The Project Gutenberg EBook of Pecheur d'Islande, by Pierre Loti
(#8 in our series by Pierre Loti)
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Title: Pecheur d'Islande
Author: Pierre Loti
Release Date: December, 2003 [EBook #4785]
[This file was first posted on February 17, 2003]
[Most recently updated: February 17, 2003]
Edition: 11
Language: French
Character set encoding: ASCII
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, PECHEUR D'ISLANDE ***
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Pecheur d'Islande
Compositions de E. Rudaux
Pierre Loti
De l'Academie Francaise
A Madame Adam
(Juliette Lamber)
Hommage d'affection filiale,
Pierre Loti
Premiere Partie
I
Ils etaient cinq, aux carrures terribles, accoudes a boire, dans une sorte de
logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gite, trop bas pour
leurs tailles, s'effilait par un bout, comme l'interieur d'une grande
mouette videe; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone,
avec une lenteur de sommeil.
Dehors, ce devait etre la mer et la nuit, mais on n'en savait trop rien:
une seule ouverture coupee dans le plafond etait fermee par un couvercle en
bois, et c'etait une vieille lampe suspendue qui les eclairait en vacillant.
Il y avait du feu dans un fourneau; leurs vetements mouilles sechaient, en
repandant de la vapeur qui se melait aux fumees de leurs pipes de terre.
Leur table massive occupait toute leur demeure; elle en prenait tres
exactement la forme,
et il restait juste de quoi se couler autour pour s'asseoir sur des
caissons etroits scelles au murailles de chene. De grosses poutres passaient
au-dessus d'eux, presque a toucher leurs tetes; et, derriere leurs dos, des
couchettes qui semblaient creusees dans l'epaisseur de la charpente
s'ouvraient comme les niches d'un caveau pour mettre les morts. Toutes
ces boiseries etaient grossieres et frustes, impregnees d'humidite et de sel;
usees, polies par les frottements de leurs mains.
Ils avaient bu, dans leurs ecuelles, du vin et du cidre, qui etaient
franches et braves. Maintenant ils restaient attables et devisaient, en
breton, sur des questions de femmes et de mariages.
Contre un panneau du fond, une sainte Vierge en faience etait fixee sur une
planchette, a une place d'honneur. Elle etait un peu ancienne, la patronne
de ces marins, et peinte avec un art encore naif. Mais les personnages
en faience se conservent beaucoup plus longtemps que les vrais hommes;
aussi sa robe rouge et bleue faisait encore l'effet d'une petite chose
tres fraiche au milieu de tous les gris sombres de cette pauvre maison de
bois. Elle avait du ecouter plus d'une ardente priere, a des heures
d'angoisses; on avait cloue a ses pieds deux bouquets de fleurs
artificielles et un chapelet.
Ces cinq hommes etaient vetus pareillement, un epais tricot de laine bleue
serrant le torse et s'enfoncant dans la ceinture du pantalon; sur la tete,
l'espece de casque en toile goudronnee qu'on appelle _suroit_ (du nom de ce
vent de sud-ouest qui dans notre hemisphere amene les pluies).
Ils etaient d'ages divers. Le _capitaine_ pouvait avoir quarante ans;
trois autres, de vingt-cinq a trente. Le dernier, qu'ils appelaient
Sylvestre ou Lurlu, n'en avait que dix-sept. Il etait deja un homme, pour la
taille et la force; une barbe noire, tres fine et tres frisee, couvrait ses
joues; seulement il avait garde ses yeux d'enfant, d'un gris bleu, qui
etaient extremement doux et tout naifs.
Tres pres les uns des autres, faute d'espace, ils paraissaient eprouver un
vrai bien-etre, ainsi tapis dans leur gite obscur.
.. Dehors, ce devait etre la mer et la nuit, l'infinie desolation des eaux
noires et profondes. Une montre de cuivre, accrochee au mur, marquait
onze heures, onze heures du soir sans doute; et, contre le plafond de
bois, on entendait le bruit de la pluie.
Ils traitaient tres gaiment entre eux ces questions de mariage, - mais sans
rien dire qui fut deshonnete. Non, c"etaient des projets pour ceux qui etaient
encore garcons, ou bien des histoires droles arrivees dans le _pays,_ pendant
des fetes de noces. Quelquefois ils lancaient bien, avec un bon rire, une
allusion un peu trop franche au plaisir d'aimer. Mais l'amour, comme
l'entendent les hommes ainsi trempes, est toujours une chose saine, et
dans sa crudite meme il demeure presque chaste.
Cependant Sylvestre s'ennuyait, a cause d'un autre appele Jean (un nom que
les Bretons prononcent Yann), qui ne venait pas. En effet, ou etait-il
donc ce Yann; toujours a l'ouvrage la-haut? Pourquoi ne descendait-il pas
prendre un peu de sa part de la fete?
--Tantot minuit, pourtant, dit le capitaine.
Et, en se redressant debout, il souleva avec sa tete le couvercle de
bois, afin d'appeler par la ce Yann. Alors une lueur tres etrange tomba d'en
haut:
--Yann! Yann !... Eh! _l'homme!_
_L'homme_ repondit rudement du dehors.
Et, par ce couvercle un instant entr'ouvert, cette lueur si pale qui etait
entree ressemblait bien a celle du jour. - "Bientot minuit..." Cependant
c'etait bien comme une lueur de soleil, comme une lueur crepusculaire
renvoyee de tres loin par des miroirs mysterieux.
Le trou referme, la nuit revint, la petite lampe se remit a briller jaune,
et on entendit _l'homme_ descendre avec de gros sabots par une echelle de
bois.
Il entra, oblige de se courber en deux comme un gros ours, car il etait
presque un geant. Et d'abord il fit une grimace en se pincant le bout du
nez a cause de l'odeur acre de la saumure.
Il depassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout
par sa carrure qui etait droite comme une barre; quand il se presentait de
face, les muscles de ses epaules, dessines sous son tricot bleu, formaient
comme deux boules en haut de ses bras. Il avait de grands yeux bruns
tres mobiles, a l'expression sauvage et superbe.
Sylvestre, passant ses bras autour de ce Yann, l'attira contre lui par
tendresse, a la facon des enfants; il etait fiance a sa soeur et le traitait
comme un grand frere. L'autre se laissait caresser avec un air de lion
calin, en repondant par un bon sourire a dents blanches.
Ses dents, qui avaient eu chez lui plus de place pour s'arranger que
chez les autres hommes, etaient un peu espacees et semblaient toutes
petites. Ses moustaches blondes etaient assez courtes, bien que jamais
coupees; elles etaient frisees tres serre en eux petits rouleaux symetriques
au-dessus de ses levres qui avaient des contours fins et exquis; et puis
elles s'ebouriffaient aux deux bouts, de chaque cote des coins profonds de sa
bouche. Le reste de sa barbe etait tondu ras, et ses joues colorees
avaient garde un veloute frais, comme celui des fruits que personne n'a
touches.
On remplit de nouveau les verres, quand Yann fut assis, et on appela le
mousse pour rebourrer les pipes et les allumer.
Cet allumage etait une maniere pour lui de fumer un peu. C'etait un petit
garcon robuste, a la figure ronde, un peu le cousin de tous ces marins qui
etaient plus ou moins parents entre eux; en dehors de son travail assez
dur, il etait l'enfant gate du bord. Yann le fit boire dans son verre, et
puis on l'envoya se coucher.
Apres, on reprit la grande conversation des mariages:
--Et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces?
--Tu n'as pas honte, dit le capitaine, un homme si grand comme tu es, a
vingt-sept ans, pas marie encore! Les filles, qu'est-ce qu'elles doivent
penser quand elles le voient?
Lui repondit, en secouant d'un geste tres dedaigneux pour les femmes ses
epaules effrayantes:
--Mes noces a moi, je les fais a la nuit; d'autre fois, je les fais a
l'heure; c'est suivant.
Il venait de finir ses cinq annees de service a l'Etat, ce Yann. Et c'est la,
comme matelot canonnier de la flotte, qu'il avait appris a parler le
francais et a tenir des propos sceptiques. - Alors il commenca de raconter
ses noces dernieres qui, parait-il, avaient dure quinze jours.
C'etait a Nantes, avec une chanteuse. Un soir, revenant de la mer, il etait
entre un peu gris dans un Alcazar. Il y avait a la porte une femme qui
vendait des bouquets enormes aux prix d'un louis de vingt francs. Il en
avait achete un, sans trop savoir qu'en faire, et puis tout de suite en
arrivant, il l'avait lance a tour de bras, _en plein par la figure,_ a celle
qui chantait sur la scene? - moitie declaration brusque, moitie ironie pour
cette poupee peinte qu'il trouvait par trop rose. La femme etait tombee du
coup; apres, elle l'avait adore pendant pres de trois semaines.
--Meme, dit-il, quand je suis parti, elle m'a fait cadeau de cette montre
en or.
Et, pour la leur faire voir, il la jetait sur la table comme un
meprisable joujou. C'etait conte avec des mots rudes et des images a lui.
Cependant cette banalite de la vie civilisee, detonnait beaucoup au milieu
des ces hommes primitifs, avec ces grands silences de la mer qu'on
devinait autour d'eux; avec cette lueur de minuit, entrevue par en
haut, qui avait apporte la notion des etes mourants du pole.
Et puis ces manieres de Yann faisaient de la peine a Sylvestre et le
surprenaient. Lui etait un enfant vierge, eleve dans le respect des
sacrements par une vieille grand'mere, veuve d'un pecheur du village de
Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle reciter un
chapelet, a genoux sur la tombe de sa mere. De ce cimetiere, situe sur la
falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche ou son pere avait
disparu autrefois dans un naufrage.
--Comme ils etaient pauvres, sa grand'mere et lui, il avait du de tres bonne
heure naviguer a la peche, et son enfance s'etait passee au large. Chaque soir
il disait encore ses prieres et ses yeux avaient garde une candeur
religieuse. Il etait beau, lui aussi, et, apres Yann, le mieux plante du
bord. Sa voix tres douce et ses intonations de petit enfant
contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire; comme sa
croissance s'etait faite tres vite, il se sentait presque embarrasse d'etre
devenu tout d'un coup si large et si grand. Il comptait se marier
bientot avec la soeur de Yann, mais jamais il n'avait repondu aux avances
d'aucune fille.
A bord, ils ne possedaient en tout que trois couchettes, - une pour deux
- et ils y dormaient a tour de role, en se partageant la nuit.
Quand ils eurent fini leur fete, --celebree en l'honneur de l'Assomption de la
Vierge leur patronne, - il etait un peu plus de minuit. Trois d'entre
eux se coulerent pour dormir dans les petites niches noires qui
ressemblaient a des sepulcres, et les trois autres remonterent sur le pont
reprendre le grand travail interrompu de la peche; c'etait Yann, Sylvestre,
et un de leur pays appele Guillaume.
Dehors il faisait jour, eternellement jour.
Mais c'etait une lumiere pale, pale, qui ne ressemblait a rien; elle trainait sur
les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de
suite commencait un vide immense qui n'etait d'aucune couleur, et en dehors
des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable,
chimerique.
L'oeil saisissait a peine ce qui devait etre la mer: d'abord cela prenait
l'aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image a
refleter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de
vapeur, - et puis, plus rien; cela n'avait ni horizon ni contours.
La fraicheur humide de l'air etait plus intense, plus penetrante que du vrai
froid, et, en respirant, on sentait tres fort le gout de sel. Tout etait
calme et il ne pleuvait plus; en haut, des nuages informes et incolores
semblaient contenir cette lumiere latente qui ne s'expliquait pas; on
voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces
paleurs des choses n'etaient d'aucune nuance pouvant etre nommee.
Ces trois hommes qui se tenaient la vivaient depuis leur enfance sur ces
mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et
troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient
coutume de le
voir jouer autour de leur etroite maison de planches, et leurs yeux y
etaient habitues autant que ceux des grands oiseaux du large.
Le navire ce balancait lentement sur place; en rendant toujours sa meme
plainte, monotone comme une chanson de Bretagne repetee en reve par un homme
endormi. Yann et Sylvestre avaient prepare tres vite leurs hamecons et leurs
lignes, tandis que l'autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son
grand couteau, s'asseyait derriere eux pour attendre.
Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jete leurs lignes dans cette eau
tranquille et froide, ils le releverent avec des poissons lourds, d'un
gris luisant d'acier.
Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre; c'etait
rapide et incessant, cette peche silencieuse. L'autre eventrait, avec son
grand couteau, aplatissait, salait, comptait; et la saumure qui devait
faire leur fortune au retour s'empilait derriere eux, toute ruisselante
et fraiche.
Les heures passaient monotones, et, dans les grandes regions vides du
dehors, lentement la lumiere changeait; elle semblait maintenant plus
reelle. Ce qui avait ete un crepuscule bleme, une espece de soir d'ete hyperboree,
devenait a present, sans intermede de nuit, quelque chose comme une aurore,
que tous les miroirs de la mer refletaient en vagues trainees roses...
--C'est sur que tu devrais te marier, Yann, dit tout a coup Sylvestre, avec
beaucoup de serieux cette fois, en regardant dans l'eau. (Il avait l'air
de bien en connaitre quelqu'une en Bretagne qui s'etait laisse prendre aux
yeux bruns de son grand frere, mais il se sentait timide en touchant a ce
sujet grave.)
--Moi!... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces - et il souriait,
ce Yann, toujours dedaigneux, roulant ses yeux vifs - mais avec aucune
des filles du pays; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite
tous, ici tant que vous etes, au bal que je donnerai...
Ils continuerent de pecher, car il ne fallait pas perdre son temps en
causeries: on etait au milieu d'une immense peuplade de poissons, d'un
_banc_ voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer.
Ils avaient tous veille la nuit d'avant et attrape, en trente heures, plus
de mille morues tres grosses; aussi leurs bras forts etaient las, et ils
s'endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-meme sa
manoeuvre de peche, tandis que, par instants, leur esprit flottait en
plein sommeil. Mais cet air du large qu'ils respiraient etait vierge
comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgre leur
fatigue, ils se sentaient la poitrine dilatee et les joues fraiches.
La lumiere matinale, la lumiere vraie, avait fini par venir; comme au temps
de la Genese elle s'etait _separee d'avec les tenebres_ qui semblaient s'etre tassees
sur l'horizon, et restaient la en masses tres lourdes; en y voyant si
clair, on s'apercevait bien a present qu'on sortait de la nuit, - que cette
lueur d'avant avait ete vague et etrange comme celle des reves.
Dans ce ciel tres couvert, tres epais, il y avait ca et la des dechirures, comme des
percees dans un dome, par ou arrivaient de grands rayons couleur d'argent
rose.
Les nuages inferieurs etaient disposes en une bande d'ombre intense, faisant
tout le tour des eaux, emplissant les lointains d'indecision et
d'obscurite. Ils donnaient l'illusion d'un espace ferme, d'une limite; ils
etaient comme des rideaux tires sur l'infini, comme des voiles tendus pour
cacher de trop gigantesques mysteres qui eussent trouble l'imagination des
hommes. Ce matin-la, autour du petit assemblage de planches qui portait
Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors avait pris un aspect de
recueillement immense; il s'etait arrange en sanctuaire, et les gerbes de
rayons, qui entraient par les trainees de cette voute de temple,
s'allongeaient en reflets sur l'eau immobile comme sur un parvis de
marbre. Et puis, peu a peu, on vit s'eclairer tres loin une autre chimere: une
sorte de decoupure rosee tres haute, qui etait un promontoire de la sombre
Islande...
Les noces de Yann avec la mer!... Sylvestre y repensait, tout en
continuant de pecher sans plus oser rien dire. Il s'etait senti triste en
entendant le sacrement du mariage ainsi tourne en moquerie par son grand
frere; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il etait
superstitieux.
Depuis si longtemps il y songeait, a ces noces de Yann! Il avait reve
qu'elles se feraient avec Gaud Mevel, - une blonde de Paimpol, - et que,
lui, aurait la joie de voir cette fete avant de partir pour le service,
avant cet exil de cinq annees, au retour incertain, dont l'approche
inevitable commencait a lui serrer le coeur...
Quatre heures du matin. Les autres, qui etaient restes couches en bas,
arriverent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant a
pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de mettre
leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, eblouis d'abord par tous
ces reflets de lumiere pale.
Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier dejeuner du matin
avec des biscuits; apres les avoir casses a coups de maillet, ils se mirent a
les croquer d'une maniere tres bruyante, en riant de les trouver si durs.
Ils etaient redevenus tout a fait gais a l'idee de descendre dormir, d'avoir
bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l'un l'autre par la
taille, ils s'en allerent jusqu'a l'ecoutille, en se dandinant sur un air de
vieille chanson.
Avant de disparaitre par ce trou, ils s'arreterent a jouer avec un certain
Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait d'enormes
pattes encore gauches et enfantines. Ils l'agacaient de la main; l'autre
les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors
Yann, avec un froncement de colere dans ses yeux changeants, le repoussa
d'un coup trop fort qui le fit s'aplatir et hurler.
Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature etait restee un peu sauvage,
et quand son etre physique etait seul en jeu, une caresse douce etait souvent
chez lui tres pres d'une violence brutale.
II
Leur navire s'appelait la _Marie_, capitaine Guermeur. Il allait
chaque annee faire la grande peche dangereuse dans ces regions froides ou les etes
n'ont plus de nuits.
Il etait tres ancien, comme la Vierge de faience sa patronne. Ses flancs
epais, a vertebres de chene, etaient erailles, rugueux, impregnes
d'humidite et de saumure; mais sains encore et robustes, exhalant les
senteurs vivifiantes du goudron. Au repos il avait un air lourd, avec
sa membrure massive, mais quand les grandes brises d'ouest soufflaient,
il retrouvait sa vigueur legere, comme les mouettes que le vent reveille.
Alors il avait sa facon a lui de _s'elever a la lame_ et de rebondir, plus
lestement que bien des jeunes, tailles avec les finesses modernes.
Quant a eux, les six hommes et le mousse, ils etaient des _Islandais_ (une
race vaillante de marins qui est repandue surtout au pays de Paimpol et
de Treguier, et qui s'est vouee de pere en fils a cette peche-la).
Ils n'avaient presque jamais vu l'ete de France.
A la fin de chaque hiver, ils recevaient avec les autres pecheurs, dans
le port de Paimpol, la benediction des departs. Pour ce jour de fete, un
reposoir, toujours le meme, etait construit sur le quai; il imitait une
grotte en rochers et, au milieu, parmi des trophees d'ancres, d'avirons
et de filets, tronait, douce et impassible, la Vierge, patronne des
marins, sortie pour eux de son eglise, regardant toujours, de generation en
generation, avec ses memes yeux sans vie, les heureux pour qui la saison
allait etre bonne, - et les autres, ceux qui ne devaient pas revenir.
Le saint-sacrement, suivi d'une procession lente de femmes et de meres,
de fiancees et de soeurs, faisait le tour du port, ou tous les navires
islandais, qui s'etaient pavoises, saluaient du pavillon au passage. Le
pretre, s'arretant devant chacun d'eux, disait les paroles et faisait les
gestes qui benissent.
Ensuite ils partaient tous, comme une flotte, laissant le pays presque
vide d'epoux, d'amants et de fils. En s'eloignant, les equipages chantaient
ensemble, a pleines voix vibrantes, les cantiques de Marie Etoile-de-la-Mer.
Et chaque annee, c'etait le meme ceremonial de depart, les memes adieux.
Apres, recommencait la vie du large, l'isolement a trois ou quatre compagnons
rudes, sur des planches mouvantes, au milieu des eaux froides de la mer
hyperboree.
Jusqu'ici, ont etait revenu; - la Vierge Etoile-de-la-Mer avait protege ce
navire qui portait son nom.
La fin d'aout etait l'epoque de ces retours. Mais la _Marie_ suivait l'usage
de beaucoup d'Islandais, qui est de toucher seulement a Paimpol, et puis
de descendre dans le golfe de Gascogne ou l'on vend bien sa peche, et dans
les iles de sable a marais salants ou l'on achete le sel pour la campagne
prochaine.
Dans ces ports du Midi, que le soleil chauffe encore, se repandent pour
quelques jours les equipages robustes, avides de plaisir, grises par ce
lambeau d'ete, par cet air plus tiede; - par la terre et par les femmes.
Et puis, avec les premieres brumes de l'automne, on rentre au foyer, a
Paimpol ou dans les chaumieres eparses du pays de Goelo, s'occuper pour un
temps de famille et d'amour, de mariages et de naissances. Presque
toujours on trouve la des petits nouveau-nes, concus l'hiver d'avant, et qui
attendent des parrains pour recevoir le sacrement du bapteme: - il faut
beaucoup d'enfants a ces races de pecheurs que l'Islande devore.
III
A Paimpol, un beau soir de cette annee-la, un dimanche de juin, il y avait
deux femmes tres occupees a ecrire une lettre.
Cela se passait devant une large fenetre qui etait ouverte et dont l'appui,
en granit ancien et massif, portait une rangee de pots de fleurs.
Penchees sur leur table, toutes deux semblaient jeunes; l'une avait une
coiffe extremement grande, a la mode d'autrefois; l'autre, une coiffe toute
petite, de la forme nouvelle qu'ont adoptee les Paimpolaises: - deux
amoureuses, eut-on dit, redigeant ensemble un message tendre pour quelque
bel _Islandais._
Celle qui dictait - la grande coiffe - releva la tete, cherchant ses idees.
Tiens! Elle etait vieille, tres vieille, malgre sa tournure jeunette, ainsi
vue de dos sous son petit chale brun. Mais tout a fait vieille: une bonne
grand'mere d'au moins soixante-dix ans. Encore jolie par exemple, et
encore fraiche, avec les pommettes bien roses, comme certains vieillards
ont le don de les conserver. Sa coiffe, tres basse sur le front et sur
le sommet de la tete, etait composee de deux ou trois larges cornets en
mousseline qui semblaient s'echapper les uns des autres et retombaient
sur la nuque. Sa figure venerable s'encadrait bien dans toute cette
blancheur et dans ces plis qui avaient un air religieux. Ses yeux, tres
doux, etaient pleins d'une bonne honnetete. Elle n'avait plus trace de
dents, plus rien, et, quand elle riait, on voyait a la place ses gencives
rondes qui avaient un petit air de jeunesse. Malgre son menton, qui etait
devenu "en pointe de sabot" (comme elle avait coutume de dire), son
profil n'etait pas trop gate par les annees; on devinait encore qu'il avait du etre
regulier et pur comme celui des saintes d'eglise.
Elle regardait par la fenetre, cherchant ce qu'elle pourrait bien
raconter de plus pour amuser son petit-fils.
Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout le pays Paimpol, une
autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi droles a dire
sur les uns ou les autres, ou meme sur rien du tout. Dans cette lettre,
il y avait deja trois ou quatre histoires impayables, - mais sans la
moindre malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'ame.
L'autre, voyant que les idees ne venaient plus, s'etait mise a ecrire
soigneusement l'adresse:
_A monsieur Moan, Sylvestre, a bord de la MARIE, capitaine Guermeur, -
dans la mer d'Islande par Reickawick._
Apres, elle aussi releva la tete pour demander:
--C'est-il fini, grand'mere Moan?
Elle etait bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de vingt
ans. Tres blonde, - couleur rare en ce coin de Bretagne ou la race est
brune; tres blonde, avec des yeux d'un gris de lin a cils presque noirs.
Ses sourcils, blonde autant que ses cheveux, etaient comme repeints au
milieu d'une ligne plus rousse, plus foncee, qui donnait une expression
de vigueur et de volonte. Son profil, un peu court, etait tres noble, le nez
prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue, comme dans
les visages grecs. Une fossette profonde, creusee sous la levre inferieure,
en accentuait delicieusement le rebord; - et de temps en temps, quand une
pensee la preoccupait beaucoup, elle la mordait, cette levre, avec ses dents
blanches d'en haut, ce qui faisait courir sous la peau fine des petites
trainees plus rouges. Dans toute sa personne svelte, il y avait quelque
chose de fier, de grave aussi un peu, qui lui venait des hardis marins
d'Islande ses ancetres. Elle avait une expression d'yeux a la fois obstinee
et douce.
Sa coiffe, etait en forme de coquille, descendait bas sur le front, s'y
appliquant presque comme un bandeau, puis se relevant beaucoup des deux
cotes, laissant voir d'epaisses nattes de cheveux roulees en colimacon au-dessus
des oreilles - coiffure conservee des temps tres anciens et qui donne
encore un air d'autrefois aux femmes paimpolaises.
On sentait qu'elle avait ete elevee autrement que cette pauvre vieille a qui elle
pretait le nom de grand'mere, mais qui, de fait, n'etait qu'une grand'tante
eloignee, ayant eu des malheurs.
Elle etait la fille de M. Mevel, un ancien Islandais, un peu forban,
enrichi par des entreprises audacieuses sur mer.
Cette belle chambre ou la lettre venait de s'ecrire etait la sienne: un lit
tout neuf a la mode des villes avec des rideaux en mousseline, une
dentelle au bord; et, sur les epaisses murailles, un papier de couleur
claire attenuant les irregularites du granit. Au plafond, une couche de
chaux blanche recouvrait des solives enormes qui revelaient l'anciennete du
logis; - c'etait une vraie maison de bourgeois aises, et les fenetres
donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol ou se tiennent les
marches et les pardons.
--C'est fini, grand'mere Yvonne? Vous n'avez plus rien a lui dire?
--Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie, le bonjour de ma part au
fils Gaos.
Le fils Gaos!... autrement dit Yann...
Elle etait devenue tres rouge, la belle jeune fille fiere, en ecrivant ce nom-la.
Des que ce fut ajoute au bas de la page d'une ecriture courue, elle se leva
en detournant la tete, comme pour regarder dehors quelque chose de tres
interessant sur la place.
Debout elle etait un peu grande; sa taille etait moulee comme celle d'une
elegante dans un corsage ajuste ne faisant pas de plis. Malgre sa coiffe, elle
avait un air de demoiselle. Meme ses mains, sans avoir cette excessive
petitesse etiolee qui est devenue une beaute par convention, etaient fines et
blanches, n'ayant jamais travaille a de grossiers ouvrages.
