jusqu'au violet du zenith. De seconde en seconde, la
palette prenait plus de vigueur : le rose devenait rouge, le rouge
devenait feu. Le jour se faisait au point d'intersection que l'arc
diurne allait fixer sur la circonference de la mer.
En ce moment, les regards de Nell couraient du pied de la colline
jusqu'a la ville, dont les quartiers commencaient a se detacher par
groupes. De hauts monuments, quelques clochers aigus emergeaient ca et
la, et leurs lineaments se profilaient alors avec plus de nettete. Il
se repandait comme une sorte de lumiere cendree dans l'espace. Enfin,
un premier rayon atteignit l'œil de la jeune fille. C'etait ce
rayon vert, qui, soir ou matin, se degage de la mer, lorsque l'horizon
est pur.
Une demi-minute plus tard, Nell se redressait et tendait la main vers
un point qui dominait les quartiers de la nouvelle ville.
<< Un feu ! dit-elle.
-- Non, Nell, repondit Harry, ce n'est pas un feu. C'est une touche
d'or que le soleil pose au sommet du monument de Walter Scott ! >>
Et, en effet, l'extreme pointe du clocheton, haut de deux cents pieds,
brillait comme un phare de premier ordre.
Le jour etait fait. Le soleil deborda. Son disque semblait encore
humide, comme s'il fut reellement sorti des eaux de la mer. D'abord
elargi par la refraction, il se retrecit peu a peu, de maniere a
prendre la forme circulaire. Son eclat, bientot insoutenable, etait
celui d'une bouche de fournaise qui eut troue le ciel.
Nell dut presque aussitot fermer les yeux. Sur leurs paupieres, trop
minces, il lui fallut meme appliquer ses doigts, serres etroitement.
Harry voulait qu'elle se retournat vers l'horizon oppose.
<< Non, Harry, dit-elle. Il faut que mes yeux s'habituent a voir ce que
savent voir tes yeux ! >>
A travers la paume de ses mains, Nell percevait encore une lueur rose,
qui blanchissait a mesure que le soleil s'elevait au dessus de
l'horizon. Son regard s'y faisait graduellement. Puis, ses paupieres se
souleverent, et ses yeux s'impregnerent enfin de la lumiere du jour.
La pieuse enfant tomba a genoux, s'ecriant :
<< Mon Dieu, que votre monde est beau ! >>
La jeune fille baissa les yeux alors et regarda. A ses pieds se
deroulait le panorama d'Edimbourg : les quartiers neufs et bien alignes
de la nouvelle ville, l'amas confus des maisons et le reseau bizarre
des rues de l'Auld-Recky. Deux hauteurs dominaient cet ensemble, le
chateau accroche a son rocher de basalte et Calton Hill, portant sur sa
croupe arrondie les ruines modernes d'un monument grec. De magnifiques
routes plantees rayonnaient de la capitale a la campagne. Au nord, un
bras de mer, le golfe de Forth, entaillait profondement la cote, sur
laquelle s'ouvrait le port de Leith. Au-dessus, en troisieme plan, se
developpait l'harmonieux littoral du comte de Fife. Une voie, droite
comme celle du Piree, reliait a la mer cette Athenes du Nord. Vers
l'ouest s'allongeaient les belles plages de Newhaven et de Porto-Bello,
dont le sable teignait en jaune les premieres lames du ressac. Au
large, quelques chaloupes animaient les eaux du golfe, et deux ou trois
steamers empanachaient le ciel d'un cone de fumee noire. Puis, au-dela,
verdoyait l'immense campagne. De modestes collines bossuaient ca et la
la plaine. Au nord, les Lomond-Hills, dans l'ouest, le Ben-Lomond et le
Ben-Ledi reverberaient les rayons solaires, comme si des glaces
eternelles en eussent tapisse les cimes.
Nell ne pouvait parler. Ses levres ne murmuraient que des mots vagues.
Ses bras fremissaient. Sa tete etait prise de vertiges. Un instant, ses
forces l'abandonnerent. Dans cet air si pur, devant ce spectacle
sublime, elle se sentit tout a coup faiblir, et tomba sans connaissance
dans les bras d'Harry, prets a la recevoir.
Cette jeune fille, dont la vie s'etait ecoulee jusqu'alors dans les
entrailles du massif terrestre, avait enfin contemple ce qui constitue
presque tout l'univers, tel que l'ont fait le Createur et l'homme. Ses
regards, apres avoir plane sur la ville et sur la campagne, venaient de
s'etendre, pour la premiere fois, sur l'immensite de la mer et l'infini
du ciel.
XVIII
Du lac Lomond au lac Katrine
Harry portant Nell dans ses bras, suivi de James Starr et de Jack Ryan,
redescendit les pentes d'Arthur-Seat. Apres quelques heures de repos et
un dejeuner reconfortant qui fut pris a Lambret's-Hotel, on songea a
completer l'excursion par une promenade a travers le pays des lacs.
Nell avait recouvre ses forces. Ses yeux pouvaient desormais s'ouvrir
tout grands a la lumiere, et ses poumons aspirer largement cet air
vivifiant et salubre. Le vert des arbres, la nuance variee des plantes,
l'azur du ciel, avaient deploye devant ses regards la gamme des
couleurs.
Le train qu'ils prirent a General railway station, conduisit Nell et
ses compagnons a Glasgow. La, du dernier pont jete sur la Clyde, ils
purent admirer le curieux mouvement maritime du fleuve. Puis, ils
passerent la nuit a Comrie's Royal-hotel.
Le lendemain, de la gare d'<< Edimbourg and Glasgow railway >>, le train
devait les conduire rapidement, par Dumbarton et Balloch, a l'extremite
meridionale du lac Lomond.
<< C'est la le pays de Rob Roy et de Fergus Mac Gregor ! s'ecria James
Starr, le territoire si poetiquement celebre par Walter Scott ! -- Tu
ne connais pas ce pays, Jack ?
-- Je le connais par ses chansons, monsieur Starr, repondit Jack Ryan,
et, lorsqu'un pays a ete si bien chante, il doit etre superbe !
-- Il l'est, en effet, s'ecria l'ingenieur, et notre chere Nell en
conservera le meilleur souvenir !
-- Avec un guide tel que vous, monsieur Starr, repondit Harry, ce sera
double profit, car vous nous raconterez l'histoire du pays pendant que
nous le regarderons.
-- Oui, Harry, dit l'ingenieur, autant que ma memoire me le permettra,
mais a une condition, cependant : c'est que le joyeux Jack me viendra
en aide ! Lorsque je serai fatigue de raconter, il chantera !
-- Il ne faudra pas me le dire deux fois >>, repliqua Jack Ryan en
lancant une note vibrante, comme s'il eut voulu monter son gosier au
_la_ du diapason.
Par le railway de Glasgow a Balloch, entre la metropole commerciale de
l'Ecosse et l'extremite meridionale du lac Lomond, on ne compte qu'une
vingtaine de milles.
Le train passa par Dumbarton, bourg royal et chef-lieu de comte, dont
le chateau, toujours fortifie, conformement au traite de l'Union, est
pittoresquement campe sur les deux pics d'un gros rocher de basalte.
Dumbarton est situe au confluent de la Clyde et de la Leven. A ce
propos, James Starr raconta quelques particularites de l'aventureuse
histoire de Marie Stuart. En effet, ce fut de ce bourg qu'elle partit
pour aller epouser Francois II et devenir reine de France. La aussi,
apres 1815, le ministere anglais medita d'interner Napoleon; mais le
choix de Sainte-Helene prevalut, et voila pourquoi le prisonnier de
l'Angleterre alla mourir sur un roc de l'Atlantique, pour le plus grand
profit de la legendaire memoire.
Bientot, le train s'arreta a Balloch, pres d'une estacade en bois qui
descendait au niveau du lac.
Un bateau a vapeur, le _Sinclair_, attendait les touristes qui font
l'excursion des lacs. Nell et ses compagnons s'y embarquerent, apres
avoir pris leur billet pour Inversnaid, a l'extremite nord du lac
Lomond.
La journee commencait par un beau soleil, bien degage de ces brumes
britanniques, dont il se voile le plus ordinairement. Aucun detail de
ce paysage, qui allait se derouler sur un parcours de trente milles, ne
devait echapper aux voyageurs du _Sinclair_. Nell, assise a l'arriere
entre James Starr et Harry, aspirait par tous ses sens la poesie
superbe, dont cette belle nature ecossaise est si largement empreinte.
Jack Ryan allait et venait sur le pont du _Sinclair_, interrogeant sans
cesse l'ingenieur, qui, cependant, n'avait pas besoin d'etre interroge.
A mesure que ce pays de Rob Roy se developpait a ses regards, il le
decrivait en admirateur enthousiaste.
Dans les premieres eaux du lac Lomond, apparurent d'abord de nombreuses
petites iles ou ilots. C'etait comme un semis. Le _Sinclair_ cotoyait
leurs rives escarpees, et, dans l'entre-deux des iles, se dessinaient,
tantot une vallee solitaire, tantot une gorge sauvage, herissee de rocs
abrupts.
<< Nell, dit James Starr, chacun de ces ilots a sa legende, et peut-etre
sa chanson, aussi bien que les monts qui encadrent le lac. On peut
dire, sans trop de pretention, que l'histoire de cette contree est
ecrite avec ces caracteres gigantesques d'iles et de montagnes.
-- Savez-vous, monsieur Starr, dit Harry, ce que me rappelle cette
partie du lac Lomond ?
-- Que te rappelle-t-elle, Harry ?
-- Les mille iles du lac Ontario, si admirablement decrites par Cooper.
Tu dois etre comme moi frappee de cette ressemblance, ma chere Nell,
car, il y a quelques jours, je t'ai lu ce roman qu'on a pu justement
nommer le chef-d'œuvre de l'auteur americain.
-- En effet, Harry, repondit la jeune fille, c'est le meme aspect, et
le _Sinclair_ se glisse entre ces iles, comme faisait au lac Ontario le
cutter de Jasper Eau-douce !