Il est vrai, elle avait bien commence par etre une petite Gaud courant
pieds nus dans l'eau, n'ayant plus de mere, allant presque a l'abandon
pendant ces saisons de peche que son pere passait en Islande; jolie, rose,
depeignee, volontaire, tetue, poussant vigoureuse au grand souffle apre de la
Manche. En ce temps-la, elle etait recueillie par cette pauvre grand'mere
Moan, qui lui donnait Sylvestre a garder pendant ses dures journees de
travail chez les gens de Paimpol.
Et elle avait une adoration de petite mere pour cet autre tout petit qui
lui etait confie, dont elle etait l'ainee d'a peine dix-huit mois; aussi brun
qu'elle etait blonde, aussi soumis et calin qu'elle etait vive et capricieuse.
Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en fille que la richesse
ni les villes n'avaient grisee: il lui revenait a l'esprit comme un reve
lointain de liberte sauvage, comme un ressouvenir d'une epoque vague et
mysterieuse ou les greves avaient plus d'espace, ou certainement les falaises
etaient plus gigantesques...
Vers cinq ou six ans, encore de tres bonne heure pour elle, l'argent etait
venu a son pere qui s'etait mis a acheter et a revendre des cargaisons de navire,
elle avait ete emmenee par lui a Saint-Brieuc, et plus tard a Paris. - Alors, de
petite Gaud, elle etait devenue une _mademoiselle Marguerite,_ grande,
serieuse, au regard grave. Toujours un peu livree a elle-meme dans un autre
genre d'abandon que celui de la greve bretonne, elle avait conserve sa
nature obstinee d'enfant. Ce qu'elle savait des choses de la vie avait ete revele
bien au hasard, sans discernement aucun; mais une dignite innee, excessive,
lui avait servi de sauvegarde. De temps en temps elle prenait des
allures de hardiesse, disant aux gens, bien en face, des choses trop
franches qui surprenaient, et son beau regard clair ne s'abaissait pas
toujours devant celui des jeunes hommes; mais il etait si honnete et si
indifferent que ceux-ci ne pouvaient guere s'y meprendre, ils voyaient bien
tout de suite qu'ils avaient affaire a une fille sage, fraiche de coeur
autant que de figure.
Dans ces grandes villes, son costume s'etait modifie beaucoup plus
qu'elle-meme. Bien qu'elle eut garde sa coiffe, que les Bretonnes quittent
difficilement, elle avait vite appris a s'habiller q'une autre facon. Et
sa taille autrefois libre de petite pecheuse, en se formant, en prenant
la plenitude de ses beaux contours germes au vent de la mer, s'etait amincie
par le bas dans de longs corsets de demoiselle.
Tous les ans, avec son pere, elle revenait en Bretagne, - l'ete seulement
comme les baigneuses, - retrouvant pour quelques jours ses souvenirs
d'autrefois et son nom de Gaud (qui en breton veut dire Marguerite); un
peu curieuse peut-etre de voir ces Islandais dont on parlait tant, qui
n'etaient jamais la, et dont chaque annee quelques-uns de plus manquaient a
l'appel; entendant partout causer de cette Islande qui lui apparaissait
comme un gouffre lointain - et ou etait a present celui qu'elle aimait...
Et puis un beau jour elle avait ete ramenee pour tout a fait au pays de ces
pecheurs, par un caprice de son pere, qui avait voulu finir la son existence
et habiter comme un bourgeois sur cette place de Paimpol.
La bonne vieille grand'mere, pauvre et proprette, s'en alla en
remerciant, des que la lettre fut relue et l'enveloppe fermee. Elle
demeurait assez loin, a l'entree du pays de Ploubazlanec, dans un hameau de
la cote, encore dans cette meme chaumiere ou elle etait nee, ou elle avait eu ses
fils et ses petits-fils.
En traversant la ville, elle repondait a beaucoup de monde qui lui disait
bonsoir: elle etait une des anciennes du pays, debris d'une famille
vaillante et estimee.
Par des miracles d'ordre et de soins, elle arrivait a paraitre a peu pres bien
mise, avec de pauvres robes raccommodees, qui ne tenaient plus. Toujours
ce petit chale brun de Paimpolaise, qui etait sa tenue d'habille et sur
lequel retombaient depuis une soixantaine d'annees les cornets de
mousseline de ses grandes coiffes: son propre chale de mariage, jadis
bleu, reteint pour les noces de son fils Pierre, et depuis ce temps la menage
pour les dimanches, encore bien presentable.
Elle avait continue de se tenir droite dans sa marche, pas du tout comme
les vieilles; et vraiment malgre ce menton un peu trop remonte, avec ces
yeux si bons et ce profil si fin, on ne pouvait s'empecher de la trouver
bien jolie.
Elle etait tres respectee, et cela ce voyait, rien que dans les bonsoirs que
les gens lui donnaient. En route elle passa devant chez son _galant_,
un vieux soupirant d'autrefois, menuisier de son etat; octogenaire, qui
maintenant se tenait toujours assis devant sa porte tandis que les
jeunes, ses fils, rabotaient aux etablis. - Jamais il ne s'etait console,
disait-on, de ce qu'elle n'avait voulu de lui ni en premieres ni en
secondes noces; mais avec l'age, cela avait tourne en une espece de rancune
comique, moitie maligne, et il l'interpellait toujours:
--Eh bien! la belle, quand ca donc qu'il faudra aller vous _prendre
mesure?..._
Elle remercia, disant que non, qu'elle n'etait pas encore decidee a se faire
faire ce costume-la. Le fait est que ce vieux, dans sa plaisanterie un
peu lourde, parlait de certain costume en planches de sapin par lequel
finissent tous les habillements terrestres...
--Allons, quand vous voudrez, alors; mais ne vous genez pas, la belle,
vous savez...
Il lui avait deja fait cette meme facetie plusieurs fois. Et aujourd'hui elle
avait peine a en rire: c'est qu'elle se sentait plus fatiguee, plus cassee
par sa vie de labeur incessant, - et elle songeait a son cher petit-fils,
son dernier, qui, a son retour d'Islande, allait partir pour le service.
- Cinq annees!... S'en aller en Chine peut-etre, a la guerre!...
Serait-elle bien la, quand il reviendrait? - Une angoisse la prenait a
cette pensee... Non, decidement, elle n'etait pas si gaie qu'elle en avait
l'air, cette pauvre vieille, et voici que sa figure se contractait
horriblement comme pour pleurer.
C'etait donc possible cela, c'etait donc vrai, qu'on allait bientot le lui
enlever, ce dernier petit-fils... Helas! Mourir peut-etre toute seule,
sans l'avoir revu... On avait bien fait quelques demarches (des
messieurs de la ville qu'elle connaissait) pour l'empecher de partir,
comme soutien d'une grand'mere presque indigente qui ne pourrait bientot
plus travailler. Cela n'avait pas reussi, - a cause de l'autre, Jean Moan
le deserteur, un frere aine de Sylvestre dont on ne parlait plus dans la
famille, mais qui existait tout de meme quelque part en Amerique, enlevant a
son cadet le benefice de l'exemption militaire. Et puis on avait objecte sa
petite pension de veuve de marin; on ne l'avait pas trouvee assez pauvre.
Quand elle fut rentree, elle dit longuement ses prieres, pour tous ses
defunts, fils et petits-fils: ensuite elle pria aussi, avec une confiance
ardente pour son petit Sylvestre, et essaya de s'endormir, songeant au
costume en planches, le coeur affreusement serre de se sentir si vieille
au moment de ce depart...
L'autre, la jeune fille, etait restee assise pres de sa fenetre, regardant sur
le granit des murs les reflets jaunes du couchant, et, dans le ciel,
les hirondelles noires qui tournoyaient. Paimpol etait toujours tres mort,
meme le dimanche, par ces longues soirees de mai; des jeunes filles, qui
n'avaient seulement personne pour leur faire un peu la cour, se
promenaient deux par deux, trois par trois, revant aux galants
d'Islande...
"... Le bonjour de ma part au fils Gaos..." Cela l'avait beaucoup
troublee d'ecrire cette phrase, et ce nom qui, a present, ne voulait plus la
quitter.
Elle passait souvent ses soirees a cette fenetre, comme un demoiselle. Son
pere n'aimait pas beaucoup qu'elle se promenat avec les autres filles de
son age et qui, autrefois, avaient ete de sa condition. Et puis, en sortant
du cafe, quand il faisait les cent pas en fumant sa pipe avec d'autres
anciens marins comme lui, il etait content d'apercevoir la-haut, a sa fenetre
encadree de granit, entre les pots de fleurs, sa fille installee dans cette
maison de riches.
Le fils Gaos!... Elle regardait malgre elle du cote de la mer, qu'on ne
voyait pas, mais qu'on sentait la tout pres, au bout de ces petites ruelles
par ou remontaient des bateliers. Et sa pensee s'en allait dans les
infinis de cette chose toujours attirante, qui fascine et qui devore; sa
pensee s'en allait la-bas, tres loin dans les mers polaires, ou naviguait la
_Marie, capitaine Guermeur._
Quel etrange garcon que ce fils Gaos!... fuyant, insaisissable maintenant,
apres s'etre avance d'une maniere a la fois si osee et si douce.
. . . . . . . . . . . . .
Ensuite, dans sa longue reverie, elle repassait les souvenirs de son
retour en Bretagne, qui etait de l'annee derniere.
Un matin de decembre, apres une nuit de voyage, le train venant de Paris
les avait deposes, son pere et elle, a Guingamp, au petit jour brumeux et
blanchatre, tres froid, frisant encore l'obscurite. Alors elle avait ete saisie
par une impression inconnue: cette vieille petite ville, qu'elle
n'avait jamais traversee qu'en ete, elle ne la reconnaissait plus; elle y
eprouvait comme le sensation de plonger tout a coup dans ce qu'on appelle, a
la campagne: _les temps,_ les temps lointains du passe. Ce silence, apres
Paris! Ce train de vie tranquille de gens d'un autre monde, allant
dans la brume a leurs toutes petites affaires! Ces vieilles maisons en
granit sombre, noires d'humidite et d'un reste de nuit; toutes ces choses
bretonnes - qui lui charmaient a present qu'elle aimait Yann - lui avaient
paru ce matin-la d'une tristesse bien desolee. Des menageres matineuses
ouvraient deja leurs portes, et, en passant, elle regardait dans ces
interieurs anciens, a grande cheminee, ou se tenaient assises, avec des poses
de quietude, des aieules en coiffe qui venaient de se lever. Des qu'il avait
fait un peu plus jour, elle etait entree dans l'eglise pour dire ses prieres.
Et comme elle lui avait semble immense et tenebreuse, cette nef magnifique, -
et differente des eglises parisiennes, avec ses piliers rudes uses a la base
par les siecles, sa senteur de caveau, de vetuste, de salpetre! Dans un recul
profond, derriere les colonnes, un cierge brulait, et une femme se tenait
agenouillee devant, sans doute pour faire un voeu; la lueur de cette
flammeche grele se perdait dans le vide incertain des voutes... Elle avait
retrouve la tout a coup, en elle-meme, la trace d'un sentiment bien oublie: cette
sorte de tristesse et d'effroi qu'elle eprouvait jadis, etant toute petite,
quand on la menait a la premiere messe des matins d'hiver, dans l'eglise de
Paimpol.
Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien sur, quoiqu'il y eut la
beaucoup de choses belles et amusantes. D'abord, elle s'y trouvait
presque a l'etroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer. Et
puis, elle s'y sentait une etrangere, une deplacee: les Parisiennes, c'etaient
ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure
artificielle, qui connaissaient une maniere a part de marcher, de se
tremousser dans des gaines baleinees: et elle etait trop intelligente pour
avoir jamais essaye de copier de plus pres ces choses. Avec ses coiffes,
commandees chaque annee a la faiseuse de Paimpol, elle se trouvait mal a l'aise
dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte que, si on se
retournait tant pour la voir, c'est qu'elle etait tres charmante a regarder.
Il y en avait, de ces Parisiennes, dont les allures avaient une
distinction qui l'attirait, mais elle les savait inaccessibles,
celles-la. Et les
autres, celles de plus bas, qui auraient consenti a lier connaissance,
elle les tenait dedaigneusement a l'ecart, ne les jugeant pas dignes. Elle
avait donc vecu sans amies, presque sans autre societe que celle de son pere,
souvent affaire, absent. Elle ne regrettait pas cette vie de depaysement
et de solitude.
Mais c'est egal, ce jour d'arrivee, elle avait ete surprise d'une facon penible par
l'aprete de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la pensee qu'il
faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture, s'enfouir
beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver a Paimpol, l'avait
inquietee comme une oppression.
Tout l'apres-midi de ce meme jour gris, ils avaient en effet voyage, son pere
et elle, dans une vieille petite diligence crevassee, ouverte a tous les
vents; passant a la nuit tombante dans des villages tristes, sous des
fantomes d'arbres suant la brume en gouttelettes fines. Bientot il avait
fallu allumer les lanternes, alors on n'avait plus rien vu - que deux
trainees d'une nuance bien verte de feu de Bengale qui semblaient courir de
chaque cote en avant des chevaux, et qui etaient les lueurs de ces deux
lanternes jetees sur les interminables haies du chemin. - Comment tout a
coup cette verdure si verte, en decembre?... D'abord etonnee, elle se pencha
pour mieux voir, puis il lui sembla reconnaitre et se rappeler: les
ajoncs, les eternels ajoncs marins des sentiers et des falaises, qui ne
jaunissent jamais dans le pays de Paimpol. En meme temps commencait a
souffler une brise plus tiede, qu'elle croyait reconnaitre aussi, et qui
sentait la mer.
Vers la fin de la route, elle avait ete tout a fait reveillee et amusee par cette
reflexion qui lui etait venue:
--Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois,
les beaux pecheurs d'Islande.
En decembre, ils devaient etre la, revenus tous, les freres, les fiances, les
amants, les cousins, dont ses amies, grandes et petites,
l'entretenaient tant, a chacun de ses voyages d'ete, pendant les promenades
du soir. Et cette idee l'avait tenue occupee, pendant que ses pieds se
glacaient dans l'immobilite de la carriole...
En effet, elle les avait vus... et maintenant son coeur lui avait ete pris
par l'un d'eux...
IV
La premiere fois qu'elle l'avait apercu, lui, ce Yann, c'etait le lendemain
de son arrivee, au _pardon des Islandais,_ qui est le 8 decembre, jour de
la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des pecheurs, - un peu apres la
procession, les rues sombres encore tendues de draps blancs sur
lesquels etaient piques du lierre et du houx, des feuillages et des fleurs
d'hiver.
A ce pardon, la joie etait lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste.
Joie sans gaite, qui etait faite surtout d'insouciance et de defi; de vigueur
physique et d'alcool; sur laquelle pesait, moins deguisee qu'ailleurs,
l'universelle menace de mourir.
Grand bruit dans Paimpol; sons de cloches et chants de pretres. Chansons
rudes et monotones dans les cabarets; vieux airs a bercer les matelots;
vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne sais d'ou, de la
profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le bras,
zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement
d'ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs apres les longues
continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches de
nonnain, aux belles poitrines serrees et fremissantes, aux beaux yeux
remplis des desirs de tout un ete.
Vieilles maisons de granit enfermant ce grouillement de monde; vieux
toits racontant leurs luttes de plusieurs siecles contre les vents
d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la
mer; racontant aussi les histoires chaudes qu'ils ont abritees, des
aventures anciennes d'audace et d'amour.
Et un sentiment religieux, une impression de passe, planant sur tout
cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protegent, de la
Vierge blanche et immaculee. A cote des cabarets, l'eglise au perron seme de
feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur
d'encens, avec ses cierges dans son obscurite, et ses ex-voto de marins
partout accroches a la sainte voute. A cote des filles amoureuses, les fiancees de
matelots disparus, les veuves de naufrages, sortant des chapelles des
morts, avec leurs longs chales de deuil et leurs petites coiffes lisses;
les yeux a terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie,
comme un avertissement noir. Et la tout pres, la mer toujours, la grande
nourrice et la grande devorante de ces generations vigoureuses, s'agitant
elle aussi, faisant son bruit, prenant sa part de la fete...
De toutes ces choses ensemble, Gaud recevait l'impression confuse.
Excitee et rieuse, avec le coeur serre dans le fond, elle sentait une espece
d'angoisse la prendre, a l'idee que ce pays maintenant etait redevenu le sien
pour toujours. Sur la place, ou il y avait des jeux et des
saltimbanques, elle se promenait avec ses amies qui lui nommaient, de
droite et de gauche, les jeunes hommes de Paimpol ou de Ploubazlanec.
Devant des chanteurs de complaintes, un groupe de ces "Islandais" etait
arrete, tournant le dos. Et d'abord, frappee par l'un d'eux qui avait une
taille de geant et des epaules presque trop larges, elle avait simplement
dit, meme avec une nuance de moquerie:
--En voila un qui est grand!
Il y avait a peu pres ceci de sous-entendu dans sa phrase:
--Pour celle qui l'epousera quel encombrement dans son menage, un mari de
cette carrure!
Lui c'etait retourne comme s'il eut entendue et, de la tete aux pieds, il
l'avait enveloppee d'un regard rapide qui semblait dire:
--Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol, et qui est si
elegante et que je n'ai jamais vue?
Et puis, ses yeux s'etaient abaisses vite, par politesse, et il avait de
nouveau paru tres occupe des chanteurs, ne laissant plus voir de sa tete que
les cheveux noirs, qui etaient assez longs et tres boucles derriere, sur le cou.
Ayant demande sans gene le nom d'une quantite d'autres, elle n'avait pas ose
pour celui-la. Ce beau profil a peine apercu; ce regard superbe et un peu
farouche; ces prunelles brunes legerement fauves, courant tres vite sur
l'opale bleuatre de ses yeux, tout cela l'avait impressionnee et intimidee
aussi.
Justement c'etait ce "fils Gaos" dont elle avait entendu parler chez les
Moan comme d'un grand ami de Sylvestre; le soir de ce meme pardon,
Sylvestre et lui, marchant bras dessus bras dessous, les avaient croises,
son pere et elle, et s'etaient arretes pour dire bonjour...
.. Ce petit Sylvestre, il etait tout de suite redevenu pour elle une
espece de frere. Comme des cousins qu'ils etaient, ils avaient continue de se
tutoyer; - il est vrai, elle avait hesite d'abord, devant ce grand garcon de
dix-sept ans ayant deja une barbe noire; mais, comme ses bons yeux d'enfant
si doux n'avaient guere change, elle l'avait bientot assez reconnu pour
s'imaginer ne l'avoir jamais perdu de vue. Quand il venait a Paimpol,
elle le retenait a diner le soir; c'etait sans consequence, et il mangeait de
tres bon appetit, etant un peu prive chez lui...
.. A vrai dire, ce Yann n'avait pas ete tres galant pour elle, pendant cette
premiere presentation, - au detour d'une petite rue grise toute jonchee de
rameaux verts. Il s'etait borne a lui oter son chapeau, d'un geste presque
timide bien tres noble; puis l'ayant parcourue de son meme regard rapide,
il avait detourne les yeux d'un autre cote, paraissant etre mecontent de cette
rencontre et avoir hate de passer son chemin. Une grande brise d'ouest
qui s'etait levee pendant la procession, avait seme par terre des rameaux de
buis et jete sur le ciel des tentures gris noir... Gaud, dans sa reverie
de souvenir, revoyait tres bien tout cela: cette tombee triste de la nuit
sur cette fin de pardon; ces draps blancs piques de fleurs qui se
tordaient au vent le long des murailles; ces groupes tapageurs
d'"Islandais", gens de vent et de tempete, qui entraient en chantant dans
les auberges, se garant contre la pluie prochaine; surtout ce grand
garcon, plante debout devant elle, detournant la tete, avec un air ennuye et
trouble de l'avoir rencontree... Quel changement profond s'etait fait en
elle depuis cette epoque!...
Et quelle difference entre le bruit de cette fin de fete et la tranquillite d'a
present! Comme se meme Paimpol etait silencieux et vide ce soir, pendant le
long crepuscule tiede de mai qui la retenait a sa fenetre, seule, songeuse et
enamouree!...
V
La seconde fois qu'ils s'etaient vus, c'etait a des noces. Ce fils Gaos
avait ete designe pour lui donner le bras. D'abord elle s'etait imagine en etre
contrariee: defiler dans la rue avec ce garcon, que tout le monde regardait a
cause de sa haute taille, et qui, du reste, ne saurait probablement
rien lui dire en route!... Et puis, il l'intimidait, celui-la, decidement,
avec son grand air sauvage.
A l'heure dite, tout le monde etant deja reuni pour le cortege, ce Yann n'avait
point paru. Le temps passait, il ne venait pas, et deja on parlait de ne
point l'attendre. Alors elle c'etait apercue que, pour lui seul, elle
avait fait toilette; avec n'importe quel autre de ces jeunes hommes, la
fete, le bal, seraient pour elle manques et sans plaisir...
A la fin il etait arrive, en belle tenue lui aussi, s'excusant sans
embarras aupres des parents de la mariee. Voila: de grands bancs de
poissons, qu'on n'attendait pas du tout, avaient ete signales d'Angleterre
comme devant passer le soir, un peu au large d'Aurigny; alors tout ce
qu'il y avait de bateaux dans Ploubazlanec avait appareille en hate. Un emoi
dans les villages, les femmes cherchant leurs maris dans les cabarets,
les poussant pour les faire courir; se demenant elles-memes pour hisser les
voiles, aider a la manoeuvre, enfin un vrai _branle-bas_ dans le pays...
Au milieu de tout ce monde qui l'entourait, il racontait avec une extreme
aisance; avec des gestes a lui, des roulements d'yeux, et un beau sourire
qui decouvrait ses dents brillantes. Pour exprimer mieux la precipitation
des appareillages, il jetait de temps en temps au milieu des phrases un
certain petit _hou!_ prolonge,tres drole, - qui est un cri de matelot donnant
une idee de vitesse et ressemblant au son flute du vent. Lui qui parlait
avait ete oblige de se chercher un remplacant bien vite et de le faire accepter
par le patron de la barque auquel il s'etait loue pour la saison d'hiver.
De la venait son retard, et, pour n'avoir pas voulu manquer les noces, il
allait perdre toute sa part de peche.
Ces motifs avaient ete parfaitement compris par les pecheurs qui l'ecoutaient
et personne n'avait songe a lui en vouloir; - on sait bien, n'est-ce pas,
que, dans la vie, tout est plus ou moins dependant des choses imprevues de
la mer, plus ou moins soumis aux changements du temps et aux migrations
mysterieuses des poissons. Les autres Islandais qui etaient la regrettaient
seulement de n'avoir pas ete avertis assez tot pour profiter, comme ceux de
Ploubazlanec, de cette fortune qui allait passer au large.
Trop tard a present, tant pis, il n'y avait plus qu'a offrir son bras aux
filles. Les violons commencaient dehors leur musique, et gaiment on s'etait
mis en route.
D'abord il ne lui avait dit que ces galanteries sans portees, comme on en
conte pendant les fetes de mariage aux jeunes filles que l'on connait peu.
Parmi ces couples de la noce, eux seuls etaient des etrangers l'un pour
l'autre; ailleurs dans le cortege, ce n'etait que cousins et cousines,
fiances et fiancees. Des amants, il y en avait bien quelques paires aussi;
car, dans ce pays de Paimpol, on va tres loin en amour, a l'epoque de la
rentree d'Islande. (Seulement on a le coeur honnete, et l'on s'epouse apres.)
Mais le soir, pendant qu'on dansait, la causerie etant revenu entre eux
deux sur ce grand passage de poissons, il lui avait dit brusquement, la
regardant dans les yeux en plein, cette chose inattendue:
Il n'y a que vous dans Paimpol, - et meme dans le monde, - pour m'avoir
fait manquer cet appareillage; non, sur que pour aucune autre, je ne me
serais derange de ma peche, mademoiselle Gaud...
Etonnee d'abord que ce pecheur osat lui parler ainsi, a elle qui etait venue a ce bal
un peu comme une reine, et puis charmee delicieusement, elle avait fini par
repondre:
--Je vous remercie, monsieur Yann; et moi-meme je prefere etre avec vous
qu'avec aucun autre.
C'avait ete tout. Mais, a partir de ce moment jusqu'a la fin des danses, ils
s'etaient mis a se parler d'une facon differente, a voix plus basse et plus
douce...
On dansait a la vielle, au violon, les memes couples presque toujours
ensemble. Quand lui venait la reprendre, apres avoir par convenance danse
avec quelque autre, ils echangeaient un sourire d'amis qui se retrouvent
et continuaient leur conversation d'avant qui etait tres intime. Naivement,
Yann racontait sa vie de pecheur, ses fatigues, ses salaires, les
difficultes d'autrefois chez ses parents, quand il avait fallu elever les
quatorze petits Gaos dont il etait le frere aine.
--A present ils etaient tires de la peine, surtout a cause d'une epave que leur
pere avait rencontree en Manche, et dont la vente leur avait rapporte dix
mille francs, part faite a l'Etat; cela avait permis de construire un
premier etage au-dessus de leur maison, - laquelle etait a la pointe du pays
de Ploubazlanec, tout au bout des terres, au hameau de Pors-Even,
dominant la Manche, avec une vue tres belle.
--C'etait dur, disait-il, ce metier d'Islande: partir comme ca des le mois de
fevrier, pour un tel pays, ou il fait si froid et si sombre, avec une mer
si mauvaise...
.. Toute leur conversation du bal, Gaud, qui se la rappelait comme
chose d'hier, la repassait lentement dans sa memoire, en regardant la
nuit de mai tomber sur Paimpol. S'il n'avait pas eu des idees de
mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces details d'existence,
qu'elle avait ecoutes un peu comme fiancee; il n'avait pourtant pas l'air
d'un garcon banal aimant a communiquer ses affaires a tout le monde...
-... Le metier est assez bon tout de meme, avait-il dit, et pour moi je
n'en changerais toujours pas. Des annees, c'est huit cents francs;
d'autres fois douze cents, que l'on me donne au retour et que je porte a
notre mere.
--Que vous portez a votre mere, monsieur Yann?
--Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c'est l'habitude
comme ca, mademoiselle Gaud. (Il disait cela comme une chose bien due et
toute naturelle.) Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n'ai presque
jamais d'argent. Le dimanche c'est notre mere qui m'en donne un peu
quand je viens a Paimpol. Pour tout c'est la meme chose. Ainsi cette annee
notre pere m'a fait faire ces habits neufs que je porte, sans quoi je
n'aurais jamais voulu venir aux noces; oh! non sur, je ne serais pas venu
vous donner le bras avec mes habits de l'an dernier...
Pour elle, accoutumee a voir des Parisiens, ils n'etaient peut-etre pas tres
elegants, ces habits neufs d'Yann, cette veste tres courte, ouverte sur un
gilet d'une forme un peu ancienne; mais le torse qui se moulait dessous
etait irreprochablement beau, et alors le danseur avait grand air tout de
meme.
En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque fois qu'il
avait dit quelque chose, pour voir ce qu'elle en pensait. Et comme son
regard restait bon et honnete, tandis qu'il racontait tout cela pour
qu'elle fut bien prevenue qu'il n'etait pas riche!
Elle aussi lui souriait, en le regardant toujours bien en face; repondant
tres peu de chose, mais ecoutant avec toute son ame, toujours plus etonnee et
attiree vers lui. Quel melange il etait, de rudesse sauvage et
d'enfantillage calin! Sa voix grave, qui avec d'autres etait brusque et
decidee, devenait, quand il lui parlait, de plus en plus fraiche et
caressante; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec une extreme
douceur, comme une musique voilee d'instruments a cordes.
Et quelle chose singuliere et inattendue, ce grand garcon avec ses allures
desinvoltes, sons aspect terrible, toujours traite chez lui en petit enfant
et trouvant cela naturel; ayant couru le monde, toutes les aventures,
tous les dangers, et conservant pour ses parents cette soumission
respectueuse, absolue.
Elle comparait avec d'autres, avec trois ou quatre freluquets de Paris,
commis, ecrivassiers ou je ne sais quoi, qui l'avaient poursuivie de
leurs adorations, pour son argent. Et celui-ci lui semblait etre ce
qu'elle avait connu de meilleur, en meme temps qu'il etait le plus beau.
Pour se mettre davantage a sa portee, elle avait raconte que, chez elle
aussi, on ne s'etait pas toujours trouve a l'aise comme a present; que son pere
avait commence par etre pecheur d'Islande, et gardait beaucoup d'estime pour
les Islandais; qu'elle-meme se rappelait avoir couru pieds nus, etant toute
petite, - sur la greve, - apres la mort de sa pauvre mere...
..Oh! cette nuit de bal, la nuit delicieuse, decisive et unique dans sa
vie, - elle etait deja presque lointaine, puisqu'elle datait de decembre et
qu'on etait en mai. Tous les beaux danseurs d'alors pechaient a present la-bas,
epars sur la mer d'Islande - y voyant clair, au pale soleil, dans leur
solitude immense, tandis que l'obscurite se faisait tranquillement sur la
terre bretonne.
Gaud restait a sa fenetre. La place de Paimpol, presque fermee de tous cotes par
des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit; on
n'entendait guere de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide
encore lumineux du ciel semblait se creuser, s'elever, se separer davantage
des choses terrestres, - qui maintenant, a cette heure crepusculaire, se
tenaient toutes en une seule decoupure noire de pignons et de vieux
toits. De temps en temps une porte se fermait, ou une fenetre; quelque
ancien marin, a la demarche roulante, sortait d'un cabaret, s'en allait par
les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardees rentraient de
la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. Une, qui connaissait
Gaud, en lui disant bonsoir, leva bien haut vers elle au bout de son
bras une gerbe d'aubepine comme pour la lui faire sentir; on voyait
encore un peu dans l'obscurite transparente ces legeres touffes de fleurettes
blanches. Il y avait du reste une autre odeur douce qui etait montee des
jardins et des cours, celle des chevrefeuilles fleuris sur le granit des
murs, - et aussi une vague senteur de goemon, venue du port. Les dernieres
chauves-souris glissaient dans l'air, d'un vol silencieux, comme les
betes des reves.
Gaud avait passe bien de soirees a cette fenetre, regardant cette place
melancolique, songeant aux Islandais qui etaient partis, et toujours a ce meme
bal...
.. Il faisait tres chaud sur la fin de ces noces, et beaucoup de tetes de
valseurs commencaient a tourner. Elle se rappelait, lui, dansant avec
d'autres, des filles ou des femmes dont il avait du etre plus ou moins
l'amant; elle se rappelait sa condescendance dedaigneuse pour repondre a
leurs appels... Comme il etait different avec celles-la!...
Il etait un charmant danseur, droit comme un chene de futaie, et tournant
avec une grace a la fois legere et noble, la tete rejetee en arriere. Ses cheveux
bruns, qui etaient en boucles, retombaient un peur sur son front et
remuaient au vent des danses; Gaud, qui etait assez grande, en sentait le
frolement sur sa coiffe, quand il se penchait vers elle pour mieux la
tenir pendant les valses rapides.
De temps en temps, il lui montrait d'un signe sa petite soeur Marie et
Sylvestre, les deux fiances, qui dansaient ensemble. Il riait, d'un air
tres bon, en les voyant tous deux si jeunes, si reserves l'un pres de l'autre,
se faisant des reverences, prenant des figures timides pour se dire bien
bas des choses sans doute tres aimables. Il n'aurait pas permis qu'il en
fut autrement, bien sur; mais c'est egal, il s'amusait, lui, coureur et
entreprenant qu'il etait devenu, de les trouver si naifs; il echangeait alors
avec Gaud des sourires d'intelligence intime qui disaient: "Comme ils
sont gentils et droles a regarder, _nos_ deux petits freres!..."
On s'embrassait beaucoup a la fin de la nuit: baisers de cousins, baisers
de fiances, baisers d'amants, qui conservaient malgre tout un bon air franc
et honnete, la, a pleine bouche, et devant tout le monde. Lui ne l'avait
pas embrassee, bien entendu; on ne se permettait pas cela avec la fille
de M. Mevel; peut-etre seulement la serrait-il un peu plus contre sa
poitrine, pendant ces valses de la fin, et elle, confiante, ne resistait
pas, s'appuyait au contraire, s'etant donnee de toute son ame. Dans ce
vertige subit, profond, delicieux, qui l'entrainait tout entiere vers lui,
ses sens de vingt ans etaient bien pour quelque chose, mais c'etait son
coeur qui avait commence le mouvement.
--Avez-vous vu cette effrontee, comme elle le regarde? Disaient deux ou
trois belles filles, aux yeux chastement baisses sous des cils blonds ou
noirs, et qui avaient parmi les danseurs un amant pour le moins au bien
deux. En effet elle le regardait beaucoup, mais elle avait cette
excuse, c'est qu'il etait le premier, l'unique des jeunes hommes a qui elle
eut jamais fait attention dans sa vie.
En se quittant le matin, quand tout le monde etait parti a la debandade, au
petit jour glace, ils s'etaient dit adieu d'une facon a part, comme deux promis
qui vont se retrouver le lendemain. Et alors, pour rentrer, elle avait
traverse cette meme place avec son pere, nullement fatiguee, se sentant alerte
et joyeuse, ravie de respirer, aimant cette brume gelee du dehors et
cette aube triste, trouvant tout exquis et tout suave.
.. La nuit de mai etait tombee depuis longtemps; les fenetres s'etaient toutes
peu a peu fermees, avec de petits grincements de leurs ferrures. Gaud
restait toujours la, laissant la sienne ouverte. Les rares derniers
passants, qui distinguaient dans le noir la forme blanche de sa coiffe,
devaient dire: "Voila une fille, qui, pour sur, reve a son galant." Et c'etait
vrai, qu'elle y revait, - avec une envie de pleurer par exemple; ses
petites dents blanches mordaient ses levres, defaisaient constamment ce pli
qui soulignait en bas le contour de sa bouche fraiche. Et ses yeux
restaient fixes dans l'obscurite, ne regardant rien des choses reelles...
.. Mais, apres ce bal, pourquoi n'etait-il pas revenu? Quel changement en
lui? Rencontre par hasard, il avait l'air de la fuir, en detournant ses
yeux dont les mouvements etaient toujours si rapides.
Souvent elle en avait cause avec Sylvestre, qui ne comprenait pas non
plus:
--C'est pourtant bien avec celui-la que tu devrais te marier, Gaud,
disait-il, si ton pere le permettait, car tu n'en trouverais pas dans le
pays un autre qui le vaille. D'abord je te dirai qu'il est tres sage,
sans en avoir l'air; c'est fort rare quand il se grise. Il fait bien
un peu son tetu quelquefois, mais dans le fond il est tout a fait doux.
Non, tu ne peux pas savoir comme il est bon. Et un marin! a chaque
saison de peche les capitaines se disputent pour l'avoir...
La permission de son pere, elle etait bien sure de l'obtenir, car jamais elle
n'avait ete contrariee dans ses volontes. Cela lui etait donc bien egal qu'il ne fut
pas riche. D'abord, un marin comme ca, il suffirait d'un peu d'argent
d'avance pour lui faire suivre six mois les cours de cabotage, et il
deviendrait un capitaine a qui tous les armateurs voudraient confier des
navires.
Cela luit etait egal aussi qu'il fut un peu un geant; etre trop fort, ca peut
devenir un defaut chez une femme, mais pour un homme cela ne nuit pas du
tout a la beaute.
Par ailleurs elle s'etait informee, sans en avoir l'air, aupres des filles du
pays qui savaient toutes les histoires d'amour: on ne lui connaissait
point d'engagements; sans paraitre tenir a l'une plus qu'a l'autre, il allait
de droite et de gauche, a Lezardrieux aussi bien qu'a Paimpol, aupres des
belles qui avaient envie de lui.
Un soir de dimanche, tres tard, elle l'avait vu passer sous ses fenetres,
reconduisant et serrant de pres une certaine Jeannie Caroff, qui etait
jolie assurement, mais dont la reputation etait fort mauvaise. Cela, par
exemple, lui avait fait un mal cruel.
On lui avait assure aussi qu'il etait tres emporte; qu'etant gris, un soir, dans
un certain cafe de Paimpol ou les Islandais font leurs fetes, il avait lance
une grosse table en marbre au travers d'une porte qu'on ne voulait pas
lui ouvrir...
Tout cela, elle le lui pardonnait: on sait bien comment sont les
marins, quelquefois, quand ca les prend... Mais, s'il avait le coeur
bon, pourquoi etait-il venu la chercher, elle qui ne songeait a rien, pour
la quitter apres; quel besoin avait-il eu de la regarder toute une nuit,
avec ce beau sourire qui semblait si franc, et de prendre cette voix
douce pour lui faire des confidences comme a une fiancee ? A present elle
etait incapable de s'attacher a un autre et de changer. Dans ce meme pays,
autrefois, quand elle etait tout a fait une enfant, on avait coutume de lui
dire pour la gronder qu'elle etait une mauvaise petite, entetee dans ses idees
comme aucune autre; cela lui etait reste. Belle demoiselle a present, un peu
serieuse et hautaine d'allures, que personne n'avait faconnee, elle demeurait
dans le fond toute pareille.
Apres ce bal, l'hiver dernier s'etait passe dans cette attente de le revoir,
et il n'etait meme pas venu lui dire adieu avant le depart d'Islande.
Maintenant qu'il n'etait plus la, rien n'existait pour elle; le temps
ralenti semblait se trainer - jusqu'a ce retour d'automne pour lequel elle
avait forme ses projets d'en avoir le coeur net et d'en finir...
.. Onze heures a l'horloge de la mairie, - avec cette sonorite particuliere
que les cloches prennent pendant les nuits tranquilles des printemps.
A Paimpol, onze heures, c'est tres tard; alors Gaud ferma sa fenetre et
alluma sa lampe pour se coucher...
Chez ce Yann, peut-etre bien etait-ce seulement de la sauvagerie; ou, comme
lui aussi etait fier, etait-ce la peur d'etre refuse, la croyant trop riche?...
Elle avait deja voulu le lui demander elle-meme tout simplement; mais c'etait
Sylvestre qui avait trouve que ca ne pouvait pas se faire, que ce ne serait
pas tres bien pour une jeune fille de paraitre si hardie. Dans Paimpol, on
critiquait deja son air et sa toilette...
.. Elle enlevait ses vetements avec la lenteur distraite d'une fille qui
reve: d'abord sa coiffe de mousseline, puis sa robe elegante, ajustee a la mode
des villes, qu'elle jeta au hasard sur une chaise.
Ensuite son long corset de demoiselle, qui faisait causer les gens, par
sa tournure parisienne. Alors sa taille, une fois libre, devint plus
parfaite; n'etant plus comprimee, ni trop amincie par le bas, elle reprit
ses lignes naturelles, qui etaient pleines et douce comme celle des
statues en marbre; ses mouvements en changeaient les aspects, et
chacune de ses poses etait exquise a regarder.
La petite lampe, qui brulait seule a cette heure avancee, eclairait avec un peu
de mystere ses epaules et sa poitrine, sa forme admirable qu'aucun oeil
n'avait jamais regardee et qui allait sans doute etre perdue pour tous, se
dessecher sans etre jamais vue, puisque ce Yann ne la voulait pas pour
lui...
Elle se savait jolie de figure, mais elle etait bien inconsciente de la
beaute de son corps. Du reste, dans cette region de la Bretagne, chez les
filles des pecheurs islandais, c'est presque de race, cette beaute-la; on ne
la remarque plus guere, et meme les moins sages d'entre elles, au lieu d'en
faire parade, auraient une pudeur a la laisser voir. Non, ce sont les
raffines des villes qui attachent tant d'importance a ces choses pour les
mouler ou les peindre...
Elle se mit a defaire les especes de colimacons en cheveux qui etaient enroules
au-dessus de ses oreilles et les deux nattes tomberent sur son dos comme
deux serpents tres lourds. Elle les retroussa en couronne sur le haut de
sa tete, - ce qui etait commode pour dormir; - alors, avec son profil
droit, elle ressemblait a une vierge romaine.
Cependant ses bras restaient releves, et, en mordant toujours sa levre,
elle continuait de remuer dans ses doigts les tresses blondes, - comme
un enfant qui tourmente un jouet quelconque en pensant a autre chose;
apres, les laissant encore retomber, elle se mit tres vite a les defaire pour
s'amuser, pour les etendre; bientot elle en fut couverte jusqu'aux reins,
ayant l'air de quelque druidesse de foret.
Et puis, le sommeil etant venu tout de meme, malgre l'amour et malgre l'envie
de pleurer, elle se jeta brusquement dans son lit, en se cachant la
figure dans cette masse soyeuse de ses cheveux, qui etait deployee a present
comme un voile...
Dans sa chaumiere de Ploubazlanec, la grand'mere Moan, qui etait, elle, sur
l'autre versant plus noir de la vie, avait fini aussi par s'endormir,
du sommeil glace des vieillards, en songeant a son petit-fils et a la mort.
Et, a cette meme heure, a bord de la _Marie_, - sur la mer Boreale qui etait ce
soir-la tres remuante - Yann et Sylvestre, les deux desires, se chantaient des
chansons, tout en faisant gaiment leur peche a la lumiere sans fin du jour...
VI
. . . . . . . . . . . .
Environ un mois plus tard. - En juin.
Autour de l'Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots
appellent le _calme blanc;_ c'est-a-dire que rien ne bougeait dans l'air,
comme si toutes les brises etaient epuisees, finies.
Le ciel s'etait couvert d'un grand voile blanchatre, qui s'assombrissait
par le bas, vers l'horizon, passait au gris plombes, aux nuances ternes
de l'etain. Et la-dessous, les eaux inertes jetaient un eclat pale, qui
fatiguait les yeux et qui donnait froid.
Cette fois-la, c'etaient des moires, rien que des moires changeantes qui
jouaient sur la mer; des cernes tres legers, comme on en ferait en
soufflant contre un miroir. Toute l'etendue luisante semblait couverte
d'un reseau de dessins vagues qui s'enlacaient et se deformaient, tres vite
effaces, tres fugitifs.
Eternel soir ou eternel matin, il etait impossible de dire: un soleil qui
n'indiquait plus aucune heure, restait la toujours, pour presider a ce
resplendissement de choses mortes, il n'etait lui-meme qu'un autre cerne,
presque sans contours, agrandi jusqu'a l'immense par un halo trouble.
Yann et Sylvestre, en pechant a cote l'un de l'autre, chantaient: _Jean-Francois
de Nantes,_ la chanson qui ne finit plus, - s'amusant de sa monotonie
meme et se regardant du coin de l'oeil pour rire de l'espece de drolerie
enfantine avec laquelle ils reprenaient perpetuellement les couplets, en
tachant d'y mettre un entrain nouveau a chaque fois. Leurs joues etaient
roses sous la grande fraicheur salee; cet air qu'ils respiraient etait
vivifiant et vierge; ils en prenaient plein leur poitrine, a la source meme
de toute vigueur et de toute existence.
Et pourtant, autour d'eux, c'etaient des aspects de non vie, de monde
fini ou pas encore cree; la lumiere avait aucune chaleur; les choses se
tenaient immobiles et comme refroidies a jamais, sous le regard de cette
espece de grand oeil spectral qui etait le soleil.
La _Maire_ projetait sur l'etendue une ombre qui etait tres longue comme le
soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies refletant
les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombree qui ne
miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui de passait
sous l'eau: des poissons innombrables, des myriades et de myriades,
tous pareils, glissant doucement dans la meme direction, comme ayant un
but dans leur perpetuel voyage. C'etaient des morues qui executaient leurs
evolutions d'ensemble, toutes en long dans le meme sens, bien paralleles,
faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitees d'un
tremblement rapide, qui donnait un air de fluidite a cet amas de vies
silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se
retournaient en meme temps, montrant le brillant de leur ventre argente; et
puis le meme coup de queue, le meme retournement, se propageait dans le
banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames
de metal eussent jete, entre deux eaux, chacune un petit eclair.
Le soleil, deja tres bas, s'abaissait encore; donc s'etait le soir decidement. A
mesure qu'il descendait dans les zones couleur de plomb qui
avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus
net, plus reel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la
lune.
Il eclairait pourtant; mais on eut dit qu'il n'etait pas du tout loin dans
l'espace; il semblait qu'en allant, avec un navire, seulement jusqu'au
bout de l'horizon, on eut rencontre la ce gros ballon triste, flottant dans
l'air a quelques metres au-dessus des eaux.
La peche allait assez vite; en regardant dans l'eau reposee, on voyait tres
bien la chose se faire: les morues venir mordre, d'un mouvement
glouton; ensuite se secouer un peu, se sentant piquees, comme pour mieux
se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, a deux
mains, les pecheurs rentraient leur ligne, - rejetant la bete a qui devait
l'eventer et l'aplatir.
La flottille des Paimpolais etait eparse sur ce miroir tranquille, animant
ce desert. Ca et la, paraissaient les petites voiles lointaines, deployees pour la
forme puisque rien ne soufflait, et tres blanches, se decoupant en clair
sur les grisailles des horizons.
Ce jour-la, c'avait l'air d'un metier si calme, si facile, celui de pecheur
d'Islande; - un metier de demoiselle...
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Jean-Francois de Nantes;
Jean-Francois.
Jean-Francois!
Ils chantaient, les deux grands enfants. Et Yann s'occupait bien peu
d'etre si beau et d'avoir la mine si noble. D'ailleurs, enfant seulement
avec Sylvestre, ne chantant et ne jouant jamais qu'avec celui-la; renferme
au contraire avec les autres, et plutot fier et sombre; - tres doux
pourtant quand on avait besoin de lui; toujours bon et serviable quand
on ne l'irritait pas.
Eux chantaient cette chanson-la; les deux autres, a quelques pas plus loin,
chantaient autre chose, une autre melopee faite aussi de somnolence, de sante
et de vague melancolie.
On ne s'ennuyait pas et le temps passait.
En bas, dans la cabine, il y avait toujours du feu, couvant au fond du
fourneau de fer, et le couvercle de l'ecoutille etait maintenu ferme pour
procurer des illusions de nuit a ceux qui avaient besoin de sommeil. Il
leur fallait tres peu d'air pour dormir, et les gens moins robustes, eleves
dans les villes, en eussent desire davantage. Mais, quand la poitrine
profonde s'est gonflee tout le jour a meme l'atmosphere infinie, elle s'endort
elle aussi, apres, et ne remue presque plus; alors on peut se tapir dans
n'importe quel petit trou comme font les betes.
On se couchait apres le quart, par fantaisie, a des moments quelconques,
les heures n'important plus dans cette clarte continuelle. Et c'etaient
toujours de bons sommes, sans agitations, sans reves, qui reposaient de
tout.
Quand par hasard l'idee etait aux femmes, cela par exemple agitait les
dormeurs: en se disant que dans six semaines la peche allait finir, et
qu'ils en possederaient bientot des nouvelles, ou des anciennes deja aimees, ils
rouvraient tout grands leurs yeux.
Mais cela venait rarement; ou bien alors on y songeait plutot a la maniere
honnete: on se rappelait les epouses, les fiancees, les soeurs, les
parentes... Avec l'habitude de la continence, les sens aussi
s'endorment - pendant des periodes bien longues...
. . . . . . . . . . . . . . .
Jean-Francois de Nantes;
Jean-Francois.
Jean-Francois!
.. Ils regardaient a present, au fond de leur horizon gris, quelque chose
d'imperceptible. Une petite fumee, montant des eaux comme une queue
microscopique, d'un autre gris, un tout petit peu plus fonce que celui du
ciel. Avec leurs yeux exerces a sonder les profondeurs, ils l'avaient vite
apercue:
--Un vapeur, la-bas!
--J'ai idee, dit le capitaine en regardant bien, j'ai idee que c'est un
vapeur de l'Etat, - le croiseur qui vient faire sa ronde...
Cette vague fumee apportait aux pecheurs des nouvelles de France, et, entre
autres, certaine lettre de vieille grand'mere, ecrite par une main de belle
jeune fille.
Il se rapprocha lentement; bientot on vit sa coque noire, - c'etait bien le
croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l'ouest.
En meme temps, une legere brise qui s'etait levee, piquante a respirer, commencait a
marbrer par endroits la surface des eaux mortes; elle tracait sur le
luisant miroir des dessins d'un bleu vert, qui s'allongeaient en trainees,
s'etendaient comme des eventails, ou se ramifiaient en forme de madrepores;
cela se faisait tres vite avec un bruissement, c'etait comme un signe de
reveil presageant la fin de cette torpeur immense. Et le ciel, debarrasse de
son voile, devenait clair; les vapeurs, retombees sur l'horizon, s'y
tassaient en amoncellements d'ouates grises, formant comme des
murailles molles autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre
lesquelles les pecheurs etaient -celle d'en haut et celle d'en bas -
reprenaient leur transparence profonde, comme si on eut essuye les buees qui
les avaient ternies. Le temps changeait, mais d'une facon rapide qui
n'etait pas bonne.
Et, de differents points de la mer, de differents cotes de l'etendue, arrivaient
des navires pecheurs: tous ceux de France qui rodaient dans ces parages,
des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des Dunkerquois. Comme
des oiseaux qui rallient a un rappel, ils se rassemblaient a la suite de se
croiseur; il en sortait meme des coins vides de l'horizon, et leurs
petites ailes grisatres apparaissaient partout. Ils peuplaient tout a fait
le pale desert.
Plus de lente derive, ils avaient tendu leurs voiles a la fraiche brise
nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s'approcher.
L'Islande, assez lointaine, etait apparue aussi, avec un air de vouloir
s'approcher comme eux; elle montrait de plus en plus nettement ses
grandes montagnes de pierres nues, - qui n'ont jamais ete eclairee que par cote,
par en dessous et comme a regret. Elle se continuait meme par une autre
Islande de couleur semblable qui s'accentuait peu a peu; - mais qui etait
chimerique, celle-ci, et dont les montagnes plus gigantesques n'etaient
qu'une condensation de vapeurs. Et le soleil, toujours bas et trainant,
incapable de monter au-dessus des choses, se voyait a travers cette
illusion d'ile, tellement, qu'il paraissait pose devant et que c'etait pour
les yeux un aspect incomprehensible. Il n'avait plus de halo, et son
disque rond ayant repris des contours tres accuses, il semblait plutot
quelque pauvre planete jaune, mourante, qui se serait arretee la, indecise, au
milieu d'un chaos...
Le croiseur, qui avait stoppe, etait entoure maintenant de la pleiade des
Islandais. De tous ces navires se detachaient des barques, en coquille
de noix, lui amenant a bord des hommes rudes aux longues barbes, dans des
accoutrements assez sauvage.
Ils avaient tous quelque chose a demander, un peu comme les enfants, des
remedes pour des petites blessures, des reparations, des vivres, des
lettres.
D'autres venaient de la part de leurs capitaines se faire mettre aux
fers, pour quelque mutinerie a expier; ayant tous ete au service de l'Etat, ils
trouvaient la chose bien naturelle. Et quand le faux-pont etroit du
croiseur fut encombre par quatre ou cinq de ces grands garcons etendus la
boucle au pied, le vieux maitre qui les avait cadenasses leur dit:
"Couche-toi de travers, donc, mes fils, qu'on puisse passer," ce qu'ils
firent docilement, avec un sourire.
Il y avait beaucoup de lettres cette fois, pour ces Islandais. Entre
autres, deux pour la _Marie, capitaine Guermeur,_ l'une a _monsieur Gaos,
Yann,_ la seconde a _monsieur Moan, Sylvestre_ (celle-ci arrivee par le
Danemark a Reickavick, ou le croiseur l'ait prise).
Le vaguemestre, puisant dans son sac en toile a voile, leur faisait la
distribution, ayant quelque peine souvent a lire les adresses qui n'etaient
pas toutes mises par de mains tres habiles.
Et le commandant disait:
--Depechez-vous, depechez-vous, le barometre baisse.
Il s'ennuyait un peu de voir toutes ces petites coquilles de noix amenees a
la mer, et tant de pecheurs assembles dans cette region peu sure.
Yann et Sylvestre avaient l'habitude de lire leurs lettres ensemble.
Cette fois, ce fut au soleil de minuit, qui les eclairait du haut de
l'horizon toujours avec son meme aspect d'astre mort.
Assis tous deux a l'ecart, dans un coin du pont, les bras enlaces et se
tenant par les epaules, ils lisaient tres lentement, comme pour se mieux
penetrer des choses du pays qui leur etaient dites.