-- Eh bien, reprit l'ingenieur, cela prouve que les deux sites
meritaient d'etre egalement chantes par deux poetes ! Je ne connais pas
ces mille iles de l'Ontario, Harry, mais je doute que l'aspect en soit
plus varie que celui de cet archipel du Lomond. Regardez ce paysage !
voici l'ile Murray, avec son vieux fort Lennox, ou resida la vieille
duchesse d'Albany, apres la mort de son pere, de son epoux, de ses deux
fils, decapites par ordre de Jacques Ier. Voici l'ile Clar, l'ile Cro,
l'ile Torr, les unes rocheuses, sauvages, sans apparence de vegetation,
les autres, montrant leur croupe verte et arrondie. Ici, des melezes et
des bouleaux. La, des champs de bruyeres jaunes et dessechees. En
verite ! j'ai quelque peine a croire que les mille iles du lac Ontario
offrent une telle variete de sites !
-- Quel est ce petit port ? demanda Nell, qui s'etait retournee vers la
rive orientale du lac.
-- C'est Balmaha, qui forme l'entree des Highlands, repondit James
Starr. La commencent nos hautes terres d'Ecosse. Les ruines que tu
apercois, Nell, sont celles d'un ancien couvent de femmes, et ces
tombes eparses renferment divers membres de la famille des Mac Gregor,
dont le nom est encore celebre dans toute la contree.
-- Celebre par le sang que cette famille a repandu et fait repandre !
fit observer Harry.
-- Tu as raison, repondit James Starr, et il faut bien avouer que la
celebrite, due aux batailles, est encore la plus retentissante. Ils
vont loin a travers les ages ces recits de combats...
-- Et ils se perpetuent par les chansons >>, ajouta Jack Ryan.
Et, a l'appui de son dire, le brave garcon entonna le premier couplet
d'un vieux chant de guerre, qui relatait les exploits d'Alexandre Mac
Gregor, du glen Srae, contre sir Humphry Colquhour, de Luss.
Nell ecoutait, mais, de ces recits de combats, elle ne recevait qu'une
impression triste. Pourquoi tant de sang verse sur ces plaines que la
jeune fille trouvait immenses, la ou la place, cependant, ne devait
manquer a personne ?
Les rives du lac, qui mesurent de trois a quatre milles, tendaient a se
rapprocher aux abords du petit port de Luss. Nell put apercevoir un
instant la vieille tour de l'ancien chateau. Puis, le _Sinclair_ remit
le cap au nord, et aux yeux des touristes se montra le Ben Lomond, qui
s'eleve a pres de trois mille pieds au-dessus du niveau du lac.
<< L'admirable montagne ! s'ecria Nell, et, de son sommet, que la vue
doit etre belle !
-- Oui, Nell, repondit James Starr. Regarde comme cette cime se degage
fierement de la corbeille de chenes, de bouleaux, de melezes, qui
tapissent la zone inferieure du mont ! De la, on apercoit les deux
tiers de notre vieille Caledonie. C'est ici que le clan de Mac Gregor
faisait sa residence habituelle, sur la partie orientale du lac. Non
loin, les querelles des Jacobites et des Hanovriens ont plus d'une fois
ensanglante ces gorges desolees. La, pendant les belles nuits, se leve
cette pale lune, que les vieux recits nomment << la lanterne de Mac
Farlane >>. La, les echos repetent encore les noms imperissables de Rob
Roy et de Mac Gregor Campbell ! >>
Le Ben Lomond, dernier pic de la chaine des Grampians, merite vraiment
d'avoir ete celebre par le grand romancier ecossais. Ainsi que le fit
observer James Starr, il existe de plus hautes montagnes, dont la cime
revet des neiges eternelles, mais il n'en est peut-etre pas de plus
poetique en aucun coin du monde.
<< Et, ajouta-t-il, quand je pense que ce Ben Lomond appartient tout
entier au duc de Montrose ! Sa Grace possede une montagne comme un
bourgeois de Londres possede un boulingrin dans son jardinet. >>
Pendant ce temps, le _Sinclair_ arrivait au village de Tarbet, sur la
rive opposee du lac, ou il deposa les voyageurs qui se rendaient a
Inverary. De cet endroit, le Ben Lomond apparaissait dans toute sa
beaute. Ses flancs, zebres par le lit des torrents, miroitaient comme
des plaques d'argent en fusion.
A mesure que le _Sinclair_ longeait la base de la montagne, le pays
devenait de plus en plus abrupt. A peine, ca et la, des arbres isoles,
entre autres quelques-uns de ces saules, dont les baguettes servaient
autrefois a pendre les gens de petite condition.
<< Pour economiser le chanvre >>, fit observer James Starr.
Le lac, cependant, se retrecissait en s'allongeant vers le nord. Les
montagnes laterales l'enserraient plus etroitement. Le bateau a vapeur
longea encore quelques iles et ilots, Inveruglas, Eilad Whou, ou se
dressaient les vestiges d'une forteresse qui appartenait aux Mac
Farlane. Enfin les deux rives se rejoignirent, et le _Sinclair_
s'arreta a la station d'Inverslaid.
La, pendant qu'on preparait leur dejeuner, Nell et ses compagnons
allerent visiter, pres du lieu de debarquement, un torrent qui se
precipitait dans le lac d'une assez grande hauteur. Il paraissait avoir
ete plante la comme un decor, pour le plaisir des touristes. Un pont
tremblant sautait par-dessus les eaux tumultueuses, au milieu d'une
poussiere liquide. De cet endroit, le regard embrassait une grande
partie du Lomond, et le _Sinclair_ ne paraissait plus etre qu'un point
a sa surface.
Le dejeuner acheve, il s'agissait de se rendre au lac Katrine.
Plusieurs voitures, aux armes de la famille Breadalbane -- cette
famille qui assurait autrefois le bois et l'eau a Rob Roy fugitif --
etaient a la disposition des voyageurs et leur offraient tout ce
confort qui distingue la carrosserie anglaise.
Harry installa Nell sur l'imperiale, conformement a la mode du jour.
Ses compagnons et lui prirent place aupres d'elle. Un magnifique
cocher, a livree rouge, reunit dans sa main gauche les guides de ses
quatre chevaux, et l'attelage commenca a gravir le flanc de la
montagne, en cotoyant le lit sinueux du torrent.
La route etait fort escarpee. A mesure qu'elle s'elevait, la forme des
cimes environnantes semblait se modifier. On voyait grandir superbement
toute la chaine de la rive opposee du lac et les sommets d'Arroquhar,
dominant la vallee d'Inveruglas. A gauche pointait le Ben Lomond, qui
decouvrait ainsi le brusque escarpement de son flanc septentrional.
Le pays compris entre le lac Lomond et le lac Katrine presentait un
aspect sauvage. La vallee commencait par des defiles etroits qui
aboutissaient au glen d'Aberfoyle. Ce nom rappela douloureusement a la
jeune fille ces abimes remplis d'epouvante, au fond desquels s'etait
ecoulee son enfance. Aussi James Starr s'empressa-t-il de la distraire
par ses recits.
La contree y pretait, d'ailleurs. C'est sur les bords du petit lac
d'Ard que se sont accomplis les principaux evenements de la vie de Rob
Roy. La se dressaient des roches calcaires d'un aspect sinistre,
entremelees de cailloux, que l'action du temps et de l'atmosphere avait
durcis comme du ciment. De miserables huttes, semblables a des tanieres
-- de celles qu'on appelle << bourrochs >> --, gisaient au milieu des
bergeries en ruine. On n'eut pu dire si elles etaient habitees par des
creatures humaines ou des betes sauvages. Quelques marmots, aux cheveux
deja decolores par l'intemperie du climat, regardaient passer les
voitures avec de grands yeux ebahis.
<< Voila bien, dit James Starr, ce que l'on peut plus particulierement
appeler le pays de Rob Roy. C'est ici que l'excellent bailli Nichol
Jarvie, digne fils de son pere le diacre, fut saisi par la milice du
comte de Lennox. C'est a cet endroit meme qu'il resta suspendu par le
fond de sa culotte, heureusement faite d'un bon drap d'Ecosse, et non
de ces camelots legers de France ! Non loin des sources du Forth,
qu'alimentent les torrents du Ben Lomond, se voit encore le gue que
franchit le heros pour echapper aux soldats du duc de Montrose. Ah !
s'il avait connu les sombres retraites de notre houillere, il aurait pu
y defier toutes les recherches ! vous le voyez, mes amis, on ne peut
faire un pas dans cette contree, merveilleuse a tant de titres, sans
rencontrer ces souvenirs du passe dont s'est inspire Walter Scott,
lorsqu'il a paraphrase en strophes magnifiques l'appel aux armes du
clan des Mac Gregor !
-- Tout cela est bien dit, monsieur Starr, repliqua Jack Ryan, mais,
s'il est vrai que Nichol Jarvie resta suspendu par le fond de sa
culotte, que devient notre proverbe : << Bien malin celui qui pourra
jamais prendre la culotte d'un Ecossais ? >>
-- Ma foi, Jack, tu as raison, repondit en riant James Starr, et cela
prouve tout simplement que, ce jour-la, notre bailli n'etait pas vetu a
la mode de ses ancetres !
-- Il eut tort, monsieur Starr !
-- Je n'en disconviens pas, Jack ! >>
L'attelage, apres avoir gravi les abruptes rives du torrent,
redescendit dans une vallee sans arbres, sans eaux, uniquement couverte
d'une maigre bruyere. En certains endroits, quelques tas de pierres
s'elevaient en pyramides.
<< Ce sont des cairns, dit James Starr. Chaque passant, autrefois,
devait y apporter une pierre, pour honorer le heros couche sous ces
tombes. De la est venu le dicton gaelique : << Malheur a qui passe
devant un cairn sans y deposer la pierre du dernier salut ! >> Si les
fils avaient conserve la foi de leurs peres, ces amas de pierres
seraient maintenant des collines. En verite, dans cette contree, tout
contribue a developper cette poesie naturelle innee au cœur des
montagnards ! Il en est ainsi de tous les pays de montagne.