Dans la lettre d'Yann, Sylvestre trouva des nouvelles de Marie Gaos, sa
petite fiancee; dans celle de Sylvestre, Yann lut les histoires droles de
la vieille grand'mere Yvonne, qui n'avait pas sa pareille pour amuser les
absents; et puis le dernier alinea qui le concernait: "Le bonjour de ma
part au fils Gaos".
Et, les lettres finies de lire, Sylvestre timidement montrait la sienne a
son grand ami, pour essayer de lui faire apprecier la main qui l'avait
tracee:
--Regarde, c'est une tres belle ecriture, n'est-ce pas, Yann?
Mais Yann qui savait tres bien quelle etait cette main de jeune fille,
detourna la tete en secouant ses epaules, comme pour dire qu'on l'ennuyait a la
fin avec cette Gaud.
Alors Sylvestre replia soigneusement le pauvre petit papier dedaigne, le
remit dans son enveloppe et le serra dans son tricot contre sa
poitrine, se disant tout triste:
--Bien sur, ils ne se marieront jamais... Mais qu'est-ce qu'il peut
avoir comme ca contre elle?...
.. Minuit sonne a la cloche du croiseur. Et ils restaient toujours la,
assis, songeant au pays, aux absents, a mille choses, dans un reve...
A ce moment, l'eternel soleil, qui avait un peu trempe son bord dans les
eaux, recommenca a monter lentement.
Et ce fut le matin...
Deuxieme Partie
I
.. Il avait aussi change d'aspect et de couleur, le soleil d'Islande, et
il ouvrait cette nouvelle journee par un matin sinistre. Tout a fait
degage de son voile, il avait pris de grands rayons, qui traversaient le
ciel comme des jets, annoncant le mauvais temps prochain.
Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela devait finir. La
brise soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme eprouvant le besoin
de l'eparpiller, d'en debarrasser la mer; et ils commencaient a se disperser, a
fuir comme une armee en deroute, - rien que devant cette menace ecrite en
l'air, a laquelle on ne pouvait plus se tromper.
Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les
navires.
Les lames, encore petites, se mettaient a courir les unes apres les autres, a
se grouper; elles s'etaient marbrees d'abord d'une ecume blanche qui s'etalait
dessus en bavures; ensuite, avec un gresillement, il en sortait des fumees;
on eut dit que ca cuisait, que ca brulait; - et le bruit aigre de tout cela
augmentait de minute en minute.
On ne pensait plus a la peche, mais a la manoeuvre seulement. Les lignes
etaient depuis longtemps rentrees. Ils se hataient tous de s'en aller, - les
uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter d'arriver a temps;
d'autres, preferant depasser la pointe sud d'Islande, trouvant plus sur de
prendre le large et d'avoir devant eux de l'espace libre pour filer
vent arriere. Ils se voyaient encore un peu les uns les autres; ca et la,
dans les creux de lames, des voiles surgissaient, pauvres petites
choses mouillees, fatiguees, fuyantes, - mais tenant debout tout de meme,
comme ces jouets d'enfants en moelle de sureau que l'on couche en
soufflant dessus, et qui toujours se redressent.
La grande panne des nuages, qui s'etait condensee a l'horizon de l'ouest avec
un aspect d'ile, se defaisait maintenant par le haut, et les lambeaux
couraient dans le ciel. Elle semblait inepuisable, cette panne: le vent
l'etendait, l'allongeait, l'etirait, en faisait sortir indefiniment des
rideaux obscurs, qu'il deployait dans le clair ciel jaune, devenu d'une
lividite froide et profonde.
Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait toute chose.
Le croiseur etait parti vers les abris d'Islande; les pecheurs restaient
seuls sur cette mer remuee qui prenait un air mauvais et une teinte
affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros temps.
Entre eux les distances augmentaient; ils allaient se perdre de vue.
Les lames, frisees en volutes, continuaient de se courir apres, de se reunir,
de s'agripper les unes les autres pour devenir toujours plus hautes,
et, entre elles, les vides se creusaient.
En quelques heures, tout etait laboure, bouleverse dans cette region la veille
si calme, et, au lieu du silence d'avant on etait assourdi de bruit.
Changement a vue que toute cette agitation d'a present, inconsciente,
inutile, qui s'etait faite si vite. Dans quel but tout cela?... Quel
mystere de destruction aveugle!...
Les nuages achevaient de se deplier en l'air, venant toujours de l'ouest,
se superposant, empresses, rapides, obscurcissant tout. Quelques
dechirures jaunes restaient seules, par lesquels le soleil envoyait d'en
bas ses derniers rayons en gerbes. Et l'eau, verdatre maintenant, etait de
plus en plus zebree de baves blanches.
A midi, la _Marie_ avait tout a fait pris son allure de mauvais temps;
ses ecoutilles fermees et ses voiles reduites, elle bondissait souple et legere;
- au milieu du desarroi qui commencait, elle avait un air de jouer comme
font les gros marsouins que les tempetes amusent. N'ayant plus que
la misaine elle _fuyait devant le temps,_ suivant l'expression de
marine qui designe cette allure-la.
En haut, c'etait devenu entierement sombre, une voute fermee, ecrasante, - avec
quelques charbonnages plus noirs etendus dessus en taches informes, cela
semblait presque un dome immobile, et il fallait regarder bien pour
comprendre que c'etait au contraire en plein vertige de mouvement:
grandes nappes grises, se depechant de passer, et sans cesse remplacees par
d'autres qui venaient du fond de l'horizon, tentures de tenebres, se devidant
comme d'un rouleau sans fin...
Elle fuyait devant le temps, la _Marie,_ fuyait, toujours plus vite; et
le temps fuyait, aussi - devant je ne sais quoi de mysterieux et de
terrible. La brise, la mer, la _Marie,_ les nuages, tout etait pris d'un
meme affolement de fuite et de vitesse dans le meme sens. Ce qui detalait le
plus vite, c'etait le vent; puis les grosses levees de houle, plus lourdes,
plus lentes, courant apres lui; puis la _Marie_ entrainee dans ce mouvement
de tout. Les lames la poursuivaient, avec leurs cretes blemes qui se
roulaient dans une perpetuelle chute, et elle, - toujours rattrapee,
toujours depassee, - leur echappait tout de meme, au moyen d'un sillage habile
qu'elle se faisait derriere, d'un remous ou leur fureur se brisait.
Et dans cette allure de _fuite,_ ce qu'on eprouvait surtout, c'etait une
illusion de legerete; sans aucune peine ni effort, on se sentait bondir.
Quand la _Marie_ montait sur ces lames, c'etait sans secousse comme si le
vent l'eut enlevee; et sa redescente apres etait comme une glissade, faisant
eprouver ce tressaillement du ventre qu'on a dans les chutes simulees des
"chars russes" ou dans celles imaginaires des reves. Elle glissait comme a
reculons, la montagne fuyante se derobant sous elle pour continuer de
courir, et alors elle etait replongee dans un de ces grands creux qui
couraient aussi; sans se meurtrir, elle en touchait le fond horrible,
dans un eclaboussement d'eau qui ne la mouillait meme pas, mais qui fuyait
comme tout le reste; qui fuyait et s'evanouissait en avant comme de la
fumee, comme rien...
Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et apres chaque lame passee, on
regardait derriere soi arriver l'autre; l'autre encore plus grande, qui
se dressait toute verte par transparence; qui se depechait d'approcher,
avec les contournements furieux, des volutes pretes a se refermer, un air
de dire: "Attends que je t'attrape, et je t'engouffre..."
.. Mais non: elle vous soulevait seulement, comme d'un haussement
d'epaule on enleverait une plume; et, presque doucement, on la sentait
passer sous soi, avec son ecume bruissante, son fracas de cascade.
Et ainsi de suite, continuellement. Mais cela grossissait toujours.
Ces lames se succedaient, plus enormes, en longues chaines de montagnes dont
les vallees commencaient a faire peur. Et toute cette folie de mouvement
s'accelerait, sous en ciel de plus en plus sombre, au milieu d'un bruit
plus immense.
C'etait bien du tres gros temps, et il fallait veiller. Mais, tant qu'on a
devant soi de l'espace libre, de l'espace pour courir! Et puis,
justement la _Marie,_ cette annee-la, avait passe sa saison dans la partie la
plus occidentale des pecheries d'Islande; alors toute cette fuite dans
l'Est etait autant de bonne route faite pour le retour.
Yann et Sylvestre etaient a la barre, attaches par la ceinture. Ils
chantaient encore la chanson de _Jean-Francois de Nantes;_ grises de
mouvement et de vitesse ils chantaient a pleine voix, riant de ne plus
s'entendre au milieu de tout ce dechainement de bruits, s'amusant a tourner
la tete pour chanter contre le vent et perdre haleine.
--Eh ben! Les enfants, ca sent-il le renferme, la-haut? leur demandait
Guermeur, passant sa figure barbue par l'ecoutille entre-baillee, comme un
diable pret a sortir de sa boite.
Oh! non, ca ne sentait pas le renferme, pour sur.
Ils avaient pas peur, ayant la notion exacte de ce qui est _maniable,_
ayant confiance dans la solidite de leur bateau, dans la force de leurs
bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de faience qui, depuis
quarante annees de voyages en Islande, avait danse tant de fois cette
mauvaise danse-la toujours souriante entre ses bouquets de fausses
fleurs...
Jean-Francois de Nantes;
Jean-Francois.
Jean-Francois!
En general, on ne voyait pas loin autour de soi; a quelques centaines de
metres, tout paraissait finir en especes d'epouvantes vagues, en cretes blemes
qui se herissaient, fermant la vue. On se croyait toujours au milieu
d'une scene restreinte, bien que perpetuellement changeante; et,
d'ailleurs, les choses etaient noyees dans cette sorte de fumee d'eau, qui
fuyait en nuage, avec une extreme vitesse, sur toute la surface de la mer.
Mais, de temps a autre, une eclaircie se faisait vers le nord-ouest d'ou une
_saute de vent_ pouvait venir: alors une lueur frisante arrivait de
l'horizon; un reflet trainant, faisant paraitre plus sombre le dome de ce
ciel, se repandait sur les cretes blanches agitees. Et cette eclaircie etait
triste a regarder; ces lointains entrevus, ces echappees serraient le coeur
davantage en donnant trop bien a comprendre que c'etait le meme chaos
partout, la meme fureur - jusque derriere ces grands horizons vides et
infiniment au dela: l'epouvante n'avait pas de limites, et on etait seul au
milieu!
Une clameur geante sortait des choses comme un prelude d'apocalypse jetant
l'effroi des fins de monde. Et on y distinguait des milliers de voix:
d'en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes, qui semblaient
presque lointaines a force d'etre immenses: cela c'etait le vent, la grande ame
de ce desordre, la puissance invisible menant tout. Il faisait peur,
mais il y avait d'autres bruits, plus rapproches, plus materiels, plus
menacants de detruire, que rendait l'eau tourmentee, gresillant comme sur des
braises...
Toujours cela grossissait.
Et, malgre leur allure de fuite, la mer commencait a les couvrir, a les
_manger_ comme ils disaient: d'abord des embruns fouettant de l'arriere,
puis de l'eau a paquets, lancee avec une force a tout briser. Les lames se
faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes, et pourtant
elles etaient dechiquetees a mesure, on en voyait de grands lambeaux verdatres,
qui etaient de l'eau retombante que le vent jetait partout. Il en
tombait de lourdes masses sur le pont, avec un bruit claquant, et alors
la _Marie_ vibrait tout entiere comme de douleur. Maintenant on ne
distinguait plus rien, a cause de toute cette bave blanche, eparpillee; quand
les rafales gemissaient plus fort, on la voyait courir en tourbillons
plus epais - comme, en ete, la poussiere des routes. Une grosse pluie, qui etait
venue, passait aussi tout en biais, horizontale, et ces choses ensemble
sifflaient, cinglaient, blessaient comme des lanieres.
Ils restaient tous les deux a la barre, attaches et se tenant ferme, vetus de
leurs _cirages,_ qui etaient durs et luisants comme des peaux de requins;
ils les avaient bien serres au cou, par des ficelles goudronnees, bien serres
aux poignets et aux chevilles pour ne pas laisser d'eau passer,
et tout ruisselait sur eux, qui enflaient le dos quand cela tombait
plus dru, en s'arc-boutant bien pour ne pas etre renverses. La peau des
joues leur cuisait et ils avaient le respiration a toute minute coupee.
Apres chaque grande masse d'eau tombee, ils se regardaient - en souriant, a
cause de tout ce sel amasse dans leur barbe.
A la longue, pourtant, cela devenait une extreme fatigue, cette fureur,
qui ne s'apaisait pas, qui restait toujours a son meme paroxysme exaspere. Les
rages des hommes, celles des betes s'epuisent et tombent vite; - il faut
subir longtemps, longtemps celles des choses inertes qui sont sans
cause et sans but, mysterieuses comme la vie et comme la mort.
Jean-Francois de Nantes;
Jean-Francois.
Jean-Francois!
A travers leurs levres devenues blanches, le refrain de la vieille
chanson passait encore, mais comme une chose aphone, reprise de temps a
autre inconsciemment. L'exces de mouvement et de bruit les avait rendus
ivres, ils avaient beau etre jeunes, leurs sourires grimacaient sur leurs
dents entrechoquees par un tremblement de froid; leurs yeux, a demi fermes
sous les paupieres brulees qui battaient, restaient fixes dans une atonie
farouche. Rives a leur barre comme deux arcs-boutants de marbre, ils
faisaient, avec leurs mains crispees et bleuis, les efforts qu'il
fallait, presque sans penser, par simple habitude des muscles. Les
cheveux ruisselants, la bouche contractee, ils etaient devenus etranges, et
en eux repassait tout un fond de sauvagerie primitive.
Ils ne se voyaient plus! ils avaient conscience seulement d'etre encore la, a
cote l'un de l'autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois que se
dressait, derriere, la montagne d'eau nouvelle, surplombante, bruissante,
horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd, une de leurs
mains s'agitait pour un signe de croix involontaire. Ils ne songeaient
plus a rien, ni a Gaud, ni a aucune femme, ni a aucun mariage. Cela durait
depuis trop longtemps, ils n'avaient plus de pensees; leur ivresse de
bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tete. Ils
n'etaient plus que deux piliers de chair raidie qui maintenaient cette
barre; que deux betes vigoureuses cramponnees la par instinct pour ne pas
mourir.
II
. . . . . . . . . . . . .
..C'etait en Bretagne, apres la mi-septembre, par une journee deja fraiche. Gaud
cheminait toute seule sur la lande de Ploubazlanec, dans la direction
de Pors-Even.
Depuis pres d'un mois, les navires islandais etaient rentres, - moins deux
qui avaient disparu dans ce coup de vent de juin. Mais la _Marie_
ayant tenu bon, Yanne et tous ceux qu bord etaient au pays tranquillement.
Gaud se sentait tres troublees, a l'idee qu'elle se rendait chez ce Yann. Une
seule fois elle l'avait vu depuis le retour d'Islande; c'etait quand on
etait alle, tous ensemble, conduire le pauvre petit Sylvestre, a son depart
pour le service. (On l'avait accompagne jusqu'a la diligence, lui,
pleurant un peu, sa vieille grand'mere pleurant beaucoup, et il etait parti
pour rejoindre le quartier de Brest.) Yann, qui etait venu aussi pour
embrasser son petit ami, avait fait mine de detourner les yeux quand elle
l'avait regarde, et comme il avait beaucoup de monde autour de cette
voiture, - d'autres inscrits qui s'en allaient, des parents assembles
pour leur dire adieu - il n'y avait pas eu moyen de se parler.
Alors elle avait pris a la fin une grande resolution, et, un peu craintive,
s'en allait chez les Gaos.
Son pere avait eu jadis des interets communs avec celui d'Yann (de ces
affaires compliquees qui, entre pecheurs comme entre paysans, n'en
finissent plus) et lui redevait une centaine de francs pour la vente
d'une barque qui venait de se faire _a la part._
--Vous devriez, avait-elle dit, me laisser lui porter cet argent, mon
pere; d'abord je serais contente de voir Marie Gaos; puis je ne suis
jamais allee si loin en Ploubazlanec, et cela m'amuserait de faire cette
grande course.
Au fond elle avait une curiosite anxieuse de cette famille d'Yann, ou elle
entrerait peut-etre un jour, de cette maison, de ce village.
Dans une derniere causerie, Sylvestre, avant de partir, luit avait explique a
sa maniere la sauvagerie de son ami:
--Vois-tu, Gaud, c'est parce qu'il est comme cela; il ne veut se marier
avec personne, par idee a lui; il n'aime bien que la mer, et meme un jour,
par plaisanterie, il nous a dit lui avoir promis le mariage.
Elle lui pardonnerait donc ses manieres d'etre, et, retrouvant toujours
dans sa memoire son beau sourire franc de la nuit du bal, elle se
reprenait a esperer.
Si elle le rencontrait la, au logis, elle ne lui dirait rien, bien sur; son
intention n'etait point de se montrer si osee. Mais lui, la revoyant de
pres, parlerait peut-etre...
III
Elle marchait depuis une heure, alerte, agitee, respirant la brise saine
du large.
Il y avait de grands calvaires plantes aux carrefours des chemins.
De loin en loin, elle traversait de ces petits hameaux de marins qui
sont toute l'annee battus par le vent, et dont la couleur est celle des
rochers. Dans l'un, ou le sentier se retrecissait tout a coup entre des murs
sombres, entre de hauts toits en chaume pointus comme des huttes
celtiques, une enseigne de cabaret la fit sourire: "Au cidre chinois",
et on avait peint deux magots en robe verte et rose, avec des queues,
buvant du cidre. Sans doute une fantaisie de quelque ancien matelot
revenu de la-bas... En passant, elle regardait tout; les gens qui sont
tres preoccupes par le but de leur voyage s'amusent toujours plus que les
autres aux mille details de la route.
Le petit village etait loin derriere elle maintenant, et, a mesure qu'elle
s'avancait sur ce dernier promontoire de la terre bretonne, les arbres se
faisaient plus rares autour d'elle, la campagne plus triste.
Le terrain etait ondule, rocheux, et, de toutes les hauteurs, on voyait la
grande mer. Plus d'arbres du tout a present; rien que la lande rase, aux
ajoncs verts, et, ca et la, les divins crucifies decoupant sur le ciel leurs
grands bras en croix, donnant a tout ce pays l'air d'un immense lieu de
justice.
A un carrefour, garde par un de ces christs enormes, elle hesita entre deux
chemins qui fuyaient entres des talus d'epines.
Une petite fille qui arrivait se trouva a point pour la tirer d'embarras:
--Bonjour, mademoiselle Gaud!
C'etait une petite Gaos, une petite soeur d'Yann. Apres l'avoir embrassee,
elle lui demanda si ses parents etaient a la maison.
--Papa et maman, oui. Il n'y a que mon frere Yann, dit la petite sans
aucune malice, qui est alle a Loguivy; mais je pense qu'il ne sera pas tard
dehors.
Il n'etait pas la, lui! Encore se mauvais sort qui l'eloignait d'elle
partout et toujours. Remettre sa visite a une autre fois, elle y pensa
bien. Mais cette petite qui l'avait vue en route, qui pourrait
parler... Que penserait-on de cela a Pors-Even? Alors elle decida
poursuivre, en musant le plus possible, afin de lui donner le temps de
rentrer.
A mesure qu'elle approchait de ce village d'Yann, de cette pointe
perdue, les choses devenaient toujours plus rudes et plus desolees. Ce
grand air de mer qui faisait les hommes plus forts, faisait aussi les
plantes plus basses, courtes, trapues, aplaties sur le sol dur. Dans
le sentier, il y avait des goemons qui trainaient par terre, feuillages
_d'ailleurs,_ indiquant qu'un autre monde etait voisin. Ils se repandaient
dans l'air leur odeur saline.
Gaud rencontrait quelquefois des passants, gens de mer, qu'on voyait a
longue distance dans ce pays nu, se dessinant, comme agrandis, sur la
ligne haute et lointaine des eaux. Pilotes ou pecheurs, ils avaient
toujours l'air de guetter au loin, de veiller sur le large; en la
croisant, ils lui disaient bonjour. Des figures brunies, tres males et
decidees, sous un bonnet de marin.
L'heure ne passait pas, et vraiment elle ne savait que faire pour
allonger sa route; ces gens s'etonnaient de la voir marcher si lentement.
Ce Yann, que faisait-il a Loguivy? Il courtisait les filles peut-etre...
Ah! Si elle avait su comme il s'en souciait peu, des belles. De temps
en temps, si l'envie lui en prenait de quelqu'une, il n'avait en general qu'a
se presenter. Les _fillettes de Paimpol,_ comme dit la vieille chanson
islandaise, sont un peu folles de leur corps, et ne resistent guere a un garcon
aussi beau. Non, tout simplement, il etait alle faire une commande a certain
vannier de ce village, qui avait seul dans le pays la bonne maniere pour
tresser les _casiers_ a prendre les homards. Sa tete etait tres libre d'amour
en ce moment.
Elle arriva a une chapelle, qu'on apercevait de loin sur une hauteur.
C'etait une chapelle toute grise, tres petite et tres vieille; au milieu de
l'aridite d'alentour, un bouquet d'arbres, gris aussi et deja sans feuilles,
lui faisait des cheveux, des chevaux jetes tous du meme cote, comme par une
main qu'on y aurait passee.
Et cette main etait celle aussi qui fait sombrer les barques des pecheurs,
main eternelle des vents d'ouest qui couche, dans le sens des lames et de
la houle, les branches tordues des rivages. Ils avaient pousse de
travers et echeveles, les vieux arbres, courbant le dos sous l'effort
seculaire de cette main-la.
Gaud se trouvait presque au bout de sa course, puisque c'etait la
chapelle de Pors-Even; alors elle s'y arreta, pour gagner encore du temps.
Un petit mur croulant dessinait autour un enclos enfermant des croix.
Et tout etait de la meme couleur, la chapelle, les arbres et les tombes; le
lieu tout entier semblait uniformement hale, ronge par le vent de la mer; un meme
lichen grisatre, avec ses taches d'un jaune pale de soufre, couvrait les
pierres, les branches noueuses, et les saints en granit qui se tenaient
dans les niches du mur.
Sur une de ces croix de bois, un nom etait ecris en grosses lettres: _Gaos.
- Gaos, Joel, quatre-vingts ans._
Ah! Oui, le grand-pere; elle savait cela.
La mer n'en avait pas voulu, de ce vieux marin. Du reste, plusieurs
des parents d'Yann devaient dormir dans cet enclos, c'etait naturel, et
elle aurait du s'y attendre; pourtant ce nom lu sur cette tombe lui
faisait une impression penible.
Afin de perdre un moment de plus, elle entra dire une priere sous ce
porche antique, tout petit, use, badigeonne de chaux blanche. Mais la elle
s'arreta, avec un plus fort serrement de coeur. _Gaos!_ encore ce nom,
grave sur une des plaques funeraires comme on en met pour garder le
souvenir de ceux qui meurent au large.
Elle se mit a lire cette inscription:
En memoire de
GAOS, Jean-Louis
age de 24 ans, matelot a bord de la _Marguerite_,
disparu en Islande, le 3 aout 1877.
Qu'il repose en paix!
L'Islande, - toujours l'Islande! - Par tout, a cette entree de chapelle,
etaient clouees d'autre plaques de bois, avec des noms de marins morts.
C'etait le coin des naufrages de Pors-Even, et elle regretta d'y etre venue,
prise d'un pressentiment noir. A Paimpol, dans l'eglise, elle avait vu
des inscriptions pareilles; mais ici, dans ce village, il etait plus
petit, plus fruste, plus sauvage, le tombeau vide des pecheurs islandais.
Il y avait de chaque cote un banc de granit, pour les veuves, pour les
meres: et ce lieu bas, irregulier comme une grotte, etait garde par une bonne
vierge tres ancienne, repeinte en rose, avec de gros yeux mechants, qui
ressemblait a Cybele, deesse primitive de la terre.
Gaos! Encore!
En memoire de
GAOS, Francois
epoux de Anne-Marie LE GOASTER,
capitaine a bord du _Paimpolais_,
perdu en Islande du 1er au 3 avril 1877,
avec vingt-trois hommes composant son equipage.
Qu'ils reposent en paix!
Et, en bas, deux os de mort en croix sous un crane noir avec des yeux
verts, peinture naive et macabre, sentant encore la barbarie d'un autre age.
Gaos! partout ce nom!
Un autre Gaos s'appelait Yves, _enleve du bord de son navire et disparu
aux environs de Norden-Fiord, en Islande, a l'age de vingt-deux ans._ La
plaque semblait etre la depuis de longues annees; il devait etre bien oublie,
celui-la...
En lisant, il lui venait pour ce Yann des elans de tendresse douce, et un
peu desesperee aussi. Jamais, non, jamais il ne serait a elle! Comment le
disputer a la mer, quand tant d'autres Gaos y avaient sombre, des ancetres,
des freres, qui devaient avoir avec lui des ressemblances profondes.
Elle entra dans la chapelle, deja obscure, a peine eclairee par ses fenetres basses
aux parois epaisses. Et la, le coeur plein de larmes qui voulaient tomber,
elle s'agenouilla pour prier devant des saints et des saintes enormes,
entoures de fleurs grossieres, et qui touchaient la voute avec leur tete.
Dehors, le vent qui se levait commencait a gemir, comme rapportant au pays
breton la plainte des jeunes hommes morts.
Le soir approchait; il fallait pourtant bien se decider a faire sa visite
et s'acquitter de sa commission.
Elle reprit sa route et, apres s'etre informee dans le village, elle trouva
la maison des Gaos, qui etait adossee a une haute falaise; on y montait par
une douzaine de marches en granit. Tremblant un peu a l'idee que Yann
pouvait etre revenu, elle traversa le jardinet ou poussaient des
chrysanthemes et des veroniques.
En entrant, elle dit qu'elle apportait l'argent de cette barque vendue,
et on la fit asseoir tres poliment pour attendre le retour du pere, qui lui
signerait son recu. Parmi tout ce monde qui etait la, ses yeux chercherent
Yann, mais elle ne le vit point.
On etait fort occupe dans la maison. Sur une grande table bien blanche, on
taillait deja a la piece, dans du coton neuf, des costumes appeles _cirages,_
pour la prochaine saison d'Islande.