L'imagination y est surexcitee par ces merveilles, et, si les Grecs
eussent habite un pays de plaines, ils n'auraient jamais invente la
mythologie antique ! >>
Pendant ces discours et bien d'autres, la voiture s'enfoncait dans les
defiles d'une vallee etroite, qui eut ete tres propice aux ebats des
brawnies familiers de la grande Meg Merillies. Le petit lac d'Arklet
fut laisse sur la gauche, et une route a pente raide se presenta, qui
conduisait a l'auberge de Stronachlacar, sur la rive du lac Katrine.
La, au musoir d'une legere estacade, se balancait un petit steam-boat,
qui portait naturellement le nom de _Rob-Roy_. Les voyageurs s'y
embarquerent aussitot : il allait partir.
Le lac Katrine ne mesure que dix milles de longueur, sur une largeur
qui ne depasse jamais deux milles. Les premieres collines du littoral
sont encore empreintes d'un grand caractere.
<< Voila donc ce lac, s'ecria James Starr, que l'on a justement compare
a une longue anguille ! On affirme qu'il ne gele jamais. Je n'en sais
rien, mais ce qu'il ne faut point oublier, c'est qu'il a servi de
theatre aux exploits de la _Dame du lac_. Je suis certain que, si notre
ami Jack regardait bien, il verrait glisser encore a sa surface l'ombre
legere de la belle Helene Douglas !
-- Certainement, monsieur Starr, repondit Jack Ryan, et pourquoi ne la
verrais-je point ? Pourquoi cette jolie femme ne serait elle pas aussi
visible sur les eaux du lac Katrine, que le sont les lutins de la
houillere sur les eaux du lac Malcolm ? >>
En cet instant, les sons clairs d'une cornemuse se firent entendre a
l'arriere du _Rob-Roy_.
La, un Highlander en costume national preludait, sur son << bag-pipe >> a
trois bourdons, dont le plus gros sonnait le _sol_, le second le _si_,
et le plus petit l'octave du gros. Quant au chalumeau, perce de huit
trous, il donnait une gamme de _sol_ majeur dont le _fa_ etait naturel.
Le refrain du Highlander etait un chant simple, doux et naif. On peut
croire, veritablement, que ces melodies nationales n'ont ete composees
par personne, qu'elles sont un melange naturel du souffle de la brise,
du murmure des eaux, du bruissement des feuilles. La forme du refrain,
qui revenait a intervalles reguliers, etait bizarre. Sa phrase se
composait de trois mesures a deux temps, et d'une mesure a trois temps,
finissant sur le temps faible. Contrairement aux chants de la vieille
epoque, il etait en majeur, et l'on eut pu l'ecrire comme suit, dans ce
langage chiffre qui donne, non les notes, mais les intervalles des tons
:
5 | 1.2 | 3525 | 1.765 | 22.22
...
1.2 | 3525 | 1.765 | 11.11
...
Un homme veritablement heureux alors, ce fut Jack Ryan. Ce chant des
lacs d'Ecosse, il le savait. Aussi, pendant que le Highlander
l'accompagnait sur sa cornemuse, il chanta de sa voix sonore un hymne,
consacre aux poetiques legendes de la vieille Caledonie :
Beaux lacs aux ondes dormantes,
Gardez a jamais
Vos legendes charmantes,
Beaux lacs ecossais !
Sur vos bords on trouve la trace
De ces heros tant regrettes,
Ces descendants de noble race,
Que notre Walter a chantes !
Voici la tour ou les sorcieres
Preparaient leur repas frugal;
La, les vastes champs de bruyeres,
Ou revient l'ombre de Fingal.
Ici passent dans la nuit sombre
Les folles danses des lutins.
La, sinistre, apparait dans l'ombre
La face des vieux Puritains !
Et parmi les rochers sauvages,
Le soir, on peut surprendre encore
Waverley, qui, vers vos rivages,
Entraine Flora Mac Ivor !
La Dame du Lac vient sans doute
Errer la sur son palefroi,
Et Diana, non loin, ecoute
Resonner le cor de Rob Roy !
N'a-t-on pas entendu naguere
Fergus au milieu de ses clans,
Entonnant ses pibrochs de guerre,
Reveiller l'echo des Highlands
Si loin de vous, lacs poetiques,
Que le destin mene nos pas,
Ravins, rochers, grottes antiques,
Nos yeux ne vous oublieront pas !
O vision trop tot finie,
Vers nous ne peux-tu revenir
A toi, vieille Caledonie,
A toi, tout notre souvenir !
Beaux lacs aux ondes dormantes,
Gardez a jamais
Vos legendes charmantes,
Beaux lacs ecossais !
Il etait trois heures du soir. Les rives occidentales du lac Katrine,
moins accidentees, se detachaient alors dans le double cadre du Ben An
et du Ben venue. Deja, a un demi-mille, se dessinait l'etroit bassin,
au fond duquel le _Rob-Roy_ allait debarquer les voyageurs, qui se
rendaient a Stirling par Callander.
Nell etait comme epuisee par la tension continue de son esprit. Un seul
mot sortait de ses levres : << Mon Dieu ! mon Dieu ! >> chaque fois qu'un
nouveau sujet d'admiration s'offrait a sa vue. Il lui fallait quelques
heures de repos, ne fut-ce que pour fixer plus durablement le souvenir
de tant de merveilles.
A ce moment, Harry avait repris sa main. Il regarda la jeune fille avec
emotion et lui dit :
<< Nell, ma chere Nell, bientot nous serons rentres dans notre sombre
domaine ! Ne regretteras-tu rien de ce que tu as vu pendant ces
quelques heures passees a la pleine lumiere du jour ?
-- Non, Harry, repondit la jeune fille. Je me souviendrai, mais c'est
avec bonheur que je rentrerai avec toi dans notre bien-aimee houillere.
-- Nell, demanda Harry d'une voix dont il voulait en vain contenir
l'emotion, veux-tu qu'un lien sacre nous unisse a jamais devant Dieu et
devant les hommes ? veux-tu de moi pour epoux ?
-- Je le veux, Harry, repondit Nell, en le regardant de ses yeux si
purs, je le veux, si tu crois que je puisse suffire a ta vie... >> Nell
n'avait pas acheve cette phrase, dans laquelle se resumait tout
l'avenir d'Harry, qu'un inexplicable phenomene se produisait.
Le _Rob-Roy_, bien qu'il fut encore a un demi-mille de la rive,
eprouvait un choc brusque. Sa quille venait de heurter le fond du lac,
et sa machine, malgre tous ses efforts, ne put l'en arracher.
Et si cet accident etait arrive, c'est que, dans sa portion orientale,
le lac Katrine venait de se vider presque subitement, comme si une
immense fissure se fut ouverte sous son lit. En quelques secondes, il
s'etait asseche, ainsi qu'un littoral au plus bas d'une grande maree
d'equinoxe. Presque tout son contenu avait fui a travers les entrailles
du sol.
<< Mes amis, s'etait ecrie James Starr, comme si la cause du phenomene
se fut soudain revelee a son esprit, Dieu sauve la Nouvelle-Aberfoyle !
>>
XIX
Une derniere menace
Ce jour-la, dans la Nouvelle-Aberfoyle, les travaux s'accomplissaient
d'une facon reguliere. On entendait au loin le fracas des cartouches de
dynamite, faisant eclater le filon carbonifere. Ici, c'etaient les
coups de pic et de pince qui provoquaient l'abatage du charbon; la, le
grincement des perforatrices, dont les fleurets trouaient les failles
de gres ou de schiste. Il se faisait de longs bruits caverneux. L'air
aspire par les machines fusait a travers les galeries d'aeration. Les
portes de bois se refermaient brusquement sous ces violentes poussees.
Dans les tunnels inferieurs, les trains de wagonnets, mus
mecaniquement, passaient avec une vitesse de quinze milles a l'heure,
et les timbres automatiques prevenaient les ouvriers de se blottir dans
les refuges. Les cages montaient et descendaient sans relache, halees
par les enormes tambours des machines installees a la surface du sol.
Les disques, pousses a plein feu, eclairaient vivement Coal-city.
L'exploitation etait donc conduite avec la plus grande activite. Le
filon s'egrenait dans les wagonnets, qui venaient par centaines se
vider dans les bennes, au fond des puits d'extraction. Pendant qu'une
partie des mineurs se reposait apres les travaux nocturnes, les equipes
de jour travaillaient sans perdre une heure.
Simon Ford et Madge, leur diner termine, s'etaient installes dans la
cour du cottage. Le vieil overman faisait sa sieste accoutumee. Il
fumait sa pipe bourree d'excellent tabac de France. Lorsque les deux
epoux causaient, c'etait pour parler de Nell, de leur garcon, de James
Starr, de cette excursion a la surface de la terre. Ou etaient-ils ?
Que faisaient-ils en ce moment ? Comment, sans eprouver la nostalgie de
la houillere, pouvaient-ils rester si longtemps au-dehors ?
En ce moment, un mugissement d'une violence extraordinaire se fit
soudain entendre. C'etait a croire qu'une enorme cataracte se
precipitait dans la houillere.
Simon Ford et Madge s'etaient leves brusquement.
Presque aussitot les eaux du lac Malcolm se gonflerent. Une haute
vague, deferlant comme une lame de mascaret, envahit la rive et vint se
briser contre le mur du cottage.
Simon Ford, saisissant Madge, l'avait rapidement entrainee au premier
etage de l'habitation.
En meme temps, des cris s'elevaient de toutes parts dans Coalcity,
menacee par cette inondation subite. Ses habitants cherchaient refuge
jusque sur les hautes roches schisteuses, qui formaient le littoral du
lac.
La terreur etait au comble. Deja quelques familles de mineurs, a demi
affolees, se precipitaient vers le tunnel, pour gagner les etages
superieurs. On pouvait craindre que la mer n'eut fait irruption dans la
houillere, dont les galeries s'enfoncaient jusque sous le canal du
Nord. La crypte, si vaste qu'elle fut, aurait ete entierement noyee.