--C'est que, voyez-vous, mademoiselle Gaud, il leur en faut a chacun deux
rechanges complets pour la-bas.
On lui expliqua comment on s'y prenait apres pour les peindre et les
cirer, ces tenues de misere. Et, pendant qu'on lui detaillait la chose,
ses yeux parcouraient attentivement ce logis des Gaos.
Il etait amenage a la maniere traditionnelle des chaumieres bretonnes; une immense
cheminee occupait le fond, et des lits en armoire s'etageaient sur les cotes.
Mais cela n'avait pas l'obscurite ni la melancolie de ces gites des
laboureurs, qui sont toujours a demi enfouis au bord des chemins; c'etait
clair et propre, comme en general chez les gens de mer.
Plusieurs petits Gaos etaient la, garcons ou filles, tous freres d'Yann, - sans
compter deux grands qui naviguaient. Et, en plus, une bien petite
blonde, triste et proprette, qui ne ressemblait pas aux autres.
--Une que nous avons adoptee l'an dernier, expliqua la mere; nous en avions
deja beaucoup pourtant; mais, que voulez-vous, mademoiselle Gaud! son pere
etait de la _Maria-Dieu-l'aime,_ qui s'est perdue en Islande a la saison
derniere, comme vous savez, - alors, entre voisins, on s'est partage les
cinq enfants qui restaient et celle-ci nous est echue.
Entendant qu'on parlait d'elle, la petite adoptee baissait la tete et
souriait en se cachant contre le petit Laumec Gaos qui etait son prefere.
Il y avait un air d'aisance partout dans la maison, et la fraiche sante se
voyait epanouie sur toutes ces joues roses d'enfants.
On mettait beaucoup d'empressement a recevoir Gaud - comme une belle
demoiselle dont la visite etait un honneur pour la famille. Par un
escalier de bois blanc tout neuf, on la fit montrer dans la chambre
d'en haut qui etait la gloire du logis. Elle se rappelait bien
l'histoire de la construction de cet etage; c'etait a la suite d'une
trouvaille de bateau abandonne faite en Manche par le pere Gaos et son
cousin le pilote; la nuit du bat, Yann luit avait raconte cela.
Cette chambre de l'epave etait jolie et gaie dans sa blancheur toute neuve;
il y avait deux lits a la mode des villes, avec des rideaux en perse
rose; une grande table au milieu. Par la fenetre, on voyait tout
Paimpol, toute la rade, avec les _Islandais_ la-bas, au mouillage, - et
la passe par ou ils s'en vont.
Elle n'osait pas questionner, mais elle aurait bien voulu savoir ou
dormait Yann; evidemment, tout enfant, il avait du habiter en bas, dans
quelqu'un de ces antiques lits en armoire. Mais a present, c'etait peut-etre
ici, entre ces beaux rideaux roses. Elle aurait aime etre au courant des
details de sa vie, savoir surtout a quoi se passaient ses longues soirees
d'hiver...
.. Un pas un peu lourd dans l'escalier la fit tressaillir.
Non, ce n'etait pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgre ses
cheveux deja blancs, qui avait presque sa haute stature et qui etait droit
comme lui: le pere Gaos rentrant de la peche.
Apres l'avoir saluee et s'etre enquis des motifs de sa visite, il lui signa
son recu, ce qui fut un peu long, car sa main n'etait plus, disait-il, tres
assuree. Cependant il n'acceptait pas ces cent francs comme un payement
definitif, le desinteressant de cette vente de barque; non, mais comme un
acompte seulement; il en recauserait avec M. Mevel. Et Gaud, a qui
l'argent importait peu, fit un petit sourire imperceptible: allons,
bon, cette histoire n'etait pas encore finie, elle s'en etait bien doutee;
d'ailleurs, cela l'arrangeait d'avoir encore des affaires melees avec les
Gaos.
On s'excusait presque, dans la maison de l'absence d'Yann, comme si on
eut trouve plus honnete que toute la famille fut la assemblee pour la recevoir. Le
pere avait peut-etre meme devine, avec sa finesse de vieux matelot, que son
fils n'etait pas indifferent a cette belle heritiere; car il mettait un peu
d'insistance a toujours reparler de lui:
--C'est bien etonnant, disait-il, il n'est jamais si tard dehors. Il est
alle a Loguivy, mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre les
homards; comme vous savez, c'est notre grande peche de l'hiver.
Elle, distraite, prolongeait sa visite, ayant cependant conscience que
c'etait trop, et sentant un serrement de coeur lui venir a l'idee qu'elle ne
le verrait pas.
--Un homme sage comme lui, qu'est-ce qu'il peut bien faire? Au
cabaret, il n'y est pas, bien sur; nous n'avons pas cela a craindre avec
notre fils. -Je ne dis pas, une fois de temps en temps, le dimanche,
avec des camarades... Vous savez mademoiselle Gaud, les marins... Eh!
mon Dieu, quand on est jeune homme, n'est-ce pas, pourquoi s'en priver
tout a fait?... Mais la chose est bien rare avec lui, c'est un homme
sage, nous pouvons le dire.
Cependant la nuit venait; on avait replie les _cirages_ commences, suspendu
le travail. Les petits Gaos et la petite adoptee, assis sur des bancs,
se
serraient les un aux autres, attriste par l'heure grise du soir, et
regardaient Gaud, ayant l'air de se demander:
"A present, pourquoi ne s'en va-t-elle pas?"
Et, dans la cheminee, la flamme commencait a eclairer rouge, au milieu du
crepuscule qui tombait.
--Vous devriez rester manger la soupe avec nous, mademoiselle Gaud.
Oh! non, elle ne le pouvait pas; le sang lui monta tout a coup au visage a
la pensee d'etre restee si tard. Elle se leva et prit conge.
Le pere d'Yann s'etait leve lui aussi pour l'accompagner un bout de chemin,
jusqu'au dela de certain bas-fond isole ou de vieux arbres font un passage
noir.
Pendant qu'ils marchaient pres l'un de l'autre, elle se sentait prise
pour lui de respect et de tendresse; elle avait envie de lui parler
comme a un pere, dans des elans qui lui venaient; puis le mots s'arretaient
dans sa gorge, et elle ne disait rien.
Ils s'en allaient, au vent froid du soir qui avait l'odeur de la mer,
rencontrant ca et la, sur la rase lande, des chaumieres deja fermees, bien sombres,
sous leur toiture bossue, pauvres nids ou des pecheurs etaient blottis;
rencontrant les croix, les ajoncs et les pierres.
Comme c'etai loin, ce Pors-Even, et comme elle s'y etait attardee!
Quelquefois ils croisaient des gens qui revenaient de Paimpol ou de
Loguivy; en regardant approcher ces silhouettes d'hommes, elle pensait
chaque fois a lui, a Yann; mais c'etait aise de le reconnaitre a distance et vite
elle etait decue. Ses pieds s'embarrassaient dans de longues plantes brunes,
emmelees comme des chevelures, qui etaient les goemons trainant a terre.
A la croix de Plouezoc'h, elle salue le vieillard, le priant de
retourner. Les lumieres de Paimpol se voyaient deja, et il n'y avait plus
aucune raison d'avoir peur.
Allons, c'etait fini pour cette fois... Et qui sait a present quand elle
verrait Yann...
Pour retourner a Pors-Even, les pretextes ne lui auraient pas manque, mais
elle aurait eu trop mauvais air en recommencant cette visite. Il fallait
etre plus courageuse et plus fiere. Si seulement Sylvestre, son petit
confident, eut ete la encore, elle l'aurait charge peut-etre d'aller trouver Yann
de sa part, afin de le faire s'expliquer. Mais il etait parti et pour
combien d'annees?...
IV
- Me marier? Disait Yann a ses parents le soir, - me marier? Eh! donc,
mon Dieu, pour quoi faire? - Est-ce que je serai jamais si heureux
qu'ici avec vous; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et
la bonne soupe toute chaude chaque soir, quand je rentre de la mer...
Oh! je comprends bien, allez, qu'il s'agit de celle qui est venue a la
maison aujourd'hui. D'abord, une fille si riche, en vouloir a de pauvres
gens comme nous, ca n'est pas assez clair a mon gre. Et puis ni celle-la ni
une autre, on, c'est tout reflechi, je ne me marie pas, ca n'est pas mon idee.
Ils se regarderent en silence, les deux vieux Gaos, desappointes profondement;
car, apres en avoir cause ensemble, ils croyaient etre bien surs que cette
jeune fille ne refuserait pas leur beau Yann. Mais ils ne tenterent
point d'insister, sachant combien ce serait inutile. Sa mere surtout
baissa la tete et ne dit plus mot; elle respectait les volontes de ce fils,
de cet aine qui avait presque rang de chef de famille: bien qu'il fut
toujours tres doux et tres tendre avec elle, soumis plus qu'un enfant pour
les petites choses de la vie, il etait depuis longtemps son maitre absolu
pour les grandes, echappant a toute pression avec une independance
tranquillement farouche.
Il ne veillait jamais tard, ayant l'habitude, comme les autres pecheurs,
de se lever avant le jour. Et apres souper, des huit heures, ayant jete un
dernier coup d'oeil de satisfaction a ses casiers de Loguivy, a ses filets
neufs, il commenca de se deshabiller, l'esprit en apparence fort calme;
puis il monta se coucher, dans le lit a rideaux de perse rose qu'il
partageait avec Laumec son petit frere.
V
..Depuis quinze jours, Sylvestre, le petit confident de Gaud, etait au
cartier de Brest; - tres depayse, mais tres sage; portant cranement son col bleu
ouvert et son bonnet a pompon rouge; superbe en matelot, avec son allure
roulante et sa haute taille; dans le fond, regrettant toujours sa bonne
vieille grand'mere et reste l'enfant innocent d'autrefois.
Un seul soir il s'etait grise, avec des _pays,_ parce que c'est l'usage:
ils etaient rentres au quartier, toute une bande se donnant le bras, en
chantant a tue-tete.
Un dimanche aussi, il etait alle au theatre dans les galeries hautes. On
jouait un de ces grands drames ou les matelots, s'exasperant contre le
traitre, l'accueillent avec un _hou!_ qu'ils poussent tous ensemble et
qui fait un bruit profond comme le vent d'ouest. Il avait surtout trouve
qu'il y faisait tres chaud, qu'on y manquait d'air et de place; une
tentative pour enlever son paletot lui avait valu une reprimande de
l'officier de service. Et il s'etait endormi sur la fin.
En rentrant a la caserne, passe minuit, il avait rencontre des dames d'un age
assez mur, coiffees en cheveux, qui faisaient les cent pas sur leur
trottoir.
--Ecoute ici, joli garcon, disaient-elles avec des grosses voix rauques.
Il avait bien compris tout de suite ce qu'elles voulaient, n'etant point
si naif qu'on aurait pu le croire. Mais le souvenir, evoque tout a coup, de
sa vieille grand'mere et de Marie Gaos, l'avait fait passer devant elles
tres dedaigneux, les toisant du haut de sa beaute et de sa jeunesse avec un
sourire de moquerie enfantine. Elles avaient meme ete fort etonnees, les belles,
de la reserve de ce matelot:
--As-tu vu celui-la!... Prends garde, sauve-toi, mon fils; sauve-toi,
l'on va te manger.
Et le bruit de choses fort vilaines qu'elles lui criaient s'etait perdu
dans la rumeur vague qui emplissait les rues, par cette nuit de
dimanche.
Il se conduisait a Brest comme en Islande; comme au large, il restait
vierge. - Mais les autres ne se moquaient pas de lui, parce qu'il etait
tres fort, ce qui inspire le respect aux marins.
VI
Un jour on l'appela au bureau de sa compagnie; on avait a lui annoncer
qu'il etait designe pour la Chine, pour l'escadre de Formose!...
Il se doutait depuis longtemps que ca arriverait, ayant entendu dire a ceux
qui lisaient les journaux que, par la-bas, la guerre n'en finissait plus.
A cause de l'urgence du depart, on le prevenait en meme temps qu'on ne
pourrait pas lui donner la permission accordee d'ordinaire, pour les
adieux, a ceux qui vont en campagne: dans cinq jours, il faudrait faire
son sac et s'en aller. Il lui vint un trouble extreme: c'etait le charme
des grands voyages, de l'inconnu, de la guerre: aussi l'angoisse de
tout quitter, avec l'inquietude vague de ne plus revenir.
Mille choses tourbillonnaient dans sa tete. Un grand bruit se faisait
autour de lui, dans le salles du quartier, ou quantite d'autres venaient
d'etre designes aussi pour cette escadre de Chine.
Et vite il ecrivit a sa pauvre vieille grand'mere, vite au crayon, assis par
terre, isole dans une reverie agitee, au milieu du va-et-vient et de la
clameur de tous ces jeunes hommes qui, comme lui, allaient partir.
VII
Elle est un peu ancienne, son amoureuse! Disaient les autres, deux
jours apres, en riant derriere lui; c'est egal, ils ont l'air de bien
s'entendre tout de meme.
Ils s'amusaient de le voir, pour la premiere fois, se promener dans les
rues de Recouvrance avec une femme au bras, comme tout le monde, se
penchant vers elle d'un air tendre, lui disant des choses qui avaient
l'air tout a fait douces.
Une petite personne a la tournure assez alerte, vue de dos; - des jupes
un peu courtes, par exemple, pour la mode du jour; un petit chale brun,
et une grande coiffe de Paimpolaise.
Elle aussi, suspendue a son bras, se retournait vers lui pour le regarder
avec tendresse.
--Elle est un peu ancienne, l'amoureuse!
Ils disaient cela, les autres, sans grande malice, voyant bien que
c'etait une bonne vieille grand'mere, venue de la campagne.
..Venue en hate, prise d'une epouvante affreuse, a la nouvelle du depart de
son petit-fils: - car cette guerre de Chine avait deja coute beaucoup de marins
au pays de Paimpol.
Ayant reuni toutes ses pauvres petites economies, arrange dans un carton sa
belle robe des dimanches et une coiffe de rechange, elle etait partie
pour l'embrasser au moins encore une fois.
Tout droit elle avait ete le demander a la caserne et d'abord l'adjudant de
sa compagnie avait refuse de le laisser sortir.
--Si vous voulez reclamer, allez, ma bonne dame, allez vous adresser au
capitaine, le voila qui passe.
Et carrement, elle y etait allee. Celui-ci s'etait laisse toucher.
--Envoyez Moan _se changer,_ avait-il dit.
Et Moan, quatre a quatre, etait monte se mettre en toilette de ville, -
tandis que la bonne vieille, pour l'amuser, comme toujours, faisait par
derriere a cet adjudant une fine grimace impayable, avec une reverence.
Ensuite, quand il reparut, le petit-fils bien decollete dans sa tenue de
sortie, elle avait ete emerveillee de le trouver si beau: sa barbe noire, qu'un
coiffeur lui avait taillee, etait en pointe a la mode des marins cette annee-la,
les liettes de sa chemise ouverte etaient frisee menu, et son bonnet avait
de longs rubans qui flottaient termines par des encres d'or.
Un instant elle s'etait imagine voir son fils Pierre qui, vingt ans
auparavant, avait ete lui aussi gabier de la flotte, et le souvenir de ce
long passe deja enfui derriere elle, de tous ces morts, avait jete furtivement
sur l'heure presente une ombre triste.
Tristesse vite effacee. Ils etaient sortis bras dessus bras dessous, dans
la joie d'etre ensemble; - et c'est alors que, la prenant pour son
amoureuse, on l'avait jugee "un peu ancienne".
Elle l'avait emmene diner, en partie fine, dans une auberge tenue par des
Paimpolais, qu'on lui avait recommandee comme n'etant pas trop chere.
Ensuite, se donnant le bras toujours, ils etaient alles dans Brest,
regarder les etalages des boutiques. Et rien n'etait si amusant que tout
ce qu'elle trouvait a dire pour faire rire son petit-fils, - en breton de
Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre.
VIII
Elle etait restee trois jours avec lui, trois jours de fete sur lesquels
pesait un _apres_ bien sombre, autant dire trois jours de grace.
Et enfin il avait bien fallu repartir, s'en retourner a Ploubazlanec.
C'est que d'abord elle etait au bout de son pauvre argent. Et puis
Sylvestre embarquait le surlendemain, et les matelots sont toujours
consignes inexorablement dans les quartiers, la veille des grands departs
(un usage qui semble a premiere vue un peu barbare, mais qui est une
precaution necessaire contre les _bordees_ qu'ils ont tendance a courir au
moment de se mettre en campagne).
Oh! ce dernier jour!... Elle avait eu beau faire, beau chercher dans
sa tete pour dire encore des choses droles a son petit-fils, elle n'avait
rien trouve, non, mais c'etaient des larmes qui avaient envie de venir, les
sanglots qui, a chaque instant, lui montaient a la gorge. Suspendue a son
bras, elle lui faisait mille recommandations qui, a lui aussi, donnaient
l'envie de pleurer. Et ils avaient fini par entrer dans une eglise pour
dire ensemble leurs prieres.
C'est par le train du soir qu'elle s'en etait allee. Pour economiser, ils
s'etaient rendus a pied a la gare; lui, portant son carton de voyage et la
soutenant de son bras fort sur lequel elle s'appuyait de tout son
poids. Elle etait fatiguee, fatiguee, la pauvre vieille; elle n'en pouvait
plus, de s'etre tant surmenee pendant trois ou quatre jours. Le dos tout
courbe sous son chale brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle
n'avait plus rien de jeunet dans la tournure et sentait bien toute
l'accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. A l'idee que c'etait
fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son coeur se
dechirait d'une maniere affreuse. Et c'etait en Chine qu'il s'en allait,
la-bas, a la tuerie! Elle l'avait encore la, avec elle: elle le tenait
encore de ses deux pauvres mains... et cependant il partirait; ni toute
sa volonte, ni toutes ses larmes ni tout son desespoir de grand'mere ne
pourraient rien pour le garder!...
Embarrassee de son billet, de son panier de provisions, de ses mitaines,
agitee, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernieres
auxquelles il repondait tout bas par de petits _oui_ bien soumis, la tete
penchee tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son
air de petit enfant.
--Allons, la vieille, il faut vous decider si vous voulez partir!
La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui
enleva des mains son carton; - puis laissa tomber la chose a terre, pour
se pendre a son cou dans un embrassement supreme.
On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus
envie de sourire a personne. Poussee par les employes, epuisee, perdue, elle se
jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement
la
portiere sur les talons, tandis que, lui, prenait sa course legere de
matelot, decrivait une courbe d'oiseau qui s'envole, afin de faire le
tour et d'arriver a la barriere, dehors, a temps pour la voir passer.
Un grand coup de sifflet, l'ebranlement bruyant des roues, - la grand'mere
passa. - Lui, contre cette barriere, agitait avec une grace juvenile son
bonnet a rubans flottants, et elle, penchee a la fenetre de son wagon de
troisieme, faisant signe avec son mouchoir pour etre mieux reconnue. Si
longtemps qu'elle put, si longtemps qu'elle distingua cette forme
bleu-noir qui etait encore son petit-fils, elle le suivait des yeux, lui
jetant de toute son ame cet "au revoir" toujours incertain que l'on dit
aux marins quand ils s'en vont.
Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre; jusqu'a la
derniere minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s'efface la-bas pour
jamais...
Lui, s'en retournant lentement, tete baissee, avec de grosses larmes
descendant sur ses joues. La nuit d'automne etait venue, le gaz allume
partout, la fete des matelots commencee. Sans prendre garde a rien, il
traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.
--"Ecoute ici, joli garcon," disaient deja des vois enrouees de ces dames qui
avaient commence leurs cent pas sur les trottoirs.
Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant a peine
jusqu'au matin.
IX
. . . . . . . . . . . . .
..Il avait pris le large, emporte tres vite sur des mers inconnues,
beaucoup plus bleues que celle de l'Islande.
Le navire qui le conduisait en extreme Asie avait ordre de se hater, de
bruler les relaches.
Deja il avait conscience d'etre bien loin, a cause de cette vitesse qui etait
incessante, egale, qui allait toujours, presque sans souci du vent ni de
la mer. Etant gabier, il vivait dans sa mature, perche comme un oiseau,
evitant ces soldats entasses sur le pont, cette cohue d'en bas.
On s'etait arrete deux fois sur la cote de Tunis, pour prendre encore des
zouaves et des mulets; de tres loin il avait apercu des villes blanches sur
des sables ou des montagnes. Il etait meme descendu du sa hune pour
regarder curieusement des hommes tres bruns, drapes de voiles blancs, qui
etaient venus dans des barques pour vendre des fruits: les autres lui
avaient dit que c'etaient ca, les Bedouins.
Cette chaleur et ce soleil, qui persistaient toujours, malgre la saison
d'automne, lui donnaient l'impression d'un depaysement extreme.
Un jour, on etait arrive a une ville appelee Port-Said. Tous les pavillons
d'Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un
air de Babel en fete, et des sables miroitants l'entouraient comme une
mer. On avait mouille la a toucher les quais, presque au milieu des longues
rues a maisons de bois. Jamais, depuis le depart, il n'avait vu si clair
et de si
pres le monde du dehors, et cela l'avait distrait, cette agitation, cette
profusion de bateaux.
Avec un bruit continuel de sifflets et de sirenes a vapeur, tous ces
navires s'engouffraient dans une sorte de long canal, etroit comme un
fosse, qui fuyait en ligne argentee dans l'infini de ces sables. Du haut
de sa hune, il les voyait s'en aller comme en procession pour se perdre
dans les plaines.
Sur ces quais circulaient toute espece de costumes; des hommes en robe de
toutes les couleurs, affaires, criant, dans le grand coup de feu du
transit. Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, etaient
venus se meler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des
choses bruyantes, comme pour endormir les regrets dechirants de tous les
exiles qui passaient.
Le lendemain, des le soleil leve, ils etaient entres eux aussi dans l'etroit
ruban d'eau entre les sables, suivis d'une queue de bateaux de tous les
pays. Cela avait dure deux jours, cette promenade a la file dans le desert;
puis une autre mer s'etait ouverte devant eux, et ils avaient repris le
large.
On marchait a toute vitesse toujours; cette mer plus chaude avait a sa
surface des marbrures rouges et quelquefois l'ecume battue du sillage
avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa
hune, se chantant tout bas a lui-meme _Jean Francois de Nantes,_ pour se
rappeler son frere Yann, l'Islande, le bon temps passe.
Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait
apparaitre quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient
le navire connaissaient sans doute, malgre l'eloignement et le vague, ces
caps avances des continents qui sont comme des points de repere eternels sur
les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue
emporte comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les
mesures sur l'etendue qui ne finit pas.
Lui, n'avait que la notion d'un eloignement effroyable qui augmentait
toujours; mais il en avait la notion tres nette, en regardant de haut ce
sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derriere; en comptant depuis
combien durait cette vitesse qui ne se ralentissait ni jour ni nuit.
En bas, sur le pont, la foule, les hommes entasses a l'ombre des tentes,
haletaient avec accablement. L'eau, l'air, la lumiere avaient pris une
splendeur morne, ecrasante; et la fete eternelle de ces choses etait comme une
ironie pour les etres, pour les existences organisees qui sont ephemeres:
.. Une fois, dans sa hune, il fut tres amuse par des nuees de petits
oiseaux, d'espece inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des
tourbillons de poussiere noire. Ils se laissaient prendre et caresser,
n'en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs epaules.
Mais bientot, les plus fatigues commencerent a mourir.
.. Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces
tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge.
Ils etaient venus de par dela les grands deserts, pousses par un vent de tempete.
Par peur de tomber dans cet infini bleu qui etait partout, ils s'etaient
abattus, d'un dernier vol epuise, sur ce bateau qui passait. La-bas, au fond
de quelque region lointaine de la Libye, leur race avait pullule dans des
amours exuberantes. Leur race avait pullule sans mesure, et il y en avait
eu trop; alors la mere aveugle, et sans ame, la mere
nature, avait chasse d'un souffle cet exces de petits oiseaux avec la meme
impassibilite que s'il se fut agi d'une generation d'hommes.
Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire; le pont etait
jonche de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et
d'amour... Petites loques noires, aux plumes mouillees, Sylvestre et les
gabiers les ramassaient, etendant dans leurs mains, d'un air de
commiseration, ces fines ailes bleuatres, - et puis les poussaient au
grand neant de la mer, a coups de balai...
Ensuite passerent des sauterelles, filles de celles de Moise, et le navire
en fut couvert.
Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inalterable ou on ne
voyait plus rien de vivant, - si ce n'est des poissons quelquefois, qui
volaient au ras de l'eau...
X
.. De la pluie a torrents, sous un ciel lourd et tout noir; - c'etait
l'Inde. Sylvestre venait de mettre le pied sur cette terre-la, le hasard
l'ayant fait choisir a bord pour completer _l'armement_ d'une baleiniere.
A travers l'epaisseur des feuillages, il recevait l'ondee tiede, et regardait
autour de lui les choses etranges. Tout etait magnifiquement vert; les
feuilles des arbres etaient faites comme des plumes gigantesques, et les
gens qui se promenaient avaient de grands yeux veloutes qui semblaient se
fermer sous le poids de leurs cils. Le vent qui poussait cette pluie
sentait le musc et les fleurs.
Des femmes lui faisaient signe de venir: quelque chose comme le _Ecoute
ici, joli garcon,_ entendu maintes fois dans Brest. Mais, au milieu de
ce pays enchante, leur appel etait troublant et faisait passer des frissons
dans la chair. Leurs poitrines superbes se bombaient sous les
mousselines transparentes qui les drapaient; elles etaient fauves et
polies comme du bronze.
Hesitant encore, et pourtant fascine par elles, il s'avancait deja, peu a peu, pour
les suivre.
..Mais voici qu'un petit coup de sifflet de marine, module en trilles
d'oiseau, le rappela brusquement dans sa baleiniere, qui allait repartir.
Il prit sa course, - et adieu les belles de l'Inde. Quand on se
retrouva au large le soir, il etait encore vierge comme un enfant.
Apres une nouvelle semaine de mer bleue, on s'arreta dans un autre pays de
pluie et de verdure. Une nuee de bonshommes jaunes, qui poussaient des
cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des
paniers.
--Alors nous sommes donc deja en Chine? Demanda Sylvestre, voyant qu'ils
avaient tous des figures de magot et des queues.
On lui dit que non; encore un peu de patience: ce n'etait que Singapour.
Il remonta dans sa hune, pour eviter la poussiere noiratre que le vent
promenait, tandis que le charbon des milliers de petits paniers
s'entassait fievreusement dans les soutes.
Enfin on arriva un jour dans un pays appele Tourane, ou se trouvait au
mouillage une certaine _Circe_ tenant un blocus. C'etait le bateau auquel
il se savait depuis longtemps destines, et on l'y deposa avec son sac.
Il y retrouva des _pays_ meme deux _Islandais_ qui pour le moment etaient
canonniers.
Le soir, par ces temps toujours chauds et tranquilles ou il l'y avait
rien a faire, ils se reunissaient sur le pont, isoles des autres, pour former
ensemble une petite Bretagne de souvenir.
Il dut passer cinq mois d'inaction et d'exil dans cette baie triste,
avant le moment desire d'aller se battre.
XI
. . . . . . . . . . . . .
Paimpol, - le dernier jour de fevrier, - veille du depart des pecheurs pour
l'Islande.
Gaud se tenait debout contre la porte de sa chambre, immobile et
devenue tres pale.
C'est que Yann etait en bas, a causer avec son pere. Elle l'avait vu venir,
et elle entendait vaguement resonner sa voix.
Ils ne s'etaient pas rencontres de tout l'hiver, comme si une fatalite les eut
toujours eloignes l'un de l'autre.
Apres sa course a Pors-Even, elle avait fonde quelque esperance sur le _pardon
des Islandais,_ ou l'on a beaucoup d'occasions de se voir et de causer,
sur la place, le soir, dans les groupes. Mais, des le matin de cette fete,
les rues etant deja tendues de blanc, ornees de guirlandes vertes, une mauvaise
pluie s'etait mise a tomber a torrents, chassee de l'ouest par une brise
gemissante; sur Paimpol, on n'avait jamais vu le ciel si noir. "Allons,
ceux de Ploubazlanec ne viendront pas," avaient dit tristement les
filles qui avaient leurs amoureux de ce cote-la. Et, en effet, ils n'etaient
pas venus, ou bien s'etaient vite enfermes a boire. Pas de procession, pas
de promenade, et elle, le coeur plus serre que de coutume, etait restee
derriere ses vitres toute la soiree, ecoutant ruisseler l'eau des toits et
monter du fond des cabarets les chants bruyants des pecheurs.
Depuis quelques jours, elle avait prevu cette visite d'Yann, se doutant
bien que, pour cette affaire de vente de barque non encore reglee, le pere
Gaos, qui n'aimait pas venir a Paimpol, enverrait son fils. Alors elle
s'etait promis qu'elle irait a lui, ce que les filles ne font pas
d'ordinaire, qu'elle lui parlerait pour en avoir le coeur net. Elle
lui reprocherait de l'avoir troublee, puis abandonnee, a la manieres de garcons
qui n'ont pas d'honneur. Entetement, sauvagerie, attachement au metier de
la mer, ou crainte d'un refus... si tous ces obstacles indiques par
Sylvestre etaient les seuls, ils pourraient bien tomber, qui sait! apres un
entretien franc comme serait le leur. Et alors, peut-etre, reparaitrait
son beau sourire qui arrangerait tout, - ce meme sourire qui l'avait tant
surprise et charmee l'hiver d'avant, pendant une certaine nuit de bal
passee tout entiere a valser entres ses bras. Et cet espoir lui rendait du
courage, l'emplissait d'une impatience presque douce.
De loin, tout parait toujours si facile, si simple a dire et a faire.
Et, precisement, cette visite d'Yann tombait a une heure choisie: elle etait sure
que son pere, en ce moment assis a fumer, ne se derangerait pas pour le
reconduire; donc, dans le corridor ou il n'y aurait personne, elle
pourrait avoir enfin son explication avec lui.
Mais voici qu'a present, le moment venu, cette hardiesse lui semblait
extreme. L'idee seulement de le rencontrer, de le voir face a face au pied
de ces marches la faisait trembler. Son coeur battait a se rompre... Et
dire que, d'un moment a l'autre, cette porte en bas allait s'ouvrir, -
avec le petit bruit grincant qu'elle connaissait bien, - pour lui donner
passage!
Non, decidement, elle n'oserait jamais; plutot se consumer d'attente et
mourir de chagrin, que tenter une chose pareille. Et deja elle avait fait
quelques pas pour retourner au fond de sa chambre, s'asseoir et
travailler.
Mais elle s'arreta encore, hesitante, effaree, se rappellent que c'etait demain
le depart pour l'Islande, et que cette occasion de le voir etait unique.
Il faudrait donc, si elle la manquait, recommencer des mois de solitude
et d'attente, languir apres son retour, perdre encore tout un ete de sa vie...
En bas, la porte s'ouvrit: Yann sortait! Brusquement resolue, elle
descendit en courant l'escalier, et arriva tremblante se planter devant
luit.
--Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s'il vous plait.
--A moi!... mademoiselle Gaud?... dit-il en baissant la voix, portant
la main a son chapeau.
Il la regardait d'un air sauvage, avec ses yeux vifs, la tete rejetee en
arriere, l'expression dure, ayant meme l'air de se demander si seulement il
s'arreterait. Un pied en avant, pret a fuir, il plaquait ses larges epaules a la
muraille, comme pour etre moins pres d'elle dans ce couloir etroit ou il se
voyait pris.
Glacee, alors, elle ne trouvait plus rien de ce qu'elle avait prepare pour
lui dire: elle n'avait pas prevu qu'il pourrait lui faire cet affront-la,
de passer sans l'avoir ecoutee...
--Est-ce que notre maison vous fait peur, monsieur Yann? Demanda-t-elle
d'un ton sec et bizarre, qui n'etait pas celui qu'elle voulait avoir.
Lui, detournait les yeux, regardant dehors. Ses joues etaient devenues tres
rouges, une montee de sang lui brulait le visage, et ses narines mobiles se
dilataient a chaque respiration suivant les mouvements de sa poitrine,
comme celles des taureaux.
Elle essaya de continuer:
--Le soir du bal ou nous etions ensemble, vous m'aviez dit au revoir comme
on ne le dit pas a une indifferente... Monsieur Yann, vous etes sans memoire
donc... Que vous ai-je fait?...
.. Le mauvais vent d'ouest qui s'engouffrait la, venant de la rue,
agitait les cheveux de Yann, les ailes de la coiffe de Gaud, et, derriere
eux, fit furieusement battre une porte. On etait mal dans ce corridor
pour parler de choses graves. Apres ses premieres phrases, etranglees dans sa
gorge, Gaud restait muette, sentant tourner sa tete, n'ayant plus d'idees.
Ils s'etaient avances vers la porte de la rue, lui, fuyant toujours.
Dehors, il venait avec un grand bruit et le ciel etait noir. Par cette
porte ouverte, un eclairage livide et triste tombait en plein sur leurs
figures. Et une voisine d'en face les regardait: qu'est-ce qu'ils
pouvaient se dire, ces deux-la, dans le corridor, avec des airs si
troubles? qu'est-ce qui se passait donc chez les Mevel?
--Non, mademoiselle Gaud, repondit-il a la fin en se degageant avec une
aisance de fauve. - Deja j'en ai entendu dans le pays, qui parlaient sur
nous... Non, mademoiselle Gaud... Vous etes riche, nous ne sommes pas
gens de la meme classe. Je ne suis pas un garcon a venir chez vous, moi...
Et il s'en alla...
Ainsi tout etait fini, fini a jamais. Et, elle n'avait meme rien dit de ce
qu'elle voulait dire, dans cette entrevue qui n'avait reussi qu'a la faire
passer a ses yeux pour une effrontee... Quel garcon etait-il donc, ce Yann,
avec son dedain des filles, son dedain de l'argent, son dedain de tout!...
Elle restait d'abord clouee sur place, voyant les choses remuer autour
d'elle, avec du vertige...
Et puis une idee, plus intolerable que toutes, lui vint comme un eclair: des
camarades d'Yann, des Islandais, faisaient les cent pas sur la place,
l'attendant! S'il allait leur raconter cela, s'amuser d'elle, comme se
serait un affront encore plus odieux! Elle remonta vite dans sa
chambre, pour les observer a travers ses rideaux...
Devant la maison, elle vit en effet le groupe de ces hommes. Mais ils
regardaient tout simplement le temps, qui devenait de plus en plus
sombre, et faisaient des conjectures sur la grande pluie menacante,
disant:
--Ce n'est qu'un grain; entrons boire, tandis que sa passera.
Et puis ils plaisanterent a haute voix sur Jeannie Caroff, sur differentes
belles; mais aucun ne se retourna vers sa fenetre.
Ils etaient gais tous, excepte lui qui ne repondait pas, ne souriait pas,
mais demeurait grave et triste. Il n'entra point boire avec les autres
et, sans plus prendre garde a eux ni a la pluie commencee, marchant lentement
sous l'averse comme quelqu'un absorbe dans une reverie, il traversa la
place, dans la direction de Ploubazlanec...
Alors elle lui pardonna tout, et un sentiment de tendresse sans espoir
prit la place de l'amer depit qui lui etait d'abord monte au coeur.
Elle s'assit, la tete dans ses mains. Que faire a present?
Oh! s'il avait pu l'ecouter rien qu'un moment; plutot, s'il pouvait venir la,
seul avec elle dans cette chambre ou on se parlerait en paix, tout
s'expliquerait peut-etre encore.
Elle l'aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait:
"Vous m'avez cherchee quand je ne vous demandais rien; a present je suis a vous
de toute mon ame si vous me voulez; voyez, je ne redoute pas de devenir
la femme d'un pecheur, et cependant, parmi les garcons de Paimpol, je
n'aurais qu'a choisir si j'en desirais un pour mari; mais je vous aime
vous, parce que, malgre tout, je vous crois meilleur que les autres
jeunes hommes; je suis un peu riche, je sais que je suis jolie; bien
que j'aie habite dans les villes, je vous jure que je suis une fille
sage, n'ayant jamais rien fait de mal; alors, puisque je vous aime
tant, pourquoi ne me prendriez-vous pas?
.. Mais tout cela ne serait jamais exprime, jamais dit qu'en reve; il etait
trop tard, Yann ne l'entendrait point. Tenter de lui parler une
seconde fois... oh! non! pour quelle espece de creature la prendrait-il,
alors!... Elle aimerait mieux mourir.
Et demain ils partaient tous pour l'Islande! Seule dans sa belle
chambre, ou entrait le jour blanchatre de fevrier, ayant froid, assise au
hasard sur une des chaises rangees le long du mur, il lui semblait voir
crouler le monde, avec les choses presentes et les choses a venir, au fond
d'un vide morne, effroyable, qui venait de se creuser partout autour
d'elle.
Elle souhaitait etre debarrassee de la vie, etre deja couchee bien tranquille sous
une pierre, pour ne plus souffrir... Mais, vraiment, elle lui
pardonnait, et aucune haine n'etait melee a son amour desespere pour lui...
XII
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
La mer, la mer grise.
Sur la grand'route non tracee qui mene, chaque ete, les pecheurs en Islande, Yann
filait doucement depuis un jour.
La veille, quand on etait parti au chant des vieux cantiques, il
soufflait une brise du sud, et tous les navires, couverts de voiles,
s'etaient disperses comme des mouettes.
Puis cette brise etait devenue plus molle, et les marches s'etaient
ralenties; des bancs de brume voyageaient au ras des eaux.
Yann etait peut-etre plus silencieux que d'habitude. Il se plaignait du
temps trop calme et paraissait avoir besoin de s'agiter, pour chasser
de son esprit quelque obsession. Il n'y avait pourtant rien a faire, qu'a
glisser tranquillement au milieu de choses tranquilles; rien qu'a
respirer et a se laisser vivre. En regardant, on ne voyait que des
grisailles profondes; en ecoutant, on n'entendait que du silence...
.. Tout a coup, un bruit sourd, a peine perceptible, mais inusite et venu
d'en dessous avec une sensation de raclement, comme en voiture lorsque
l'on serre les freins des roues! Et la _Marie,_ cessant sa marche,
demeura immobilisee...
Echoues!!! ou et sur quoi? Quelque banc de la cote anglaise, probablement.
Aussi, on ne voyait rien depuis la veille au soir, avec ces brumes en
rideaux.
Les hommes s'agitaient, couraient, et leur excitation de mouvement
contrastait avec cette tranquillite brusque, figee, de leur navire. Voila,
elle s'etait arretee a cette place, la _Marie,_ et n'en bougeait plus. Au
milieu de cette immensite de choses fluides, qui, par ces temps mous,
semblaient n'avoir meme pas de consistance, elle avait ete saisie par je ne
sais quoi de resistant et d'immuable qui etait dissimule sous ces eaux; elle
y etait bien prise, et risquait peut-etre d'y mourir.
Qui n'a vu un pauvre oiseau, une pauvre mouche, s'attraper par les
pattes a de la glu?
D'abord on ne s'en apercoit guere; cela ne change pas leur aspect; il faut
savoir qu'ils son pris par en dessous et en danger de ne s'en tirer
jamais.
C'est quand ils se debattent ensuite, que la chose collante vient
souiller leurs ailes, leur tete, et que, peu a peu, ils prennent cet air
pitoyable d'une bete en detresse qui va mourir.
Pour la _Marie,_ c'etait ainsi; au commencement cela ne paraissait pas
beaucoup; elle se tenait bien un peu inclinee, il est vrai, mais c'etait en
plein matin, par un beau temps calme; il fallait _savoir_ pour
s'inquieter et comprendre que c'etait grave.
Le capitaine faisait un peu pitie, lui qui avait commis la faute en ne
s'occupant pas assez du point ou l'on etait; il secouait ses mains en
l'air, en disant:
--_Ma Doue! ma Doue!_ sur un ton de desespoir.
Tout pres d'eux, dans une eclaircie, se dessina un cap qu'ils ne
reconnaissaient pas bien. Il s'embruma presque aussitot; on ne le
distingua plus.
D'ailleurs, aucune voile en vue, aucune fumee. - Et pour le moment, ils
aimaient presque mieux cela: ils avaient grande crainte de ces
sauveteurs anglais qui viennent de force vous tirer de peine a leur
maniere, et dont il faut se defendre comme de pirates.
Ils se demenaient tous, changeant, chavirant l'arrimage. Turc, leur
chien, qui ne craignait pourtant pas les mouvements de la mer, etait tres
emotionne lui aussi par cet incident: ces bruits d'en dessous, ces
secousses dures quand la houle passait, et puis ces immobilites, il
comprenait tres bien que tout cela n'etait pas naturel, et se cachait dans
les coins, la queue basse.
Apres, ils amenerent des embarcations pour mouiller des ancres, essayer de
se _dehaler,_ en reunissant toutes leurs forces sur des amarres - une rude
manoeuvre qui dura dix heures d'affilee; - et, le soir venu, le pauvre
bateau, arrive le matin si propre et pimpant, prenait deja mauvaise figure,
inonde, souille, en plein desarroi. Il s'etait debattu, secoue de toutes les
manieres, et restait toujours la, cloue comme un bateau mort.
. . . . . . . . . . . . . . .
La nuit allait les prendre, le vent se levait et la houle etait plus
haute; cela tournait mal quand, tout a coup, vers six heures, les voila
degages, partis, cassant les amarres qu'ils avaient laissees pour se tenir...
Alors on vit les hommes courir comme des fous de l'avant a l'arriere en
criant:
--Nous flottons!
Ils flottaient en effet; mais comment dire cette joie-la, de _flotter;_
de se tenir s'en aller, redevenir une chose legere, vivante, au lieu d'un
commencement d'epave qu'on etait tout a l'heure!...
Et, du meme coup, la tristesse d'Yann s'etait envolee aussi. Allege comme son
bateau, gueri par la saine fatigue de ses bras, il avait retrouve son air
insouciant, secoue ses souvenirs.
Le lendemain matin, quand on eut fini de relever les ancres, il
continua sa route vers sa froide Islande, le coeur en apparence aussi
libre que dans ses premieres annees.
XIII
. . . . . . . . . . . . . . . . .
On distribuait un courrier de France, la bas, a bord de la _Circe,_ en rade
d'Ha-Long, a l'autre bout de la terre. Au milieu d'un groupe serre de
matelots, le vaguemestre appelait a haute voix les noms des heureux, qui
avaient des lettres. Cela se passait le soir, dans la batterie, en se
bousculant autour d'un fanal.
--"Moan, Sylvestre!" - Il y en avait une pour lui, une qui etait bien
timbree de Paimpol, - mais ce n'etait pas l'ecriture de Gaud. - Qu'est-ce
que cela voulait dire? Et de qui venait-elle?
L'ayant tournee et retournee, il l'ouvrit craintivement.
Ploubazlanec, ce 5 mars 1884.
"Mon cher petit-fils,"
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'etait bien de sa bonne vieille grand'mere; alors il respira mieux. Elle
avait meme appose au bas sa grosse signature apprise par coeur, toute
tremblee et ecoliere: "Veuve Moan".
Veuve Moan. Il porta le papier a ses levres, d'un mouvement irreflechi, et
embrassa ce pauvre nom comme une sainte amulette. C'est que cette
lettre arrivait a un heure supreme de sa vie: demain matin, des le jour, il
partait pour aller au feu.
On etait au milieu d'avril; Bac-Ninh et Hong-Hoa venaient d'etre pris.
Aucune grande operation n'etait prochaine dans ce Tonkin, - pourtant les
renforts qui arrivaient ne suffisaient pas, - alors on prenait a bord des
navires tout ce qu'ils pouvaient encore donner pour completer les
compagnies de marins deja debarquees. Et Sylvestre, qui avait langui longtemps
dans les croisieres des les blocus, venait d'etre designe avec quelques autres
pour combler des vides dans ces compagnies-la.
En ce moment, il est vrai, on parlait de paix; mais quelque chose leur
disait tout de meme qu'ils debarqueraient encore a temps pour se battre un
peu. Ayant arrange leurs sacs, termine leurs preparatifs, et fait leurs
adieux, ils s'etaient promenes toute la soiree au milieu des autres qui
restaient, se sentant grandis et fiers aupres de ceux-la; chacun a sa maniere
manifestait ses impressions de depart, les uns graves, un peu recueillis;
les autres se repandant en exuberantes paroles.
Sylvestre, lui, etait assez silencieux et concentrait en lui-meme son
impatience d'attente; seulement quand on le regardait, son petit
sourire contenu disait bien: "Oui, j'en suis en effet, et c'est pour
demain matin". La guerre, le feu, il ne s'en faisait encore qu'une idee
incomplete; mais cela le fascinait pourtant, parce qu'il etait de vaillante
race.
.. Inquiet de Gaud, a cause de cette ecriture etrangere, il cherchait a
s'approcher d'un fanal pour pouvoir bien lire. Et c'etait difficile au
milieu de ces groupes d'hommes demi-nus, qui se pressaient la, pour lire
aussi, dans la chaleur irrespirable de cette batterie...
Des le debut de sa lettre, comme il l'avait prevu, la grand'mere Yvonne
expliquait pourquoi elle avait ete obligee de recourir a la main peu experte
d'une vieille voisine:
"Mon cher enfant, je ne te fais pas ecrire cette fois par ta cousine,
parce qu'elle est bien dans la peine. Son pere a ete pris de mort subite, il
y a deux jours. Et il parait que toute sa fortune a ete mangee, a de mauvais
jeux d'argent qu'il avait faits cet hiver dans Paris. On va donc
vendre sa maison et ses meubles. C'est une chose a laquelle personne ne
s'attendait dans le pays. Je pense, mon cher enfant, que cela va te
faire comme a moi beaucoup de peine.
"Le fis Gaos te dit bien le bonjour; il a renouvele engagement avec le
capitaine Guermeur, toujours sur la _Marie_, et le depart pour l'Islande
a eu lieu d'assez bonne heure cette annee. Ils on appareille le 1er du
courant, l'avant-veille du grand malheur arrive a notre pauvre Gaud, et ils
n'en ont pas eu connaissance encore.
"Mais tu dois bien penser, mon cher fils, qu'a present c'est fini, nous ne
les marierons pas; car ainsi elle va etre obligee de travailler pour gagner
son pain..."
.. Il resta atterre; ces mauvaises nouvelles lui avaient gate toute sa joie
d'aller se battre...
Troisieme partie.
I
. . . . . . . . . . . . . . . .
.. Dans l'air, une balle qui siffle! ... Sylvestre s'arrete court,
dressant l'oreille...
C'est sur une plaine infinie, d'un vert tendre et veloute de printemps.
Le ciel est gris, pesant aux epaules.
Ils sont la six matelots armes, en reconnaissance au milieu des fraiches
rizieres, dans un sentier de boue...
.. Encore!!... ce meme bruit dans le silence de l'air! - Bruit aigre et
ronflant, espece de _dzinn_ prolonge, donnant bien l'impression de la
petite chose mechante et dure qui passe la tout droit, tres vite, et dont la
rencontre peut etre mortelle.
Pour la premiere fois de sa vie, Sylvestre ecoute cette musique-la. Ces
balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l'on tire
soi-meme: le coup de feu, parti de loin, est attenue, on ne l'entend plus;
alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de metal, qui file en trainee
rapide, frolant vos oreilles...
.. Et _dzin_ encore, et _dzin!_ Il en pleut maintenant, des balles.
Tout pres des marins, arretes net, elles s'enfoncent dans le sol inonde de la
riziere, chacune avec un petit _flac_ de grele, sec et rapide, et un leger
eclaboussement d'eau.
Eux se regardent, en souriant comme d'une farce drolement jouee, et ils
disent:
--Les Chinois! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-Noirs, pour les
matelots, tout cela c'est de la meme famille chinoise.)
Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci; on les
voit ricocher, comme des sauterelles dans l'herbe. Cela n'a pas dure une
minute, ce petit arrosage de plomb, et deja cela cesse. Sur la grande
plaine verte, le silence absolu revient, et nulle part on apercoit rien
qui bouge.
Ils sont tous les six encore debout, l'oeil au guet, prenant le vent,
ils cherchent d'ou cela a pu venir.
De la-bas, surement, de ce bouquet de bambous, qui fait dans la plaine
comme un ilot de plumes, et derriere lesquels apparaissent, a demi cachees, des
toitures cornues. Alors ils y courent; dans la terre detrempee de la
riziere, leurs pieds s'enfoncent ou glissent; Sylvestre, avec ses jambes
plus longues et plus agiles, est celui qui court devant.
Rien ne siffle plus; on dirait qu'ils ont reve...
Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours
et eternellement les memes, - le gris des ciels couverts, la teinte fraiche
des prairies au printemps, - on croirait voir les champs de France,
avec des jeunes hommes courant la gaiment, pour tout autre jeu que celui de
la mort.
Mais, a mesure qu'ils s'approchent, ces bambous montrent mieux la finesse
exotique de leur feuillee, ces toits de village accentuent l'etrangete de
leur courbure, et des hommes jaunes, embusques derriere, avancent, pour
regarder, leurs figures plates contractees par la malice et la peur...
Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se deploient en une
longue ligne tremblante, mais decidee et dangereuse.
--Les Chinois! disent encore les matelots, avec leur meme brave sourire.
Mais c'est egal, ils trouvent cette fois qu'il y en a beaucoup, qu'il y
en a trop. Et l'un d'eux, en se retournant, en apercoit d'autres, qui
arrivent par derriere, emergeant d'entre les herbages...
. . . . . . . . . . . . . . .
.. Il fut tres beau, dans cet instant, dans cette journee, le petit
Sylvestre; sa vieille grand'mere eut ete fiere de le voir si guerrier!
Deja transfigure depuis quelques jours, bronze, la voix changee, il etait la comme
dans un element a lui. A une minute d'indecision supreme, les matelots, erafles par
les balles, avaient presque commence ce mouvement de recul qui eut ete leur
mort a tous; mais Sylvestre avait continue d'avancer; ayant pris son fusil
par le canon, il tenait tete a tout un groupe, fauchant de droite et de
gauche, a grands coups de crosse qui assommaient. Et, grace a lui, la partie
avait change de tournure: cette panique, cet affolement, ce je ne sais
quoi, qui decide aveuglement de tout, dans ces petites batailles non dirigees
etait passe du cote des Chinois; c'etaient eux qui avaient commence a reculer.
.. C'etait fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots, ayant
recharge leurs armes a tir rapide, les abattaient a leur aise; il y avait des
flaques rouges dans l'herbe, des corps effondres, des cranes versant leur
cervelle dans l'eau de la riziere.
Ils fuyaient tout courbes, rasant le sol, s'aplatissant comme des leopards.
Et Sylvestre courait apres, deja blesse deux fois, un coup de lance a la cuisse,
une entaille profonde dans le bras; mais ne sentant rien que l'ivresse
de se battre, cette ivresse non raisonnee qui vient du sang
vigoureux, celle qui donne aux simples le courage superbe, celle qui
faisait les heros antiques.
Un, qu'il poursuivait, se retourna pour le mettre en joue, dans une
inspiration de terreur desesperee. Sylvestre s'arreta, souriant, meprisant,
sublime, pour le laisser decharger son arme, puis se jeta un peu sur la
gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais, dans le
mouvement de detente, le canon de ce fusil devia par hasard dans le meme
sens. Alors, lui, sentit une commotion a la poitrine, et, comprenant
bien ce que c'etait, par un eclair de pensee, meme avant toute douleur, il
detourna la tete vers les autres marins qui suivaient, pour essayer de leur
dire, comme un vieux soldat, la phrase consacree: "Je crois que j'ai mon
compte!" Dans la grande aspiration qu'il fit, venant de courir, pour
prendre, avec sa bouche, de l'air plein ses poumons, il en sentit
entrer aussi, par un trou a son sein droit, avec un petit bruit horrible,
comme dans un soufflet creve. En meme temps, sa bouche s'emplit de sang,
tandis qu'il lui venait au cote une douleur aigue, qui s'exasperait vite, vite,
jusqu'a etre quelque chose d'atroce et d'indicible.
Il tourna sur lui-meme deux ou trois fois, la tete perdue de vertige et
cherchant a reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge dont
la montee l'etouffait, - et puis, lourdement, dans la boue, is s'abattit.
II
. . . . . . . . . . . . . . . .
Environ quinze jours apres, comme le ciel se faisait deja plus sombre a
l'approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune,
Sylvestre, qu'on avait rapporte a Hanoi, fut envoye en rade d'Ha-Long et mis a
bord d'un navire-hopital qui rentrait en France.