Pas un des habitants de la Nouvelle-Aberfoyle n'eut echappe a la mort.
Mais, au moment ou les premiers fuyards atteignaient l'orifice du
tunnel, ils se trouverent en face de Simon Ford, qui avait aussitot
quitte le cottage.
<< Arretez, arretez, mes amis ! leur cria le vieil overman. Si notre
cite devait etre envahie, l'inondation courrait plus vite que vous, et
personne ne lui echapperait ! Mais les eaux ne croissent plus ! Tout
danger parait etre ecarte.
-- Et nos compagnons qui sont occupes aux travaux du fond ? s'ecrierent
quelques-uns des mineurs.
-- Il n'y a rien a craindre pour eux, repondit Simon Ford.
L'exploitation se fait a un etage superieur au lit du lac ! >>
Les faits devaient donner raison au vieil overman. L'envahissement de
l'eau s'etait produit subitement; mais, reparti a l'etage inferieur de
la vaste houillere, il n'avait eu d'autre effet que de surelever de
quelques pieds le niveau du lac Malcolm. Coal-city n'etait donc pas
compromise, et l'on pouvait esperer que l'inondation, entrainee dans
les plus basses profondeurs de la houillere, encore inexploitees,
n'aurait fait aucune victime.
Quant a cette inondation, si elle etait due a l'epanchement d'une nappe
interieure a travers les fissures du massif, ou si quelque cours d'eau
du sol s'etait precipite par son lit effondre jusqu'aux derniers etages
de la mine, Simon Ford et ses compagnons ne pouvaient le dire. Quant a
penser qu'il s'agissait la d'un simple accident, tel qu'il s'en produit
quelquefois dans les charbonnages, cela ne faisait doute pour personne.
Mais, le soir meme, on savait a quoi s'en tenir. Les journaux du comte
publiaient le recit de cet etrange phenomene, dont le lac Katrine avait
ete le theatre. Nell, Harry, James Starr et Jack Ryan, qui etaient
revenus en toute hate au cottage, confirmaient ces nouvelles, et
apprenaient, non sans grande satisfaction, que tout se bornait a des
degats materiels dans la Nouvelle-Aberfoyle.
Ainsi donc, le lit du lac Katrine s'etait subitement effondre. Ses eaux
avaient fait irruption a travers une large fissure jusque dans la
houillere. Au lac favori du romancier ecossais, il ne restait plus de
quoi mouiller les jolis pieds de la Dame du Lac, -- du moins dans toute
sa partie meridionale. Un etang de quelques acres, voila a quoi il
etait reduit, la ou son lit se trouvait en contrebas de la portion
effondree.
Quel retentissement eut cet evenement bizarre ! C'etait la premiere
fois, sans doute, qu'un lac se vidait en quelques instants dans les
entrailles du sol. Il n'y avait plus, maintenant, qu'a rayer celui-ci
des cartes du Royaume-Uni, jusqu'a ce qu'on l'eut rempli de nouveau --
par souscription publique --, apres avoir prealablement bouche la
fissure. Walter Scott en fut mort de desespoir, -- s'il eut encore ete
de ce monde !
Apres tout, l'accident etait explicable. En effet, entre la profonde
cavite et le lit du lac, l'etage des terrains secondaires se reduisait
a une mince couche, par suite d'une disposition geologique particuliere
du massif.
Mais, si cet eboulement semblait etre du a une cause naturelle, James
Starr, Simon et Harry Ford se demanderent, eux, s'il ne fallait pas
l'attribuer a la malveillance. Les soupcons etaient revenus avec plus
de force a leur esprit. Le genie malfaisant allait-il donc recommencer
ses entreprises contre les exploitants de la riche houillere ?
Quelques jours apres, James Starr en causait au cottage avec le vieil
overman et son fils.
<< Simon, dit-il, suivant moi, bien que le fait puisse s'expliquer de
lui-meme, j'ai comme un pressentiment qu'il rentre dans la categorie de
ceux dont nous recherchons encore la cause !
-- Je pense comme vous, monsieur James, repondit Simon Ford; mais, si
vous m'en croyez, n'ebruitons rien et faisons notre enquete nous-memes.
-- Oh ! s'ecria l'ingenieur, j'en connais le resultat d'avance !
-- Eh ! quel sera-t-il ?
-- Nous trouverons les preuves de la malveillance, mais non le
malfaiteur !
-- Cependant il existe ! repondit Simon Ford. Ou se cache-t-il ? Un
seul etre, si pervers qu'il soit, pourrait-il mener a bien une idee
aussi infernale que celle de provoquer l'effondrement d'un lac ?
vraiment, je finirai par croire, avec Jack Ryan, que c'est quelque
genie de la houillere, qui nous en veut d'avoir envahi son domaine ! >>
Il va sans dire que Nell, autant que possible, etait tenue en dehors de
ces conciliabules. Elle aidait, d'ailleurs, au desir qu'on avait de ne
lui en rien laisser soupconner. Son attitude temoignait, toutefois,
qu'elle partageait les preoccupations de sa famille adoptive. Sa figure
attristee portait la marque des combats interieurs qui l'agitaient.
Quoi qu'il en soit, il fut resolu que James Starr, Simon et Harry Ford
retourneraient sur le lieu meme de l'eboulement, et qu'ils essaieraient
de se rendre compte de ses causes. Ils ne parlerent a personne de leur
projet. A qui n'eut pas connu l'ensemble des faits qui lui servaient de
base, l'opinion de James Starr et de ses amis devait sembler absolument
inadmissible.
Quelques jours apres, tous trois, montant un leger canot que
manœuvrait Harry, vinrent examiner les piliers naturels qui
soutenaient la partie du massif, dans laquelle se creusait le lit du
lac Katrine.
Cet examen leur donna raison. Les piliers avaient ete attaques a coups
de mine. Les traces noircies etaient encore visibles, car les eaux
avaient baisse par suite d'infiltrations, et l'on pouvait arriver
jusqu'a la base de la substruction.
Cette chute d'une portion des voutes du dome avait ete premeditee, puis
executee de main d'homme.
<< Aucun doute n'est possible, dit James Starr. Et qui sait ce qui
serait arrive, si, au lieu de ce petit lac, l'effondrement eut ouvert
passage aux eaux d'une mer !
-- Oui ! s'ecria le vieil overman avec un sentiment de fierte, il
n'aurait pas fallu moins d'une mer pour noyer notre Aberfoyle ! Mais,
encore une fois, quel interet peut avoir un etre quelconque a la ruine
de notre exploitation ?.
-- C'est incomprehensible, repondit James Starr. Il ne s'agit pas la
d'une bande de malfaiteurs vulgaires qui, de l'antre ou ils s'abritent,
se repandraient sur le pays pour voler et piller ! De tels mefaits,
depuis trois ans, auraient revele leur existence ! Il ne s'agit pas,
non plus, comme j'y ai pense quelquefois, de contrebandiers ou de faux
monnayeurs, cachant dans quelque recoin encore ignore de ces immenses
cavernes leur coupable industrie, et interesses par suite a nous en
chasser. On ne fait ni de la fausse monnaie ni de la contrebande pour
la garder ! Il est clair cependant qu'un ennemi implacable a jure la
perte de la Nouvelle Aberfoyle, et qu'un interet le pousse a chercher
tous les moyens possibles d'assouvir la haine qu'il trous a vouee !
Trop faible, sans doute, pour agir ouvertement, c'est dans l'ombre
qu'il prepare ses embuches, mais l'intelligence qu'il y deploie fait de
lui un etre redoutable. Mes amis, il possede mieux que nous tous les
secrets de notre domaine, puisque depuis si longtemps il echappe a
toutes nos recherches ! C'est un homme du metier, un habile parmi les
habiles, a coup sur, Simon. Ce que nous avons surpris de sa facon
d'operer en est la preuve manifeste. Voyons ! avez-vous jamais eu
quelque ennemi personnel, sur lequel vos soupcons puissent se porter ?
Cherchez bien. Il y a des monomanies de haine que le temps n'eteint
pas. Remontez au plus haut dans votre vie, s'il le faut. Tout ce qui se
passe est l'œuvre d'une sorte de folie froide et patiente, qui
exige que vous evoquiez sur ce point jusqu'a vos plus lointains
souvenirs ! >>
Simon Ford ne repondit pas. On voyait que l'honnete overman, avant de
s'expliquer, interrogeait avec candeur tout son passe. Enfin, relevant
la tete :
<< Non, dit-il, devant Dieu, ni Madge, ni moi, nous n'avons jamais fait
de mal a personne. Nous ne croyons pas que nous puissions avoir un
ennemi, un seul !
-- Ah ! s'ecria l'ingenieur, si Nell voulait enfin parler !
-- Monsieur Starr, et vous, mon pere, repondit Harry, je vous en
supplie, gardons encore pour nous seuls le secret de notre enquete !
N'interrogez pas ma pauvre Nell ! Je la sens deja anxieuse et
tourmentee. Il est certain pour moi que son cœur contient a
grand-peine un secret qui l'etouffe. Si elle se tait, c'est ou qu'elle
n'a rien a dire, ou qu'elle ne croit pas devoir parler ! Nous ne
pouvons pas douter de son affection pour nous, pour nous tous ! Plus
tard, si elle m'apprend ce qu'elle nous a tu jusqu'ici, vous en serez
instruits aussitot.
-- Soit, Harry, repondit l'ingenieur, et cependant ce silence, si Nell
sait quelque chose, est vraiment bien inexplicable ! >>
Et comme Harry allait se recrier :
<< Sois tranquille, ajouta l'ingenieur. Nous ne dirons rien a celle qui
doit etre ta femme.
-- Et qui le serait sans plus attendre, si vous le vouliez, mon pere !
-- Mon garcon, dit Simon Ford, dans un mois, jour pour jour, ton
mariage se fera. -- vous tiendrez lieu de pere a Nell, monsieur James ?