Il avait ete longtemps promene sur divers brancards, avec des temps d'arret
dans des ambulances. On avait fait ce qu'on avait pu; mais, dans ces
conditions mauvaises, sa poitrine s'etait remplie d'eau, du cote perce, et
l'air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui ne se fermait
pas.
On lui avait donne la medaille militaire et il en avait eu un moment de
joie. Mais il n'etait plus le guerrier d'avant, a l'allure decidee, a la voix
vibrante et breve. Non, tout cela etait tombe devant la longue souffrance et
la fievre amollissante. Il etait redevenu enfant, avec le mal du pays; il
ne parlait presque plus, repondant a peine d'une petite voix douce, presque
eteinte. Se sentir si malade, et etre si loin, si loin; penser qu'il
faudrait tant de jours et de jours avant d'arriver au pays, -
vivrait-il seulement jusque-la, avec ses forces qui diminuaient?...
Cette notion d'effroyable eloignement etait une chose qui l'obsedait sans
cesse; qui l'oppressait a ses reveils, - quand, apres les heures
d'assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse de ses plaies, la
chaleur de sa fievre et le petit bruit soufflant de sa poitrine crevee.
Aussi il avait supplie qu'on l'embarquat, au risque de tout.
Il etait tres lourd a porter dans son cadre; alors, sans le vouloir, on lui
donnait des secousses cruelles en le charroyant.
A bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l'un des
petits lits de fer alignes a l'hopital et il recommenca en sens inverse sa
longue promenade a travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu de
vivre comme un oiseau dans le plein vent de hunes, c'etait dans les
lourdeurs d'en bas, au milieu des exhalaisons de remedes, de blessures et
de miseres.
Les premiers jours, la joie d'etre en route avait amene en lui un peux de
mieux. Il pouvait se tenir souleve sur son lit avec des oreillers, et de
temps en temps il demandait sa boite. Sa boite de matelot etait le coffret
de bois blanc, achete a Paimpol, pour mettre ses choses precieuses; on y
trouvait les lettres de la grand'mere Yvonne, celles d'Yann et de Gaud,
un cahier ou il avait copie des chansons du bord, et un livre de Confucius
en chinois, pris au hasard d'un pillage sur lequel, au revers blanc des
feuillets, il avait inscrit le journal naif de sa campagne.
Le mal pourtant ne s'ameliorait pas et, des la premiere semaine, les medecins
penserent que la mort ne pouvait plus etre evitee.
.. Pres de l'Equateur maintenant, dans l'excessive chaleur des orages. Le
transport s'en allait, secouant ses lits, ses blesses et ses malades;
s'en allait toujours vite sur une mer remuee, tourmentee encore comme au
renversement des moussons.
Depuis le depart d'Ha-Long, il en etait mort plus d'un, qu'il avait fallu
jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France; beaucoup de
ces petits lits s'etaient debarrasse deja de leur pauvre contenu.
Et ce jour-la, dans l'hopital mouvant, il faisait tres sombre: on avait ete oblige, a
cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela
rendait plus horrible cet etouffoir de malades.
Il allait plus mal, lui; c'etait la fin. Couche toujours sur son cote perce, il
le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de force,
pour immobiliser cette eau, cette decomposition liquide dans ce poumon
droit, et tacher de respirer seulement avec l'autre. Mais cet autre
aussi, peu a peu, s'etait pris par voisinage, et l'angoisse supreme etait
commencee.
Toute sorte de vision du pays hantaient son cerveau mourant; dans
l'obscurite chaude, des figures aimees ou affreuses venaient se pencher sur
lui; il etait dans un perpetuel reve d'hallucine, ou passaient la Bretagne et
l'Islande.
Le matin, il avait fait appeler le pretre, et celui-ci, qui etait un
vieillard habitue a voir mourir des matelots, avait ete surpris de trouver,
sous cette enveloppe si virile, la purete d'un petit enfant.
Il demandait de l'air, de l'air; mais il n'y en avait nulle part; les
manches a vent n'en donnaient plus; l'infirmier, qui l'eventait tout le
temps avec un eventail a fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur lui
des buees malsaines, des fadeurs deja cent fois respirees, dont les poitrines
ne voulaient plus.
Quelquefois, il lui prenait des rages desesperees pour sortir de ce lit, ou il
sentait si bien la mort venir; d'aller au plein vent la-haut, essayer de
revivre... Oh! les autres, qui couraient dans les haubans, qui
habitaient dans les hunes!... Mais tout son grand effort pour s'en
aller n'aboutissait qu'a un soulevement de sa tete et de son cou affaibli, -
quelque chose comme ces mouvements incomplets que l'on fait pendant le
sommeil. - Eh! non, il ne pouvait plus; il retombait dans les memes
creux de son lit defait, deja englue la par la mort; et chaque fois apres la
fatigue d'une telle secousse, il perdait pour un instant conscience de
tout.
Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que se fut
encore dangereux, la mer n'etant pas assez calmee. C'etait le soir, vers six
heures. Quand cet auvent de fer fut souleve, il entra de la lumiere
seulement, de l'eblouissante lumiere rouge. Le soleil couchant
apparaissait a l'horizon avec une extreme splendeur, dans la dechirure d'un
ciel sombre; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il eclairait
cet hopital en vacillant, comme une torche que l'on balance.
De l'air, non, il n'en vint point; le peu qu'il y en avait dehors etait
impuissant a entrer ici, a chasser les senteurs de la fievre. Partout, a
l'infini, sur cette mer equatoriale, ce n'etait qu'humidite chaude, que
lourdeur irrespirable. Pas d'air nulle part, pas meme pour les mourants
qui haletaient.
.. Une derniere vision l'agita beaucoup: sa vieille grand'mere, passant
sur un chemin, tres vite, avec une expression d'anxiete dechirante; la pluie
tombait sur elle, de nuages bas et funebres; elle se rendait a Paimpol,
mandee au bureau de la marine pour y etre informee qu'il etait mort.
Il se debattait maintenant; il ralait. On epongeait aux coins de sa bouche
de l'eau et du sang, qui etaient remontes de sa poitrine, a flots, pendant
ses contorsions d'agonie. Et le soleil magnifique l'eclairait toujours;
au couchant, on eut dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein
les nuages; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de
feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe
autour de lui.
.. A ce moment, ce soleil se voyait aussi, la-bas, en Bretagne, ou midi
allait sonner. Il etait bien le meme soleil, et au meme instant precis de sa
duree sans fin; la, pourtant, il avait une couleur tres differente; se tenant
plus haut dans un ciel bleuatre; il eclairait d'une douce lumiere blanche la
grand'-mere Yvonne, qui travaillait a coudre, assise sur sa porte.
En Islande, om c'etait le matin, il paraissait aussi, a cette meme minute de
mort.
Pali davantage, on eut dit qu'il ne parvenait a etre vu la que par une sorte de
tour de force d'obliquite. Il rayonnait tristement, dans un fiord ou
derivait la _Marie,_ et son ciel etait cette fois d'une de ces puretes
hyperboreennes qui eveillent des idees de planetes refroidies n'ayant plus
d'atmosphere. Avec une nettete glacee, il accentuait les details de ce chaos
de pierres qui est l'Islande: tout ce pays, vu de la _Marie,_ semblait
plaque sur un meme plan et se tenir debout. Yann, qui etait la, eclaire un peu
etrangement lui aussi, pechait comme d'habitude, au milieu de ces aspects
lunaires.
.. Au moment ou cette trainee de feu rouge, qui entrait par ce sabord de
navire, s'eteignit, ou le soleil equatorial disparut tout a fait dans les eaux
dorees, on vit les yeux du petit fils mourant se chavirer, se retourner
vers le front comme pour disparaitre dans la tete. Alors on abaissa dessus
les paupieres avec leurs longs cils - et Sylvestre redevint tres beau et
calme, comme un marbre couche...
III
.. Aussi bien, je ne puis m'empecher de conter cet enterrement de
Sylvestre que je conduisis moi-meme la-bas, dans l'ile de Singapour. On en
avait assez jete d'autres dans la mer de Chine pendant les premiers jours
de la traversee; comme cette terre malaise etait la tout pres, on s'etait decide a le
garder quelques heures de plus pour l'y mettre.
C'etait le matin, de tres bonne heure, a cause du terrible soleil. Dans le
canot qui l'emporta, son corps etait recouvert du pavillon de France. La
grande ville etrange dormait encore quand nous accostames la terre. Un
petit fourgon, envoye par le consul, attendait sur le quai; nous y mimes
Sylvestre et la croix de bois qu'on lui avait faite a bord; la peinture
en etait encore fraiche, car il avait fallu se hater, et les lettres blanches
de son nom coulaient sur le fond noir.
Nous traversames cette Babel au soleil levant. Et puis se fut une emotion,
de retrouver la, a deux pas de l'immonde grouillement chinois, le calme
d'une eglise francaise. Sous cette haute nef blanche, ou j'etais seul avec mes
matelots, le _Dies irae_ chante par un pretre missionnaire resonnait comme
une douce incantation magique. Par les portes ouvertes on voyait des
choses qui ressemblaient a des jardins enchantes, der verdures admirables,
des palmes immenses; le vent secouait les grands arbres en fleurs, et
c'etait une pluie de petales d'un rouge de carmin qui tombaient jusque dans
l'eglise.
Apres, nous sommes alles au cimetiere tres loin. Notre petit cortege de matelots
etait bien modeste, le cercueil toujours recouvert du pavillon de France.
Ils nous fallut traverser des quartiers chinois, un fourmillement de
monde jaune; puis des faubourgs malais, indiens, ou toute sorte de
figures d'Asie nous regardaient passer avec des yeux etonnes.
Ensuite, la campagne, deja chaude; des chemins ombreux ou volaient
d'admirables papillons aux ailes de velours bleu. Un grand luxe de
fleurs, de palmiers; toutes les splendeurs de la seve equatoriale. Enfin,
le cimetiere: des tombes mandarines, avec des inscriptions multicolores,
des dragons et des monstres; d'etonnants feuillages, des plantes
inconnues. L'endroit ou nous l'avons mis ressemble a un coin des jardins
d'Indra. Sur sa terre, nous avons plante cette petite croix de bois
qu'on lui avait faite a la hate pendant la nuit:
SYLVESTRE MOAN
Dix-neuf ans
Et nous l'avons laisse la, presses de repartir a cause de ce soleil qui montait
toujours, nous retournant pour le voir, sous ses arbres merveilleux,
sous ses grandes fleurs.
IV
Le transport continuait sa route a travers l'ocean Indien. En bas, dans
l'hopital flottant, il y avait encore des miseres enfermees. Sur le pont, on
ne voyait qu'insouciance, sante et jeunesse. Alentour, sur la mer, une
vraie fete d'air pur et de soleil.
Par ces beaux temps d'alizes, les matelots, etendus a l'ombre des voiles,
s'amusaient avec leurs perruches, a les faire courir. (Dans ce Singapour
d'ou ils venaient, on vend aux marins qui passent toute sorte de betes
apprivoisees.)
Ils avaient tous choisi des bebes de perruches, ayant de petits airs
enfantins sur leurs figures d'oiseau; pas encore de queue, mais deja
vertes, oh! d'un vert admirable. Les papas et les mamans avaient ete
verts; alors elles, toutes petites, avaient herite inconsciemment de cette
couleur-la, posees sur ces planches si propres du navire, elles
ressemblaient a des feuilles tres fraiches tombees d'un arbre des tropiques.
Quelquefois on les reunissait toutes; alors elles s'observaient entre
elles drolement; elles se mettaient a tourner le cou en tous sens, comme
pour s'examiner sous differents aspects. Elles marchaient comme des
boiteuses, avec des petits tremoussements comiques, partant tout d'un
coup tres vite, empressees, on ne sait pour quelle patrie; et il y en avait
qui tombaient.
Et puis les guenons apprenaient a faire des tours, et c'etait un autre
amusement. Il y en avait de tendrement aimees, qui etaient embrassees avec
transport, et qui se pelotonnaient tout contre la poitrine dure de
leurs maitres en les regardant avec des yeux de femme, moitie grotesque,
moitie touchantes.
Au coup de trois heures, les fourriers apporterent sur le pont deux sacs
de toile, scelles de gros cachets en cire rouge, et marques au nom de
Sylvestre; c'etait pour vendre a la criee, - comme le reglement l'exige pour
les morts, - tous ses vetements, tout ce qui lui avait appartenu au
monde. Et les matelots, avec entrain, vinrent se grouper autour; a bord
d'un navire-hopital, on en voit assez souvent, de ces ventes de sac, pour
que cela n'emotionne plus. Et puis, sur ce bateau, on avait si peu connu
Sylvestre.
Ses vareuses, ses chemises, ses maillots a raies bleues, furent palpes,
retournes et puis enleves a des prix quelconques, les acheteurs surfaisant
pour s'amuser.
Vint le tour de la petite boite sacree, qu'on adjugea cinquante sous. On
en avait retire, pour remettre a la famille, les lettres et la medaille
militaire; mais il y restait le cahier de chansons, le livre de
Confucius, et le fil, les boutons, les aiguilles, toutes les petites
choses disposees la par la prevoyance de grand'mere Yvonne pour reparer et
recoudre.
Ensuite le fourrier, qui exhibait les objets a vendre, presenta deux petits
bouddha, pris dans une pagode pour etre donnes a Gaud, et si droles de tournure
qu'il y eut un fou rire quand on les vit apparaitre comme dernier lot.
S'ils riaient, les marins, ce n'etait pas par manque de coeur, mais par
irreflexion seulement.
Pour finir, on vendit les sacs, et l'acheteur entreprit aussitot de rayer
le nom inscrit dessus pour mettre le sien a la place.
Un soigneux coup de balai fut donne apres, afin de bien debarrasser ce pont
si propre des poussieres ou des debris de fil tombes de ce deballage.
Et les matelots retournerent gaiment s'amuser avec leurs perruches et leurs
singes.
V
. . . . . . . . . . . . . .
Un jour de la premiere quinzaine de juin, comme la vieille Yvonne
rentrait chez elle, des voisines lui dirent qu'on etait venu la demander
de la part du commissaire de l'inscription maritime.
C'etait quelque chose concernant son petit-fils, bien sur; mais cela ne lui
fit pas du tout peur. Dans les familles des _gens de mer,_on a souvent
affaire a _l'Inscription;_ elle donc, qui etait fille, femme, mere et
grand'mere de marin, connaissait ce bureau depuis tantot soixante ans.
C'etait au sujet de sa delegation, sans doute; ou peut-etre un petit decompte de
la _Circe_ a toucher au moyen de sa _procure._ Sachant ce qu'on doit a M. le
commissaire, elle fit sa toilette, prit sa belle robe et une coiffe
blanche, puis se mit en route sur les deux heures.
Trottinant assez vite et menu dans ces sentiers de falaise, elle
s'acheminait vers Paimpol, un peu anxieuse tout de meme, a la reflexion, a
cause de ces deux mois sans lettre.
Elle rencontra son vieux galant, assis a une porte, tres tombe depuis les
froids de l'hiver.
--Eh bien?... Quand vous voudrez, vous savez; faut pas vous gener, la
belle!... (Encore ce costume en planches, qu'il avait dans l'idee.)
Le gai temps de juin souriait partout autour d'elle. Sur les hauteurs
pierreuses, il n'y avait toujours que les ajoncs ras aux fleurs jaune
d'or; mais des qu'on passait dans les bas-fonds abrites contre le vent de
la mer, on trouvait tout de suite la belle verdure neuve, les haies
d'aubepine fleurie, l'herbe haute et sentant bon. Elle ne voyait guere
tout cela, elle, si vieille, sur qui s'etaient accumulees les saisons
fugitives, courtes a present comme des jours...
Autour des hameaux croulant aux murs sombres il y avait des rosiers,
des oeillets, des giroflees et, jusque sur les hautes toitures de chaume
et de mousse, mille petites fleurs qui attiraient les premiers
papillons blancs.
Ce printemps etait presque sans amour, dans ce pays d'Islandais, et les
belles filles de race fiere que l'on apercevait, reveuses, sur les portes,
semblaient darder tres loin au dela des objets visibles leurs yeux bruns ou
bleus. Les jeunes hommes, a qui allaient leurs melancolies et leurs desirs,
etaient a faire la grande peche, la-bas, sur la mer hyperboree...
Mais c'etait un printemps tout de meme, tiede, suave, troublant, avec de legers
bourdonnements de mouches, des senteurs de plantes nouvelles.
Et tout cela, qui est sans ame, continuait de sourire a cette vieille
grand'mere qui marchait de son meilleur pas pour aller apprendre la mort
de son dernier petit-fils. Elle touchait a l'heure terrible ou cette
chose, qui s'etait passee si loin sur la mer chinoise, allait lui etre dite;
elle faisait cette course sinistre que Sylvestre au moment de mourir
avait devinee et qui lui avait arrache ses dernieres larmes d'angoisses - sa
bonne vieille grand'mere, mandee a _l'Inscription_ de Paimpol pour apprendre
qu'il etait mort! - Il l'avait vu tres nettement passer, sur cette route,
s'en allant bien vite, droite, avec son petit chale brun, son parapluie
et sa grande coiffe. Et cette apparition l'avait fait se soulever et
se tordre avec un dechirement affreux, tandis que l'enorme soleil rouge de
l'Equateur, qui se couchait magnifiquement, entrait par le sabord de
l'hopital pour le regarder mourir.
Seulement, de la-bas, lui, dans sa vision derniere, s'etait figure sous un ciel
de pluie cette promenade de pauvre vieille, qui, au contraire, se
faisait au gai printemps moqueur...
En approchant de Paimpol, elle se sentait devenir plus inquiete, et
pressait encore sa marche.
La voila dans la ville grise, dans les petites rues de granit ou tombait ce
soleil, donnant le bonjour a d'autres vieilles, ses contemporaines,
assises a leur fenetre. Intriguees de la voir, elles disaient:
--Ou va-t-elle comme ca si vite, en robe du dimanche, un jour sur semaine?
M. le commissaire de l'inscription ne se trouvait pas chez lui. Un
petit etre tres laid, d'une quinzaine d'annees, qui etait son commis, se tenait
assis a son bureau. Etant trop mal venu pour faire un pecheur, il avait recu
de l'instruction et passait ses jours sur cette meme chaise, en fausses
manches noires, grattant son papier.
Avec un air d'importance, quand elle lui eut dit son nom, il se leva
pour prendre, dans un casier, des pieces timbrees.
Il y en avait beaucoup... qu'est-ce que cela voulait dire? Des
certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni
par la mer, tout cela ayant comme un odeur de mort...
Il les etalait devant la pauvre vieille, qui commencait a trembler et a voir
trouble. C'est qu'elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud
ecrivait pour elle a son petit-fils, et qui etaient revenues la, non decachetees...
Et ca c'etait passe ainsi vingt ans auparavant, pour la mort de son fils
Pierre: les lettres etaient revenues de la Chine chez M. le commissaire,
qui les lui avait remises...
Il lisait maintenant d'une voix doctorale: "Moan, Jean-Marie-Sylvestre,
inscrit a Paimpol, folio 213, numero matricule 2091, decede a bord du _Bien-Hoa_ le
14..."
--Quoi?... Qu'est-ce qui lui est arrive, mon bon Monsieur?...
--Decede!... Il est decede, reprit-il.
Mon Dieu, il n'etait sans doute pas mechant, ce commis; s'il disait cela de
cette maniere brutale, c'etait plutot manque de jugement, inintelligence de
petit etre incomplet. Et, voyant qu'elle ne comprenait pas ce beau mot,
il s'exprima en breton:
--_Marw eo!..._
--_Marw eo!..._ (Il est mort...)
Elle repeta apres lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un pauvre
echo fele redirait une phrase indifferente.
C'etait bien ce qu'elle avait a moitie devine, mais cela la faisait trembler
seulement; a present que c'etait certain, ca n'avait pas l'air de la toucher.
D'abord sa faculte de souffrir s'etait vraiment un peu emoussee, a force d'age,
surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne venait plus tout de
suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le moment dans sa tete,
et voila qu'elle confondait cette mort avec d'autres: elle en avait tant
perdu, de fils!... Il lui fallut un instant pour bien entendre que
celui-ci etait son dernier, si cheri, celui a qui se rapportaient toutes ses
prieres, toute sa vie, toute son attente, toutes ses pensees, deja obscurcies
par l'approche sombre de _l'enfance..._
Elle eprouvait une honte aussi a laisser paraitre son desespoir devant se petit
monsieur qui lui faisait horreur: est-ce que c'etait comme ca qu'on annoncait a
une grand'mere la mort de son petit-fils?... Elle restait debout, devant
ce bureau, raidie, torturant les franges de son chale brun avec ses
pauvres vieilles mains gercees de laveuse.
Et comme elle se sentait loin de chez elle!... Mon Dieu, tout ce
trajet qu'il faudrait faire, et faire decemment, avant d'atteindre le gite
de chaume ou elle avait hate de s'enfermer - comme les betes blessees qui se
cachent au terrier pour mourir. C'est pour cela aussi qu'elle
s'efforcait
de ne pas trop penser, de ne pas encore bien comprendre, epouvantee surtout
d'une route si longue.
On lui remit un mandat pour aller toucher, comme heritiere, les trente
francs qui lui revenaient de la vente du sac de Sylvestre; puis les
lettres, les certificats et la boite contenant la medaille militaire.
Gauchement elle prit tout cela avec ses doigts qui restaient ouverts,
le promena d'une main dans l'autre, ne trouvant plus ses poches pour le
mettre.
Dans Paimpol, elle passa tout d'une piece et ne regardant personne, le
corps un peu penche comme qui va tomber, entendant un bourdonnement de
sang a ses oreilles; - et se hatant, se surmenant, comme une pauvre machine
deja tres ancienne qu'on aurait remontee a toute vitesse pour la derniere fois,
sans s'inquieter d'en briser les ressorts.
Au troisieme kilometre, elle allait toute courbee en avant, epuisee; de temps a
autre, son sabot heurtait quelque pierre qui lui donnait dans la tete un
grand choc douloureux. Et elle se depechait de se terrer chez elle, de
peur de tomber et d'etre rapportee...
VI
La vieille Yvonne qui est soule!
Elle etait tombee, et les gamins lui couraient apres. C'etait justement en
entrant dans la commune de Ploubazlanec, ou il y a beaucoup de maisons le
long de la route. Tout de meme elle avait eu la force de se relever et,
clopin-clopant, se sauvait avec son baton.
--La vieille Yvonne qui est soule!
Et des petits effrontes venaient la regarder sous le nez en riant. Sa
coiffe etait tout de travers.
Il y en avait, de ces petits, qui n'etaient pas bien mechant dans le fond,
- et quand ils l'avaient vue de plus pres devant cette grimace de desespoir
senile, s'en retournaient tout attristes et saisis, n'osant plus rien dire.
Chez elle, la porte fermee, elle poussa un cri de detresse qui l'etouffait,
et se laissa tomber dans un coin, la tete au mur. Sa coiffe lui etait
descendue sur les yeux; elle la jeta par terre, - sa pauvre belle
coiffe autrefois si menagee. Sa derniere robe des dimanches etait toute salie,
et une mince queue de cheveux, d'un blanc jaune, sortait de son
serre-tete, completant un desordre de pauvresse...
VII
Gaud, qui venait pour s'informer, la trouva le soir ainsi, toute decoiffee,
laissant pendre les bras, la tete contre la pierre, avec une grimace et
un _hi hi hi!_ plaintif de petit enfant; elle ne pouvait presque pas
pleurer: les trop vieilles grand'meres n'ont plus de larmes dans leurs
yeux taris.
--Mon petit-fils qui est mort!
Et elle lui jeta sur les genoux les lettres, les papiers, la medaille.
Gaud parcourut d'un coup d'oeil, vit que c'etait bien vrai, et se mit a
genoux pour prier.
Elles resterent la ensemble, presque muettes, les deux femmes, tant que
dura ce crepuscule de juin - qui est tres long en Bretagne et qui la-bas, en
Islande, ne finit plus. Dans la cheminee, le grillon qui porte bonheur
leur faisait tout de meme sa grele musique. Et la lueur jaune du soir
entrait par la lucarne, dans cette chaumiere Moan que la mer avait tous
pris, qui etaient maintenant une famille eteinte...
A la fin Gaud disait:
--Je viendrai, moi, ma bonne grand'mere, demeurer avec vous; j'apporterai
mon lit qu'on m'a laisse, je vous garderai, je vous soignerai, vous ne
serez pas toute seule...
Elle pleurait son petit ami Sylvestre, mais dans son chagrin elle se
sentait distraite involontairement par la pensee d'un autre: - celui qui
etait reparti pour la grande peche.
Ce Yann, on allait lui faire savoir que Sylvestre etait mort; justement
les _chasseurs_ devaient bientot partir. Le pleurerait-il seulement?...
Peut-etre que oui, car il l'aimait bien... Et au milieu de ses propres
larmes, elle se preoccupait de cela beaucoup, tantot s'indignant contre ce
garcon dur, tantot s'attendrissant a son souvenir, a cause de cette douleur
qu'il allait avoir lui aussi et qui etait comme un rapprochement entre
eux deux; - en somme, le coeur tout rempli de lui...
VIII
.. Un soir pale d'aout, la lettre qui annoncait a Yann la mort de son frere
finit par arriver a bord de la _Marie_ sur la mer d'Islande; - c'etait apres
une journee de dure manoeuvre et de fatigue excessive, au moment ou il
allait descendre pour souper et dormir. Les yeux alourdis de sommeil,
il lut cela en bas, dans le reduit sombre, a le lueur jaune de la petite
lampe; et, dans le premier moment, lui aussi resta insensible, etourdi,
comme quelqu'un qui ne comprendrait pas bien. Tres renferme, par fierte,
pour tout ce qui concernait son coeur, il cacha la lettre dans son
tricot bleu, contre sa poitrine, comme les matelots font, sans rien
dire.
Seulement il ne se sentait plus le courage de s'asseoir avec les autres
pour manger la soupe; alors, dedaignant meme de leur expliquer pourquoi, il
se jeta sur sa couchette et, du meme coup, s'endormit.
Bientot il reva de Sylvestre mort, de son enterrement qui passait...