-- Comptez sur moi, Simon >>, repondit l'ingenieur.
James Starr et ses deux compagnons revinrent au cottage. Ils ne dirent
rien du resultat de leur exploration, et, pour tout le monde de la
houillere, l'effondrement des voutes resta a l'etat de simple accident.
Il n'y avait qu'un lac de moins en Ecosse.
Nell avait peu a peu repris ses occupations habituelles. De cette
visite a la surface du comte, elle avait garde d'imperissables
souvenirs qu'Harry utilisait pour son instruction. Mais cette
initiation a la vie du dehors ne lui avait laisse aucun regret. Elle
aimait, comme avant cette exploration, le sombre domaine ou, femme,
elle continuerait de demeurer, apres y avoir vecu enfant et jeune fille.
Cependant, le mariage prochain de Harry Ford et de Nell avait fait
grand bruit dans la Nouvelle-Aberfoyle. Les compliments affluerent au
cottage. Jack Ryan ne fut pas le dernier a y apporter les siens. On le
surprenait aussi a etudier au loin ses meilleures chansons pour une
fete a laquelle toute la population de Coal-city devait prendre part.
Mais il arriva que, pendant le mois qui preceda le mariage, la
Nouvelle-Aberfoyle fut plus eprouvee qu'elle ne l'avait jamais ete. On
eut dit que l'approche de l'union de Nell et d'Harry provoquait
catastrophes sur catastrophes. Les accidents se produisaient
principalement dans les travaux du fond, sans que la veritable cause
put en etre connue.
Ainsi, un incendie devora le boisage d'une galerie inferieure, et on
retrouva la lampe que l'incendiaire avait employee. Harry et ses
compagnons durent risquer leur vie pour arreter ce feu, qui menacait de
detruire le gisement, et ils n'y parvinrent qu'en employant les
extincteurs, remplis d'une eau chargee d'acide carbonique, dont la
houillere etait prudemment pourvue.
Une autre fois, ce fut un eboulement du a la rupture des etancons d'un
puits, et James Starr constata que ces etancons avaient ete
prealablement attaques a la scie. Harry, qui surveillait les travaux
sur ce point, fut enseveli sous les decombres et n'echappa que par
miracle a la mort.
Quelques jours apres, sur le tramway a traction mecanique, le train de
wagonnets sur lequel Harry etait monte, tamponna un obstacle et fut
culbute. On reconnut ensuite qu'une poutre avait ete placee en travers
de la voie.
Bref, ces faits se multiplierent tellement, qu'une sorte de panique se
declara parmi les mineurs. Il ne fallait rien de moins que la presence
de leurs chefs pour les retenir sur les travaux.
<< Mais ils sont donc toute une bande, ces malfaiteurs ! repetait Simon
Ford, et nous ne pouvons mettre la main sur un seul ! >>
On recommenca les recherches. La police du comte se tint sur pied nuit
et jour, mais elle ne put rien decouvrir. James Starr defendit a Harry,
que cette malveillance semblait viser plus directement, de s'aventurer
jamais seul hors du centre des travaux.
On en agit de meme a l'egard de Nell, a laquelle, sur les instances de
Harry, on cachait, neanmoins, toutes ces tentatives criminelles, qui
pouvaient lui rappeler le souvenir du passe. Simon Ford et Madge la
gardaient jour et nuit avec une sorte de severite, ou plutot de
sollicitude farouche. La pauvre enfant s'en rendait compte, mais pas
une remarque, pas une plainte ne lui echappa. Se disait-elle que si
l'on en agissait ainsi, c'etait dans son interet ? Oui, probablement.
Toutefois, elle aussi, a sa facon, semblait veiller sur les autres, et
ne se montrait tranquille, que lorsque tous ceux qu'elle aimait etaient
reunis au cottage. Le soir, quand Harry rentrait, elle ne pouvait
retenir un mouvement de joie folle, peu compatible avec sa nature,
d'ordinaire plus reservee qu'expansive. La nuit une fois passee, elle
etait debout, avant tous les autres. Son inquietude la reprenait des le
matin, a l'heure de la sortie pour les travaux du fond.
Harry aurait voulu, pour lui rendre le repos, que leur mariage fut un
fait accompli, Il lui semblait que, devant cet acte irrevocable, la
malveillance, devenue inutile, desarmerait, et que Nell ne se sentirait
en surete que lorsqu'elle serait sa femme. Cette impatience etait
d'ailleurs partagee par James Starr aussi bien que par Simon Ford et
Madge. Chacun comptait les jours.
La verite est que chacun etait sous le coup des plus sinistres
pressentiments. Cet ennemi cache, qu'on ne savait ou prendre et comment
combattre, on se disait tout bas que rien de ce qui concernait Nell ne
lui etait sans doute indifferent. Cet acte solennel du mariage d'Harry
et de la jeune fille pouvait donc etre l'occasion de quelque
machination nouvelle de sa haine.
Un matin, huit jours avant l'epoque convenue pour la ceremonie, Nell,
poussee sans doute par quelque sinistre pressentiment, etait parvenue a
sortir la premiere du cottage, dont elle voulait observer les abords.
Arrivee au seuil, un cri d'indicible angoisse s'echappa de sa bouche.
Ce cri retentit dans toute l'habitation, et attira en un instant Madge,
Simon et Harry pres de la jeune fille.
Nell etait pale comme la mort, le visage bouleverse, les traits
empreints d'une epouvante inexprimable. Hors d'etat de parler, son
regard etait fixe sur la porte du cottage, qu'elle venait d'ouvrir. Sa
main crispee y designait ces lignes, qui avaient ete tracees pendant la
nuit et dont la vue la terrifiait :
<< Simon Ford, tu m'as vole le dernier filon de nos vieilles houilleres
! Harry, ton fils, m'a vole Nell ! Malheur a vous ! malheur a tous !
malheur a la Nouvelle-Aberfoyle ! >>
<< SILFAX. >>
<< Silfax ! s'ecrierent a la fois Simon Ford et Madge.
-- Quel est cet homme ? demanda Harry, dont le regard se portait
alternativement de son pere a la jeune fille.
-- Silfax ! repetait Nell avec desespoir, Silfax ! >>
Et tout son etre fremissait en murmurant ce nom, pendant que Madge,
s'emparant d'elle, la reconduisait presque de force a sa chambre.
James Starr etait accouru. Apres avoir lu et relu la phrase menacante :
<< La main qui a trace ces lignes, dit-il, est celle qui m'avait ecrit
la lettre contradictoire de la votre, Simon ! Cet homme se nomme Silfax
! Je vois a votre trouble que vous le connaissez ! Quel est ce Silfax ?
>>
XX
Le penitent
Ce nom avait ete toute une revelation pour le vieil overman.
C'etait celui du dernier << penitent >> de la fosse Dochart.
Autrefois, avant l'invention de la lampe de surete, Simon Ford avait
connu cet homme farouche, qui, au risque de sa vie, allait chaque jour
provoquer les explosions partielles du grisou. Il avait vu cet etre
etrange, rodant dans la mine, toujours accompagne d'un enorme harfang,
sorte de chouette monstrueuse, qui l'aidait dans son perilleux metier
en portant une meche enflammee la ou la main de Silfax ne pouvait
atteindre. Un jour, ce vieillard avait disparu, et, en meme temps que
lui, une petite orpheline, nee dans la mine et qui n'avait plus pour
parent que lui, son arriere-grand-pere. Cette enfant, evidemment,
c'etait Nell. Depuis quinze ans, tous deux auraient donc vecu dans
quelque secret abime, jusqu'au jour ou Nell fut sauvee par Harry.
Le vieil overman, en proie a la fois a un sentiment de pitie et de
colere, communiqua a l'ingenieur et a son fils ce que la vue de ce nom
de Silfax venait de lui reveler.
Cela eclaircissait toute la situation. Silfax etait l'etre mysterieux
vainement cherche dans les profondeurs de la Nouvelle Aberfoyle !
<< Ainsi, vous l'avez connu, Simon ? demanda l'ingenieur.
-- Oui, en verite, repondit l'overman. L'homme au harfang ! Il n'etait
deja plus jeune. Il devait avoir quinze ou vingt ans de plus que moi.
Une sorte de sauvage, qui ne frayait avec personne, qui passait pour ne
craindre ni l'eau ni le feu ! C'etait par gout qu'il avait choisi le
metier de penitent, dont peu se souciaient. Cette dangereuse profession
avait derange ses idees. On le disait mechant, et il n'etait peut-etre
que fou. Sa force etait prodigieuse. Il connaissait la houillere comme
pas un, -- aussi bien que moi tout au moins. On lui accordait une
certaine aisance. Ma foi, je le croyais mort depuis bien des annees.
-- Mais, reprit James Starr, qu'entend-il par ces mots : << Tu m'as vole
le dernier filon de nos vieilles houilleres >> ?
-- Ah ! voila, repondit Simon Ford. Il y a longtemps deja, Silfax, dont
la cervelle, je vous l'ai dit, a toujours ete derangee, pretendait
avoir des droits sur l'ancienne Aberfoyle. Aussi son humeur
devenait-elle de plus en plus farouche a mesure que la fosse Dochart,
-- sa fosse ! -- s'epuisait ! Il semblait que ce fussent ses propres
entrailles que chaque coup de pic lui arrachat du corps ! -- Tu dois
te. souvenir de cela, Madge ?
-- Oui, Simon, repondit la vieille Ecossaise.
-- Cela me revient maintenant, reprit Simon Ford, depuis que j'ai vu le
nom de Silfax sur cette porte; mais, je le repete, je le croyais mort,
et je ne pouvais imaginer que cet etre malfaisant, que nous avons tant
cherche, fut l'ancien penitent de la fosse Dochart !
-- En effet, dit James Starr, tout s'explique. Un hasard a revele a
Silfax l'existence du nouveau gisement. Dans son egoisme de fou, il
aura voulu s'en constituer le defenseur, vivant dans la houillere, la
parcourant nuit et jour, il aura surpris votre secret, Simon, et su que
vous me demandiez en toute hate au cottage. De la, cette lettre
contradictoire de la votre; de la, apres mon arrivee, le bloc de pierre
lance contre Harry et les echelles detruites du puits Yarow; de la,
l'obturation des fissures a la paroi du nouveau gisement; de la, enfin,
notre sequestration, puis notre delivrance, qui s'est accomplie grace a
la secourable Nell, sans doute, a l'insu et malgre ce Silfax !
-- Vous venez de raconter les choses comme elles ont evidemment du se
passer, monsieur James, repondit Simon Ford. Le vieux penitent est
certainement fou, maintenant !
-- Cela vaut mieux, dit Madge.
-- Je ne sais, reprit James Starr en secouant la tete, car ce doit etre
une folie terrible que la sienne ! Ah ! je comprends que Nell ne puisse
songer a lui sans epouvante, et je comprends aussi qu'elle n'ait pas
voulu denoncer son grand-pere ! Quelles tristes annees elle a du passer
pres de ce vieillard !
-- Bien tristes ! repondit Simon Ford, entre ce sauvage et son harfang,
non moins sauvage que lui ! Car, bien sur, il n'est pas mort, cet
oiseau ! Ce ne peut etre que lui qui a eteint notre lampe, lui qui a
failli couper la corde a laquelle etaient suspendus Harry et Nell !...
-- Et je comprends, dit Madge, que la nouvelle du mariage de sa
petite-fille avec notre fils semble avoir exaspere la rancune et
redouble la rage de Silfax !
-- Le mariage de Nell avec le fils de celui qu'il accuse de lui avoir
vole le dernier gisement des Aberfoyle ne peut, en effet, qu'avoir
porte son irritation au comble ! reprit Simon Ford.
-- Il faudra pourtant bien qu'il prenne son parti de cette union !
s'ecria Harry. Si etranger qu'il soit a la vie commune, on finira bien
par l'amener a reconnaitre que la nouvelle existence de Nell vaut mieux
que celle qu'il lui faisait dans les abimes de la houillere ! Je suis
sur, monsieur Starr, que si nous pouvions mettre la main sur lui, nous
parviendrions a lui faire entendre raison !...
-- On ne raisonne pas avec la folie, mon pauvre Harry ! repondit
l'ingenieur. Mieux vaut sans doute connaitre son ennemi que l'ignorer,
mais tout n'est pas fini, parce que nous savons aujourd'hui ce qu'il
est. Tenons-nous sur nos gardes, mes amis, et pour commencer, Harry, il
faut interroger Nell ! Il le faut ! Elle comprendra que, a l'heure
qu'il est, son silence n'aurait plus de raison. Dans l'interet meme de
son grand-pere, il convient qu'elle parle. Il importe autant pour lui
que pour nous, que nous puissions mettre a neant ses sinistres projets.
-- Je ne doute pas, monsieur Starr, repondit Harry, que Nell ne vienne
de son propre mouvement au-devant de vos questions. Vous le savez
maintenant, c'est par conscience, c'est par devoir qu'elle s'est tue
jusqu'ici. C'est par devoir, c'est par conscience qu'elle parlera des
que vous le voudrez. Ma mere a bien fait de la reconduire dans sa
chambre. Elle avait grand besoin de se recueillir, mais je vais l'aller
chercher...
-- C'est inutile, Harry >>, dit d'une voix ferme et claire la jeune
fille, qui entrait au moment meme dans la grande salle du cottage.
Nell etait pale. Ses yeux disaient combien elle avait pleure; mais on
la sentait resolue a la demarche que sa loyaute lui commandait en ce
moment.
<< Nell ! s'etait ecrie Harry, en s'elancant vers la jeune fille.
-- Harry, repondit Nell, qui d'un geste arreta son fiance, ton pere, ta
mere et toi, il faut aujourd'hui que vous sachiez tout. Il faut que
vous n'ignoriez rien non plus, monsieur Starr, de ce qui concerne
l'enfant que vous avez accueillie sans la connaitre et qu'Harry pour
son malheur, helas ! a tiree de l'abime.
-- Nell ! s'ecria Harry.
-- Laisse parler Nell, dit James Starr, en imposant silence a Harry.
-- Je suis la petite-fille du vieux Silfax, reprit Nell. Je n'ai jamais
connu de mere que le jour ou je suis entree ici, ajouta-t-elle en
regardant Madge.
-- Que ce jour soit beni, ma fille ! repondit la vieille Ecossaise.
-- Je n'ai jamais connu de pere que le jour ou j'ai vu Simon Ford,
reprit Nell, et d'ami que le jour ou la main d'Harry a touche la mienne
! Seule, j'ai vecu pendant quinze ans, dans les recoins les plus
recules de la mine, avec mon grand-pere. Avec lui, c'est beaucoup dire.
Par lui serait plus juste. Je le voyais a peine. Lorsqu'il disparut de
l'ancienne Aberfoyle, il se refugia dans ces profondeurs que lui seul
connaissait. A sa facon, il etait alors bon pour moi, quoique
effrayant. Il me nourrissait de ce qu'il allait chercher au-dehors;
mais j'ai le vague souvenir que, d'abord, pendant mes plus jeunes
annees, j'ai eu pour nourrice une chevre, dont la perte m'a bien
desolee. Grand-pere, me voyant si chagrine, la remplaca d'abord par un
autre animal, -- un chien, me dit-il. Malheureusement, ce chien etait
gai. Il aboyait. Grand-pere n'aimait pas la gaiete. Il avait horreur du
bruit. Il m'avait appris le silence, et n'avait pu l'apprendre au
chien. Le pauvre animal disparut presque aussitot. Grand-pere avait
pour compagnon un oiseau farouche, un harfang, qui d'abord me fit
horreur; mais cet oiseau, malgre la repulsion qu'il m'inspirait, me
prit en une telle affection, que je finis par la lui rendre. Il en
etait venu a m'obeir mieux qu'a son maitre, et cela meme m'inquietait
pour lui. Grand-pere etait jaloux. Le harfang et moi, nous nous
cachions le plus que nous pouvions d'etre trop bien ensemble ! Nous
comprenions qu'il le fallait !... Mais c'est trop vous parler de moi !
C'est de vous qu'il s'agit...
-- Non, ma fille, repondit James Starr. Dis les choses comme elles te
viennent.
-- Mon grand-pere, reprit Nell, avait toujours vu d'un tres mauvais
œil votre voisinage dans la houillere. L'espace ne manquait pas,
cependant. C'etait loin, bien loin de vous qu'il se choisissait des
refuges. Cela lui deplaisait de vous sentir la. Quand je le
questionnais sur les gens de la-haut, son visage s'assombrissait, il ne
repondait pas et devenait comme muet pour longtemps. Mais ou sa colere
eclata, ce fut quand il s'apercut que, ne vous contentant plus du vieux
domaine, vous sembliez vouloir empieter sur le sien. Il jura que si
vous parveniez a penetrer dans la nouvelle houillere, connue de lui
seul jusqu'alors, vous peririez ! Malgre son age, sa force est encore
extraordinaire, et ses menaces me firent trembler pour vous et pour lui.
-- Continue, Nell, dit Simon Ford a la jeune fille, qui s'etait
interrompue un instant, comme pour mieux rassembler ses souvenirs.
-- Apres votre premiere tentative, reprit Nell, des que grand pere vous
vit penetrer dans la galerie de la Nouvelle-Aberfoyle, il en boucha
l'ouverture et en fit une prison pour vous. Je ne vous connaissais que
comme des ombres, vaguement entrevues dans l'obscure houillere; mais je
ne pus supporter l'idee que des chretiens allaient mourir de faim dans
ces profondeurs, et, au risque d'etre prise sur le fait, je parvins a
vous procurer pendant quelques jours un peu d'eau et de pain !...
J'aurais voulu vous guider au-dehors, mais il etait si difficile de
tromper la surveillance de mon grand-pere ! vous alliez mourir ! Jack
Ryan et ses compagnons arriverent... Dieu a permis que je les aie
rencontres ce jour-la ! Je les entrainai jusqu'a vous. Au retour, mon
grand-pere me surprit. Sa colere contre moi fut terrible. Je crus que
j'allais perir de sa main ! Depuis lors, la vie devint insupportable
pour moi. Les idees de mon grand-pere s'egarerent tout a fait. Il se
proclamait le roi de l'ombre et du feu ! Quand il entendait vos pics
frapper ces filons qu'il regardait comme les siens, il devenait furieux
et me battait avec rage. Je voulus fuir. Ce fut impossible; tant il me
gardait de pres. Enfin, il y a trois mois, dans un acces de demence
sans nom, il me descendit dans l'abime ou vous m'avez trouvee, et il
disparut, apres avoir vainement appele l'harfang, qui resta fidelement
pres de moi. Depuis quand etais-je la ? je l'ignore ! Tout ce que je
sais, c'est que je me sentais mourir, quand tu es arrive, mon Harry, et
quand tu m'as sauvee ! Mais, tu le vois, la petite-fille du vieux
Silfax ne peut pas etre la femme d'Harry Ford, puisqu'il y va de ta
vie, de votre vie a tous !
-- Nell ! s'ecria Harry.
-- Non, reprit la jeune fille. Mon sacrifice est fait. Il n'est qu'un
moyen de conjurer votre perte : c'est que je retourne pres de mon
grand-pere. Il menace toute la Nouvelle-Aberfoyle !... C'est une ame
incapable de pardon, et nul ne peut savoir ce que le genie de la
vengeance lui aura inspire ! Mon devoir est clair. Je serais la plus
miserable des creatures si j'hesitais a l'accomplir. Adieu ! et merci !
vous m'avez fait connaitre le bonheur des ce monde ! Quoi qu'il arrive,
pensez que mon cœur tout entier restera au milieu de vous ! >>
A ces mots, Simon Ford, Madge, Harry fou de douleur, s'etaient leves.
<< Quoi, Nell ! s'ecrierent-ils avec desespoir, tu voudrais nous quitter
! >>
James Starr les ecarta d'un geste plein d'autorite, et, allant droit a
Nell, il lui prit les deux mains.
<< C'est bien, mon enfant, lui dit-il. Tu as dit ce que tu devais dire;
mais voici ce que nous avons a te repondre. Nous ne te laisserons pas
partir, et, s'il le faut, nous te retiendrons par la force. Nous
crois-tu donc capables de cette lachete d'accepter ton offre genereuse
? Les menaces de Silfax sont redoutables, soit ! Mais, apres tout, un
homme n'est qu'un homme, et nous prendrons nos precautions. Cependant,
peux-tu, dans l'interet de Silfax meme, nous renseigner sur ses
habitudes, nous dire ou il se cache ? Nous ne voulons qu'une chose : le
mettre hors d'etat de nuire, et peut-etre le ramener a la raison.
-- Vous voulez l'impossible, repondit Nell. Mon grand-pere est partout
et nulle part. Je n'ai jamais connu ses retraites ! Je ne l'ai jamais
vu endormi. Quand il avait trouve quelque refuge, il me laissait seule
et disparaissait. Lorsque j'ai pris ma resolution, monsieur Starr, je
savais tout ce que vous pouviez me repondre. Croyez-moi ! Il n'y a
qu'un moyen de desarmer mon grand-pere : c'est que je parvienne a le
retrouver. Il est invisible, lui, mais il voit tout. Demandez-vous
comment il aurait decouvert vos plus secretes pensees, depuis la lettre
ecrite a M. Starr, jusqu'au projet de mon mariage avec Harry, s'il
n'avait pas l'inexplicable faculte de tout savoir. Mon grand-pere,
autant que je puis en juger, est, dans sa folie meme, un homme puissant
par l'esprit. Autrefois, il lui est arrive de me dire de grandes
choses. Il m'a appris Dieu, et ne m'a trompee que sur un point : c'est
quand il m'a fait croire que tous les hommes etaient perfides,
lorsqu'il a voulu m'inspirer sa haine contre l'humanite tout entiere.
Lorsque Harry m'a rapportee dans ce cottage, vous avez pense que
j'etais ignorante seulement ! J'etais plus que cela. J'etais epouvantee
! Ah ! pardonnez-moi ! mais, pendant quelques jours, je me suis crue au
pouvoir des mechants, et je voulais vous fuir ! Ce qui a commence a
ramener mon esprit au vrai, c'est vous, Madge, non par vos paroles,
mais par le spectacle de votre vie, alors que je vous voyais aimee et
respectee de votre mari et de votre fils ! Puis, quand j'ai vu ces
travailleurs, heureux et bons, venerer M. Starr, dont je les ai crus
d'abord les esclaves, lorsque pour la premiere fois j'ai vu toute la
population d'Aberfoyle venir a la chapelle, s'y agenouiller, prier Dieu
et le remercier de ses bontes infinies, alors je me suis dit : << Mon
grand-pere m'a trompee ! >> Mais aujourd'hui, eclairee par ce que vous
m'avez appris, je pense qu'il s'est trompe lui-meme ! Je vais donc
reprendre les chemins secrets par lesquels je l'accompagnais autrefois.
Il doit me guetter ! Je l'appellerai... il m'entendra, et qui sait si,
en retournant vers lui, je ne le ramenerai pas a la verite ? >>
Tous avaient laisse parler la jeune fille. Chacun sentait qu'il devait
lui etre bon d'ouvrir son cœur tout entier a ses amis, au moment
ou, dans sa genereuse illusion, elle croyait qu'elle allait les quitter
pour toujours. Mais quand, epuisee, les yeux pleins de larmes, elle se
tut, Harry, se tournant vers Madge, dit :
<< Ma mere, que penseriez-vous de l'homme qui abandonnerait la noble
fille que vous venez d'entendre ?
-- Je penserais, repondit Madge, que cet homme est un lache, et, s'il
etait mon fils, je le renierais, je le maudirais !
-- Nell, tu as entendu notre mere, reprit Harry. Ou que tu ailles, je
te suivrai. Si tu persistes a partir, nous partirons ensemble...
-- Harry ! Harry ! >> s'ecria Nell.
Mais l'emotion etait trop forte. On vit blemir les levres de la jeune
fille, et elle tomba dans les bras de Madge, qui pria l'ingenieur,
Simon et Harry de la laisser seule avec elle.
XXI
Le mariage de Nell
On se separa, mais il fut d'abord convenu que les hotes du cottage
seraient plus que jamais sur leurs gardes. La menace du vieux Silfax
etait trop directe pour qu'il n'en fut pas tenu compte. C'etait a se
demander si l'ancien penitent ne disposait pas de quelque moyen
terrible qui pouvait aneantir toute l'Aberfoyle.
Des gardiens armes furent donc postes aux diverses issues de la
houillere, avec ordre de veiller jour et nuit. Tout etranger a la mine
dut etre amene devant James Starr, afin qu'il put constater son
identite. On ne craignit pas de mettre les habitants de Coal-city au
courant des menaces dont la colonie souterraine etait l'objet. Silfax
n'ayant aucune intelligence dans la place, il n'y avait nulle trahison
a craindre. On fit connaitre a Nell toutes les mesures de surete qui
venaient d'etre prises, et, sans qu'elle fut rassuree completement,
elle retrouva quelque tranquillite. Mais la resolution d'Harry de la
suivre partout ou elle irait, avait plus que tout contribue a lui
arracher la promesse de ne pas s'enfuir.
Pendant la semaine qui preceda le mariage de Nell et d'Harry, aucun
incident ne troubla la Nouvelle-Aberfoyle. Aussi les mineurs, sans se
departir de la surveillance organisee, revinrent-ils de cette panique,
qui avait failli compromettre l'exploitation.
Cependant James Starr continuait a faire rechercher le vieux Silfax. Le
vindicatif vieillard ayant declare que Nell n'epouserait jamais Harry,
on devait admettre qu'il ne reculerait devant rien pour empecher ce
mariage. Le mieux aurait ete de s'emparer de sa personne, tout en
respectant sa vie. L'exploration de la Nouvelle-Aberfoyle fut donc
minutieusement recommencee. On fouilla les galeries jusque dans les
etages superieurs qui affleuraient les ruines de Dundonald-Castle, a
Irvine. On supposait avec raison que c'etait par le vieux chateau que
Silfax communiquait avec l'exterieur et qu'il s'approvisionnait des
choses necessaires a sa miserable existence, soit en achetant, soit en
maraudant. Quant aux << Dames de feu >>, James Starr eut la pensee que
quelque jet de grisou, qui se produisait dans cette partie de la
houillere, avait pu etre allume par Silfax et produire ce phenomene. Il
ne se trompait pas. Mais les recherches furent vaines.
James Starr, pendant cette lutte de tous les instants contre un etre
insaisissable, fut, sans en rien faire voir, le plus malheureux des
hommes. A mesure que s'approchait le jour du mariage, ses craintes
s'accroissaient, et il avait cru devoir, par exception, en faire part
au vieil overman, qui devint bientot plus inquiet que lui.
Enfin le jour arriva.
Silfax n'avait pas donne signe de vie.
Des le matin, toute la population de Coal-city fut sur pied. Les
travaux de la Nouvelle-Aberfoyle avaient ete suspendus. Chefs et
ouvriers tenaient a rendre hommage au vieil overman et a son fils. Ce
n'etait que payer une dette de reconnaissance aux deux hommes hardis et
perseverants, qui avaient rendu a la houillere la prosperite
d'autrefois.
C'etait a onze heures, dans la chapelle de Saint-Gilles, elevee sur la
rive du lac Malcolm, que la ceremonie allait s'accomplir.
A l'heure dite, on vit sortir du cottage Harry donnant le bras a sa
mere, Simon Ford donnant le bras a Nell.
Suivaient l'ingenieur James Starr, impassible en apparence, mais au
fond s'attendant a tout, et Jack Ryan, superbe dans ses habits de piper.
Puis, venaient les autres ingenieurs de la mine, les notables de
Coal-city, les amis, les compagnons du vieil overman, tous les membres
de cette grande famille de mineurs, qui formait la population speciale
de la Nouvelle-Aberfoyle.
Au-dehors, il faisait une de ces journees torrides du mois d'aout, qui
sont particulierement penibles dans les pays du Nord. L'air orageux
penetrait jusque dans les profondeurs de la houillere, ou la
temperature s'etait elevee d'une facon anormale. L'atmosphere s'y
saturait d'electricite, a travers les puits d'aeration et le vaste
tunnel de Malcolm.
On aurait pu constater -- phenomene assez rare -- que le barometre, a
Coal-city, avait baisse d'une quantite considerable. C'etait a se
demander, vraiment, si quelque orage n'allait pas eclater sous la voute
de schiste, qui formait le ciel de l'immense crypte.
Mais la verite est que personne, au-dedans, ne se preoccupait des
menaces atmospheriques du dehors.
Chacun, cela va sans dire, avait revetu ses plus beaux habits pour la
circonstance.
Madge portait un costume qui rappelait ceux du vieux temps. Elle etait
coiffee d'un << toy >>, comme les anciennes matrones, et sur ses epaules
flottait le << rokelay >>, sorte de mantille quadrillee que les
Ecossaises portent avec une certaine elegance.
Nell s'etait promis de ne rien laisser voir des agitations de sa
pensee. Elle defendit a son cœur de battre, a ses secretes
angoisses de se trahir, et la courageuse enfant parvint a montrer a
tous un visage calme et recueilli.
Elle etait simplement mise, et la simplicite de son vetement, qu'elle
avait prefere a des ajustements plus riches, ajoutait encore au charme
de sa personne. Sa seule coiffure etait un << snood >>, ruban de couleurs
variees, dont se parent ordinairement les jeunes Caledoniennes.
Simon Ford avait un habit que n'aurait pas desavoue le digne bailli
Nichol Jarvie, de Walter Scott.
Tout ce monde se dirigea vers la chapelle de Saint-Gilles, qui avait
ete luxueusement decoree.
Au ciel de Coal-city, les disques electriques, ravives par des courants
plus intenses, resplendissaient comme autant de soleils. Une atmosphere
lumineuse emplissait toute la Nouvelle Aberfoyle.
Dans la chapelle, les lampes electriques projetaient aussi de vives
lueurs, et les vitraux colories brillaient comme des kaleidoscopes de
feux.
C'etait le reverend William Hobson qui devait officier. A la porte meme
de Saint-Gilles, il attendait l'arrivee des epoux.
Le cortege approchait, apres avoir majestueusement contourne la rive du
lac Malcolm.
En ce moment, l'orgue se fit entendre, et les deux couples, precedes du
reverend Hobson, se dirigerent vers le chevet de Saint-Gilles.
La benediction celeste fut d'abord appelee sur toute l'assistance;
puis, Harry et Nell resterent seuls devant le ministre, qui tenait le
livre sacre a la main.
<< Harry, demanda le reverend Hobson, voulez-vous prendre Nell pour
femme, et jurez-vous de l'aimer toujours ?
-- Je le jure, repondit le jeune homme d'une voix forte.
-- Et vous, Nell, reprit le ministre, voulez-vous prendre pour epoux
Harry Ford, et... >>
La jeune fille n'avait pas eu le temps de repondre, qu'une immense
clameur retentissait au-dehors.
Un de ces enormes rochers, formant terrasse, qui surplombait la rive du
lac Malcolm, a cent pas de la chapelle, venait de s'ouvrir subitement,
sans explosion, comme si sa chute eut ete preparee a l'avance.
Au-dessous, les eaux s'engouffraient dans une excavation profonde, que
personne ne savait exister la.
Puis soudain, entre les roches eboulees, apparut un canot, qu'une
poussee vigoureuse lanca a la surface du lac.
Sur ce canot, un vieillard, vetu d'une sombre cagoule, les cheveux
herisses, une longue barbe blanche tombant sur sa poitrine, se tenait
debout.
Il avait a la main une lampe Davy, dans laquelle brillait une flamme,
protegee par la toile metallique de l'appareil.
En meme temps, d'une voix forte, le vieillard criait :
<< Le grisou ! le grisou ! Malheur a tous ! malheur ! >>
En ce moment, la legere odeur qui caracterise l'hydrogene protocarbone
se repandit dans l'atmosphere.
Et s'il en etait ainsi, c'est que la chute du rocher avait livre
passage a une enorme quantite de gaz explosif, emmagasine dans
d'enormes << soufflards >> dont les schistes obturaient l'orifice. Les
jets de grisou fusaient vers les voutes du dome, sous une pression de
cinq a six atmospheres.
Le vieillard connaissait l'existence de ces soufflards, et il les avait
brusquement ouverts, de maniere a rendre detonante l'atmosphere de la
crypte.
Cependant James Starr et quelques autres, quittant precipitamment la
chapelle, s'etaient elances sur la rive.
<< Hors de la mine ! hors de la mine ! >> cria l'ingenieur, qui, ayant
compris l'imminence du danger, vint jeter ce cri d'alarme a la porte de
Saint-Gilles.
<< Le grisou ! le grisou ! >> repetait le vieillard, en poussant son
canot plus avant sur les eaux du lac.
Harry, entrainant sa fiancee, son pere, sa mere, avait precipitamment
quitte la chapelle.
<< Hors de la mine ! hors de la mine ! >> repetait James Starr.
Il etait trop tard pour fuir ! Le vieux Silfax etait la, pret a
accomplir sa derniere menace, pret a empecher le mariage de Nell et
d'Harry, en ensevelissant toute la population de Coal-city sous les
ruines de la houillere.
Au-dessus de sa tete, volait son enorme harfang, dont le plumage blanc
etait tache de points noirs.
Mais alors, un homme se precipita dans les eaux du lac, qui nagea
vigoureusement vers le canot.
C'etait Jack Ryan. Il s'efforcait d'atteindre le fou, avant que
celui-ci n'eut accompli son œuvre de destruction.
Silfax le vit venir. Il brisa le verre de sa lampe, et, apres avoir
arrache la meche allumee, il la promena dans l'air.
Un silence de mort planait sur toute l'assistance atterree.
James Starr, resigne, s'etonnait que l'explosion, inevitable, n'eut pas
deja aneanti la Nouvelle-Aberfoyle.
Silfax, les traits crispes, se rendit compte que le grisou, trop leger
pour se maintenir dans les basses couches, s'etait accumule vers les
hauteurs du dome.
Mais alors le harfang, sur un geste de Silfax, saisissant dans sa patte
la meche incendiaire, comme il faisait autrefois dans les galeries de
la fosse Dochart, commenca a monter vers la haute voute, que le
vieillard lui montrait de la main.
Encore quelques secondes, et la Nouvelle-Aberfoyle avait vecu !...
A ce moment, Nell s'echappa des bras d'Harry.
Calme et inspiree tout a la fois, elle courut vers la rive du lac,
jusqu'a la lisiere des eaux.
<< Harfang ! Harfang ! cria-t-elle d'une voix claire, a moi ! viens a
moi ! >>
L'oiseau fidele, etonne, avait hesite un instant. Mais soudain, ayant
reconnu la voix de Nell, il avait laisse tomber la meche enflammee dans
les eaux du lac, et, tracant un large cercle, il etait venu s'abattre
aux pieds de la jeune fille.
Les hautes couches explosives dans lesquelles le grisou s'etait melange
a l'air, n'avaient pas ete atteintes !
Alors un cri terrible retentit sous le dome. Ce fut le dernier que jeta
le vieux Silfax.
A l'instant ou Jack Ryan allait mettre la main sur le bordage du canot,
le vieillard, voyant sa vengeance lui echapper, s'etait precipite dans
les eaux du lac.
<< Sauvez-le ! sauvez-le ! >> s'ecria Nell d'une voix dechirante.
Harry l'entendit. Se jetant a son tour a la nage, il eut bientot
rejoint Jack Ryan et plongea a plusieurs reprises.
Mais ses efforts furent inutiles.
Les eaux du lac Malcolm ne rendirent pas leur proie. Elles s'etaient a
jamais refermees sur le vieux Silfax.
XXII
La legende du vieux Silfax
Six mois apres ces evenements, le mariage, si etrangement interrompu,
d'Harry Ford et de Nell, se celebrait dans la chapelle de Saint-Gilles.
Apres que le reverend Hobson eut beni leur union, les jeunes epoux,
encore vetus de noir, rentrerent au cottage.
James Starr et Simon Ford, desormais exempts de toute inquietude,
presiderent joyeusement a la fete qui suivit la ceremonie et se
prolongea jusqu'au lendemain.
Ce fut dans ces memorables circonstances que Jack Ryan, revetu de son
costume de piper, apres avoir gonfle d'air l'outre de sa cornemuse,
obtint ce triple resultat de jouer, de chanter et de danser tout a la
fois, aux applaudissements de toute l'assemblee.
Et, le lendemain, les travaux du jour et du fond recommencerent, sous
la direction de l'ingenieur James Starr.
Harry et Nell furent heureux, il est superflu de le dire. Ces deux
cœurs, tant eprouves, trouverent dans leur union le bonheur
qu'ils meritaient.
Quant a Simon Ford, l'overman honoraire de la Nouvelle Aberfoyle, il
comptait bien vivre assez pour celebrer sa cinquantaine avec la bonne
Madge, qui ne demandait pas mieux, d'ailleurs.
<< Et apres celle-la, pourquoi pas une autre ? disait Jack Ryan. Deux
cinquantaines, ce ne serait pas trop pour vous, monsieur Simon !
-- Tu as raison, mon garcon, repondit tranquillement le vieil overman.
Qu'y aurait-il d'etonnant a ce que sous le climat de la
Nouvelle-Aberfoyle, dans ce milieu qui ne connait pas les intemperies
du dehors, on devint deux fois centenaire ? >>
Les habitants de Coal-city devaient-ils jamais assister a cette seconde
ceremonie ? L'avenir le dira.
En tout cas, un oiseau, qui semblait devoir atteindre une longevite
extraordinaire, c'etait le harfang du vieux Silfax. Il hantait toujours
le sombre domaine. Mais apres la mort du vieillard, bien que Nell eut
essaye de le retenir, il s'etait enfui au bout de quelques jours. Outre
que la societe des hommes ne lui plaisait decidement pas plus qu'a son
ancien maitre, il semblait qu'il eut garde une sorte de rancune
particuliere a Harry, et que cet oiseau jaloux eut toujours reconnu et
deteste en lui le premier ravisseur de Nell, celui a qui il l'avait
disputee en vain dans l'ascension du gouffre.
Depuis ce temps, Nell ne le revoyait qu'a de longs intervalles, planant
au-dessus du lac Malcolm.
Voulait-il revoir son amie d'autrefois ? voulait-il plonger ses regards
penetrants jusqu'au fond de l'abime ou s'etait englouti Silfax ?
Les deux versions furent admises, car le harfang devint legendaire, et
il inspira a Jack Ryan plus d'une fantastique histoire.
C'est grace a ce joyeux compagnon qu'on chante encore dans les veillees
ecossaises la legende de l'oiseau du vieux Silfax, l'ancien penitent
des houilleres d'Aberfoyle.
The End
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Please feel free to ask to check the status of your state.
In answer to various questions we have received on this:
We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states. If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.
While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.
International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.
Donations by check or money order may be sent to:
Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109
Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.
We need your donations more than ever!
You can get up to date donation information online at:
http://www.gutenberg.net/donation.html
***
If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:
Michael S. Hart <
[email protected]>
Prof. Hart will answer or forward your message.
We would prefer to send you information by email.
**The Legal Small Print**
(Three Pages)
***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
They tell us you might sue us if there is something wrong with
your copy of this eBook, even if you got it for free from
someone other than us, and even if what's wrong is not our
fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
disclaims most of our liability to you. It also tells you how
you may distribute copies of this eBook if you want to.
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