Aux approches de minuit, - etant dans cet etat d'esprit particulier aux
marins qui ont conscience de l'heure dans le sommeil et qui sentent
venir le moment ou on les fera lever pour le quart, - il voyait cet
enterrement encore. Et il se disait:
--Je reve; heureusement ils vont me reveiller mieux et ca s'evanouira.
Mais quand une rude main fut posee sur lui, et qu'une voix se mit a dire:
"Gaos! - allons debout, la _releve!_" il entendit sur sa poitrine un leger
froissement de papier - petite musique sinistre affirmant la realite de la
mort. - Ah! Oui, la lettre!... c'etait vrai, donc! - et deja ce fut une
impression plus poignante, plus cruelle, et, en se dressant vite, dans
son reveil subit, il heurta contre les poutres son front large.
Puis il s'habilla et ouvrit l'ecoutille pour aller la-haut prendre son
poste de peche...
IX
Quand Yann fut monte, il regarda tout autour de lui, avec ses yeux qui
venaient de dormir, le grand cercle familier de la mer.
Cette nuit-la, c'etait l'immensite presentee sous ses aspects les plus etonnamment
simples, en teintes neutres, donnant seulement des impressions de
profondeur.
Cet horizon, qui n'indiquait aucune region precise de la terre, ni meme aucun
age geologique, avait du etre tant de fois pareil depuis l'origine des siecles,
qu'en regardant il semblait vraiment qu'on ne vit rien, - rien que
l'eternite des choses qui _sont_ et qui ne peuvent se dispenser _d'etre._
Il ne faisait meme pas absolument nuit. C'etait eclaire faiblement, par un
reste de lumiere, qui ne venait de nulle part. Cela bruissait comme par
habitude, rendant une plainte sans but. C'etais gris, d'un gris trouble
qui fuyait sous le regard. - La mer pendant son repos mysterieux et son
sommeil, se dissimulait sous les teintes discretes qui n'ont pas de nom.
Il y avait en haut des nuees diffuses; elles avaient pris des formes
quelconques, parce que les choses ne peuvent guere n'en pas avoir dans
l'obscurite, elles se confondaient presque pour n'etre qu'un grand voile.
Mais, en un point de ce ciel, tres bas, pres des eaux elles faisaient une
sorte de marbrure plus distincte, bien que tres lointaine; un dessin mou,
comme trace par une main distraite; combinaison de hasard, non destinee a etre
vue, et fugitive, prete a mourir. - Et cela seul, dans tout cet ensemble,
paraissait signifier quelque chose; on eut dit que la pensee melancolique,
insaisissable, de tout ce neant, etait inscrite la; - et les yeux finissaient
par s'y fixer, sans le vouloir.
Lui, Yann, a mesure que ses prunelles mobiles s'habituaient a l'obscurite du
dehors, il regardait de plus en plus cette marbrure unique du ciel;
elle avait forme de quelqu'un qui s'affaisse, avec deux bras qui se
tendent. Et a present qu'il avait commence a voir la cette apparence, il lui
semblait que ce fut une vraie ombre humaine, agrandie, rendue gigantesque a
force de venir de loin.
Puis, dans son imagination ou flottaient ensemble les reves indicibles et
les croyances primitives, cette ombre triste, effondree au bout de ce
ciel de tenebres, se melait peu a peu au souvenir de son frere mort, comme une
derniere manifestation de lui.
Il etait coutumier de ces etranges associations d'images, comme il s'en
forme surtout au commencement de la vie, dans la tete des enfants...
Mais
les mots, si vagues qu'il soient, restent encore trop precis pour
exprimer ces choses; il faudrait cette langue incertaine qui se parle
quelquefois
dans les reves, et dont on ne retient au reveil que d'enigmatiques fragments
n'ayant plus de sens.
A contempler ce nuage, il sentait venir une tristesse profonde,
angoissee, pleine d'inconnu et de mystere, qui lui glacait l'ame; beaucoup
mieux que tout a l'heure, il comprenait maintenant que son pauvre petit
frere ne reparaitrait jamais, jamais plus; le chagrin, qui avait ete long a
percer l'enveloppe robuste et dure de son coeur, y entrait a present jusqu'a
pleins bords. Il revoyait la figure douce de Sylvestre, ses bons yeux
d'enfant; a l'idee de l'embrasser, quelque chose comme un voile tombait
tout a coup entre ses paupieres, malgre lui, - et d'abord il ne s'expliquait
pas bien ce que c'etait, n'ayant jamais pleure dans sa vie d'homme. - Mais
les larmes commencaient a couler lourdes, rapides, sur ses joues; et puis
des sanglots vinrent soulever sa poitrine profonde.
Il continuait de pecher tres vite, sans perdre son temps ni rien dire, et
les deux autres, qui l'ecoutaient dans ce silence, se gardaient d'avoir
l'air d'entendre, de peur de l'irriter, le sachant si renferme et si fier.
.. Dans son idee a lui, la mort finissait tout...
Il lui arrivait bien, par respect, de s'associer a ces prieres qu'on dit
en famille pour les defunts; mais il ne croyait a aucune survivance des ames.
Dans leurs causeries entre marins, ils disaient tous cela, d'une maniere
breve et assuree, comme une chose bien connue de chacun; ce qui pourtant
n'empechait pas une vague apprehension des fantomes, une vague frayeur des
cimetieres, une confiance extreme dans les saints et les images qui
protegent, ni surtout une veneration innee pour la terre benite qui entoure les
eglises.
Ainsi Yann redoutait pour lui-meme d'etre pris par la mer, comme si cela
aneantissait davantage, - et la pensee que Sylvestre etait reste la-bas, dans
cette terre lointaine d'en dessous, rendait son chagrin plus desespere, plus
sombre.
Avec son dedain des autres, il pleura sans aucune contrainte ni honte,
comme s'il eut ete seul.
.. Au dehors, le vide blanchissait lentement, bien qu'il fut a peine deux
heures; et en meme temps il paraissait s'etendre, devenir plus demesure, se
creuser d'une maniere plus effrayante. Avec cette espece d'aube qui
naissait, les yeux s'ouvraient davantage et l'esprit plus eveille concevait
mieux l'immensite des lointains; alors les limites de l'espace visible
etaient encore reculees et fuyaient toujours.
C'etait un eclairage tres pale, mais qui augmentait; il semblait que cela vint
par petits jets, par secousses legeres; les choses eternelles avaient l'air
de s'illuminer par transparence, comme si des lampes a flamme blanche
eussent ete montees peu a peu, derriere les informes nuees grises; - montees
discretement, avec des precautions mysterieuses, de peur de troubler le morne
repos de la mer.
Sous l'horizon, la grande lampe blanche, c'etait le soleil, qui se trainait
sans force, avant de faire au-dessus des eaux sa promenade lente et
froide commencee des l'extreme matin...
Ce jour-la, on ne voyait nulle part de tons roses d'aurore, tout restait
bleme et triste. Et, a bord de la _Marie,_ un homme pleurait, le grand
Yann...
Ces larmes de son frere sauvage, et cette plus grande melancolie du dehors,
c'etait l'appareil de deuil employe pour le pauvre petit heros obscur, sur
ces mers d'Islande ou il avait passe la moitie de sa vie...
Quand le plein jour vint, Yann essuya brusquement ses yeux avec la
manche de son tricot de laine et ne pleura plus. Ce fut fini. Il
semblait completement repris par le travail de la peche, par le train
monotone des choses reelles et presentes, comme ne pensant plus a rien.
Du reste, les lignes donnaient beaucoup et les bras avaient peine a
suffire.
Autour des pecheurs, dans les fonds immenses, c'etait un nouveau changement a
vue. Le grand deploiement d'infini, le grand spectacle du matin etait
termine, et maintenant les lointains paraissaient au contraire se retrecir,
se refermer sur eux. Comment donc avait-on cru voir tout a l'heure la
mer si demesuree? L'horizon etait a present tout pres, et il semblait meme qu'on
manquat d'espace. Le vide se remplissait de voiles tenus qui flottaient,
les uns plus vagues que des buees, d'autres aux contours presque visibles
et comme franges. Ils tombaient mollement, dans un grand silence, comme
des mousselines blanches n'ayant pas de poids; mais il en descendait de
partout en meme temps, aussi l'emprisonnement la-dessous se faisait tres
vite, et cela oppressait, de voir ainsi s'encombrer l'air respirable.
C'etait la premiere brume d'aout qui se levait. En quelques minutes le
suaire fut uniformement dense, impenetrable; autour de la _Marie,_ on ne
distinguait plus rien qu'une paleur humide ou se diffusait la lumiere et ou la
mature du navire semblait meme se perdre.
--De ce coup, la voila arrivee, la sale brume, dirent les hommes.
Ils connaissaient depuis longtemps cette inevitable compagne de la
seconde periode de peche; mais aussi cela annoncait la fin de la saison
d'Islande, l'epoque ou l'on fait route pour revenir en Bretagne.
En fines gouttelettes brillantes, cela se deposait sur leur barbe; cela
faisait luire d'humidite leur peau brunie. Ceux qui se regardaient d'un
bout a l'autre du bateau se voyaient troubles comme des fantomes; par
contre les objets tres rapproches apparaissaient plus crument sous cette
lumiere fade et blanchatre. On prenait garde de respirer la bouche
ouverte; une sensation de froid et de mouille penetrait les poitrines.
En meme temps, la peche allait de plus en plus vite, et on ne causait plus,
tant les lignes donnaient; a tout instant, on entendait tomber a bord des
gros poissons, lances sur les planches avec un bruit de fouet; apres, ils
se tremoussaient rageusement en claquant de la queue contre le bois du
pont; tout etait eclabousse de l'eau de la mer et des fines ecailles argentees
qu'ils jetaient en se debattant. Le marin qui leur fendait le ventre
avec son grand couteau, dans sa precipitation, s'entaillait les doigts,
et son sang bien rouge se melait a la saumure.
X
Ils resterent, cette fois, dix jours d'affilee pris dans la brume epaisse,
sans rien voir. La peche continuait d'etre bonne et, avec tant d'activite,
on ne s'ennuyait pas. De temps en temps, a intervalles reguliers, l'un
d'eux soufflait dans une trompe de corne d'ou sortait un bruit pareil au
beuglement d'une bete sauvage.
Quelquefois, du dehors, du fond des brumes blanches, un autre
beuglement lointain repondait a leur appel. Alors on veillait davantage.
Si le crise rapprochait, toutes les oreilles se tendaient vers ce
voisin inconnu, qu'on apercevrait sans doute jamais et dont la presence
etait pourtant un danger. On faisait des conjectures sur lui; il
devenait une occupation, une societe et, par envie de le voir, les yeux
s'efforcaient a percer les impalpables mousselines blanches qui restaient
tendues partout dans l'air.
Puis il s'eloignait, les beuglements de sa trompe mouraient dans le
lointain sourd; alors on se retrouvait seul dans le silence, au milieu
de cet infini de vapeurs immobiles. Tout etait impregne d'eau; tout etait
ruisselant de sel et de saumure. Le froid devenait plus penetrant; le
soleil s'attardait davantage a trainer sous l'horizon; il y avait deja de
vraies nuits d'une ou deux heures, dont la tombee grise etait sinistre et
glaciale.
Chaque matin on sondait avec un plomb la hauteur des eaux, de peur que
la _Marie_ ne se fut trop rapprochee de l'ile d'Islande. Mais toutes les
_lignes_ du bord filees bout a bout n'arrivaient pas a toucher le lit de la
mer: on etait donc bien au large et en belle eau profonde.
La vie etait saine et rude; ce froid plus piquant augmentait le bien-etre
du soir, l'impression de gite bien chaud qu'on eprouvait dans la cabine en
chene massif, quand on y descendait pour souper ou pour dormir.
Dans le jour, ces hommes, qui etaient plus cloitres que des moines, causaient
peu entre eux. Chacun tenant sa ligne, restait pendant des heures et
des heures a son meme poste invariable, les bras seuls occupes au travail
incessant de la peche. Ils n'etaient separes les uns des autres que de deux ou
trois metres, et ils finissaient par ne plus se voir.
Ce calme de la brume, cette obscurite blanche endormaient l'esprit. Tout
en pechant, on se chantait pour soi-meme quelque air du pays a demi voix , de
peur d'eloigner les poissons. Les pensees se faisaient plus lentes et plus
rares; elles semblaient se distendre, s'allonger en duree afin d'arriver a
remplir le temps sans y laisser des vides, des intervalles de non-etre.
On n'avait plus du tout l'idee aux femmes, parce qu'il faisait deja froid;
mais on revait a des choses incoherentes ou merveilleuses, comme dans le
sommeil, et la trame de ces reves etait aussi peu serree qu'un brouillard...
Ce brumeux mois d'aout, il avait coutume de clore ainsi chaque annee, d'une
maniere triste et tranquille, la saison d'Islande. Autrement c'etait
toujours la meme plenitude de vies physique, gonflant les poitrines et
faisant aux marins des muscles durs.
Yann avait bien retrouve tout de suite ses facons d'etre habituelles, comme
si son grand chagrin n'eut pas persiste: vigilant et alerte, prompt a la
manoeuvre et a la peche, l'allure desinvolte comme qui n'a pas de soucis; du
reste, communicatif a ses heures seulement - qui etaient rares - et portant
toujours la tete aussi haut avec son air a la fois indifferent et dominateur.
Le soir, au souper, dans le logis fruste que protegeait la Vierge de
faience, quand on etait attable, le grand couteau en main devant quelque
bonne assiettee toute chaude, il lui arrivait, comme autrefois, de rire
aux choses droles que les autres disaient.
En lui-meme, peut-etre, s'occupait-il un peu de cette Gaud, que Sylvestre
lui avait sans doute donnee pour femme dans ses dernieres petites idees
d'agonie, - et qui etait devenue une pauvre fille a present sans personne
au monde... Peut-etre bien surtout, le deuil de ce frere durait-il encore
dans le fond de son coeur...
Mais ce coeur d'Yann etait une region vierge, a gouverner, peu connue, ou se
passaient des choses qui ne se revelaient pas au dehors.
XI
Un matin, vers trois heures, tandis qu'ils revaient tranquillement sous
leur suaire de brume, ils entendirent comme des bruits de voix dont le
timbre leur sembla etrange et non connu d'eux. Ils se regarderent les uns
les autres, ceux qui etaient sur le pont, s'interrogeant d'un coup d'oeil:
--Qui est-ce qui a parle?
Non, personne; personne n'avait rien dit. Et, en effet, cela avait
bien eu l'air de sortir du vide exterieur.
Alors, celui qui etait charge de la trompe, et qui l'avait negligee depuis la
veille, se precipita dessus, en se gonflant de tout son souffle pour
pousser le long beuglement d'alarme.
Cela seul faisait deja frissonner, dans ce silence. Et puis, comme si, au
contraire, une apparition eut ete evoquee par ce son vibrant de cornemuse, une
grande chose imprevue s'etait dessinee en grisaille, s'etait dressee menacante, tres
haut tout pres d'eux: des mats, des vergues, des cordages, un dessin de
navire qui s'etait fait en l'air, partout a la fois et d'un meme coup, comme
ces fantasmagories pour effrayer qui, d'un seul jet de lumiere, sont creees
sur des voiles tendus. Et d'autre hommes apparaissaient la, a les toucher,
penches sur le rebord, les regardant avec des yeux tres ouverts dans un
reveil de surprise et d'epouvante...
Ils se jeterent sur des avirons, des mats de rechange, des gaffes - tout ce
qui se trouva dans la drome de long et de solide - et les pointerent en
dehors pour tenir a distance cette chose et ces visiteurs qui leur
arrivaient. Et les autres aussi, effares, allongeaient vers eux d'enormes
batons pour les repousser.
Mais il n'y eut qu'un craquement tres leger dans les vergues, au-dessus de
leurs tetes, et les matures, un instant accrochees, se degagerent aussitot sans
aucune avarie; le choc, tres doux par ce calme, etait tout a fait amorti; il
avait ete si faible meme, que vraiment il semblait que cet autre navire n'eut
pas de masse et qu'il fut une chose molle, presque sans poids...
Alors, le saisissement passe, les hommes se mirent a rire; ils se
reconnaissaient entre eux:
--Ohe! de la _Marie._
--Eh! Gaos, Laumec, Guermeur!
L'apparition, c'etait la _Reine-Berthe,_ capitaine Larvoer, aussi de
Paimpol; ces matelots etaient des villages d'alentour; ce grand-la, tout en
barbe noire, montrant ses dents dans son rire, c'etait Kerjegou, un de
Ploudaniel; et les autres venaient de Plounes ou de Plounerin.
--Aussi, pourquoi ne sonniez-vous pas de votre trompe, bande de
sauvages? Demandait Larvoer de la _Reine-Berthe._
--Eh bien, et vous donc, bande de pirates et d'ecumeurs, _mauvaise
poison_ de la mer?...
--Oh! nous... c'est different; _ca nous est defendu de faire du bruit._ (Il
avait repondu cela avec un air de sous-entendre quelque mystere noir; avec
un sourire drole, qui, par la suite, revint souvent en tete a ceux de la
_Marie_ et leur donna a penser beaucoup.)
Et puis comme s'il en eut dit trop long, il finit par cette plaisanterie:
--Notre corne a nous, c'est celui-la, en soufflant dedans, qui nous l'a crevee.
Et il montrait un matelot a figure de triton, qui etait tout en cou et tout
en poitrine, trop large, bas sur jambes, avec je ne sais quoi de
grotesque et de l'inquietant dans sa puissance difforme.
Et pendant qu'on se regardait la, attendant que quelque brise ou quelque
courant d'en dessous voulut bien emmener l'un plus vite que l'autre,
separer les navires, on engagea une causerie. Tous appuyes en babord, se
tenant en respect au bout de leurs longs morceaux de bois, comme
eussent fait des assieges avec des piques, ils parlerent des choses du pays,
des dernieres lettres recues par les "chasseurs", des vieux parents et des
femmes.
--Moi, disait Kerjegou, la _mienne_ me marque qu'elle vient d'avoir son
petit que nous attendions; ca va nous en faire la douzaine tout a l'heure.
Un autre avait eu deux jumeaux, et un troisieme annoncait le mariage de la
belle Jeannie Caroff - une fille tres connue des Islandais - avec certain
vieux richard infirme, de la commune de Plourivo.
Ils se voyaient comme a travers des gazes blanches, et il semblait que
cela changeat aussi le son des voix qui avait quelque chose d'etouffe et de
lointain.
Cependant Yann ne pouvait detacher ses yeux d'un de ces pecheurs, un petit
homme deja vieillot qu'il etait sur de n'avoir jamais vu nulle part et qui
pourtant lui avait dit tout de suite: "Bonjour, mon grand Yann!" avec
un air d'intime connaissance; il avait la laideur irritante des singes
avec leur clignotement de malice dans ses yeux percants.
--Moi, disait encore Larvoer, de la _Reine-Berthe,_ on m'a marque la mort
du petit-fils de la vieille Yvonne Moan, de Ploubazlanec, qui faisait
son service a l'Etat, comme vous savez, sur l'escadre de Chine; un bien
grand dommage!
Entendant cela, les autres de la _Marie_ se tournerent vers Yann pour
savoir s'il avait deja connaissance de ce malheur.
--Oui, dit-il d'une voix basse, l'air indifferent et hautain, c'etait sur
la derniere lettre que mon pere m'a envoyee.
Ils le regardaient tous, dans la curiosite qu'ils avaient de son chagrin,
et cela l'irritait.
Leurs propos se croisaient a la hate, au travers du brouillard pale, pendant
que fuyaient les minutes de leur bizarre entrevue.
--Ma femme me marque en meme temps, continuait Larvoer, que la fille de M.
Mevel a quitte la ville pour demeurer a Ploubazlanec et soigner la vieille
Moan, sa grand'tante; elle s'est mise a travailler a present, en journee chez
le monde, pour gagner sa vie. D'ailleurs, j'avais toujours eu dans
l'idee, moi, que c'etait une brave fille, et une courageuse, malgre ses airs
de demoiselle et ses falbalas.
Alors, de nouveau, on regarda Yann, ce qui acheva de lui deplaire, et une
couleur rouge lui monta aux joues sous son hale dore.
Par cette appreciation sur Gaud fut clos l'entretien avec ces gens de la
_Reine-Berthe_ qu'aucun etre vivant ne devait plus jamais revoir. Depuis
un instant, leurs figures semblaient deja plus effacees, car leur navire etait
moins pres, et, tout a coup, ceux de la _Marie_ ne trouverent plus rien a
pousser, plus rien au bout de leurs longs morceaux de bois; tous leurs
"espars", avirons, mats ou vergues, s'agiterent en cherchant dans le vide,
puis retomberent les uns apres les autres lourdement dans la mer, comme de
grands bras morts. On rentra donc ces defenses inutiles: la
_Reine-Berthe,_ replongee dans la brume profonde, avait disparu
brusquement tout d'une piece, comme s'efface l'image d'un transparent
derriere lequel la lampe a ete soufflee. Ils essayerent de la heler, mais rien ne
repondit a leurs cris, - qu'une espece de clameur moqueuse a plusieurs voix,
terminee en un gemissement qui les fit se regarder avec surprise...
Cette _Reine-Berthe_ ne revint point avec les autres Islandais et,
comme ceux du _Samuel_Azenide_ avaient rencontre dans un fiord une epave non
douteuse (son couronnement d'arriere avec un morceau de sa quille), on ne
l'attendit plus; des le mois d'octobre, les noms de tous ses marins
furent inscrits dans l'eglise sur des plaques noires.
Or, depuis cette derniere apparition dont les gens de la _Marie_ avaient
bien retenu la date, jusqu'a l'epoque du retour, il n'y avait eu aucun
mauvais temps dangereux sur la mer d'Islande, tandis que, au contraire
trois semaines auparavant, une bourrasque d'ouest avait emporte plusieurs
marins et deux navires. On se rappela alors le sourire de Larvoer et, en
rapprochant toutes ces choses, on fit beaucoup de conjonctures; Yann
revit plus d'une fois, la nuit, le marin au clignotement de singe, et
quelques-uns de la _Marie_ se demanderent craintivement si, ce matin-la,
ils n'avaient point cause avec des trepasses.
XII
L'ete s'avanca et, a la fin d'aout, en meme temps que les premiers brouillards du
matin, on vit les Islandais revenir.
Depuis trois mois deja, les deux abandonnees habitaient ensemble, a
Ploubazlanec, la chaumiere des Moan; Gaud avait pris place de fille dans
ce pauvre nid de marins morts. Elle avait envoye la tout ce qu'on lui
avait laisse apres la vente de la maison de son pere: son beau lit _a la mode
des villes_ et ses belles jupes de differentes couleurs. Elle avait fait
elle-meme sa nouvelle robe noire d'un facon plus simple et portait, comme
la vieille Yvonne, une coiffe de deuil en mousseline epaisse ornee
seulement de plis.
Tous le jours, elle travaillait a des ouvrages de couture chez les gens
riches de la ville et rentrait a la nuit, sans etre distraite en chemin par
aucun amoureux, restee un peu hautaine, et encore entouree d'un respect de
demoiselle; en lui disant bonsoir, les garcons mettaient comme autrefois,
la main a leur chapeau.
Par les beaux crepuscules d'ete, elle s'en revenait de Paimpol, tout le long
de cette route de falaise, aspirant le grand air marin qui repose. Les
travaux d'aiguille n'avaient pas eu le temps de la deformer - comme
d'autres, qui vivent toujours penchees de cote sur leur ouvrage - et, en
regardant la mer, elle redressait la belle taille souple qu'elle tenait
de race; en regardant la mer, en regardant le large, tout au fond
duquel etait Yann...
Cette meme route menait chez lui. En continuant un peu, vers certaine
region plus pierreuse et plus balayee par le vent, on serait arrive a ce hameau
de Pors-Even ou les arbres, couverts de mousses grises, croissent tout
petits entre les pierres et se couchent dans le sens des rafales
d'ouest. Elle n'y retournerait sans doute jamais, dans ce Pors-Even,
bien qu'il fut a moins d'une lieue; mais, une fois dans sa vie, elle y etait
allee et cela avait suffi pour laisser un charme sur tout son chemin;
Yann, d'ailleurs, devait souvent y passer et, de sa porte, elle
pourrait le suivre allant ou venant sur la lande rase, entre les ajoncs
courts. Donc elle aimait toute cette region de Ploubazlanec; elle etait
presque heureuse que le sort l'eut rejetee la: en aucun autre lieu du pays
elle n'eut pu se faire a vivre.
A cette saison de fin d'aout, il y a comme un alanguissement de pays
chaud qui remonte du midi vers le nord; il y a des soirees lumineuses,
des reflets du grand soleil d'ailleurs qui viennent trainer jusque sur la
mer bretonne. Tres souvent, l'air est limpide et calme, sans aucun nuage
nulle part.
Aux heures ou Gaud s'en revenait, les choses se fondaient deja ensemble pour
la nuit, commencaient a se reunir et a former des silhouettes. Ca et la, un bouquet
d'ajoncs se dressait sur une hauteur entre deux pierres, comme un
panache ebouriffe; un groupe d'arbres tordus formait un amas sombre dans un
creux, ou bien, ailleurs, quelque hameau a toit de paille dessinait
au-dessus de la lande une petite decoupure bossue. Aux carrefours les
vieux christs qui gardaient la campagne etendaient leurs bras noirs sur
les calvaires, comme de vrais hommes supplicies, et, dans le lointain, la
Manche se detachait en clair, en grand miroir jaune sur un ciel qui etait deja
tenebreux vers l'horizon. Et dans ce pays, meme ce calme, meme ces beau temps,
etaient melancoliques; il restait, malgre tout, une inquietude planant sur les
choses; une anxiete venue de la mer a qui tant d'existences etaient confiees et
dont l'eternelle menace n'etait qu'endormie.
Gaud, qui songeait en chemin, ne trouvait jamais assez longue sa course
de retour au grand air. On sentait l'odeur salee des greves, et l'odeur
douce de certaines fleurs qui croissent sur les falaises entre les epines
maigres. Sans la grand'mere Yvonne qui l'attendait au logis, volontiers
elle se serait attardee dans ces sentiers d'ajoncs, a la maniere de ces
belles demoiselles qui aiment a rever, les soirs d'ete, dans les parcs.
En traversant ce pays, il lui revenait bien aussi quelques souvenirs de
sa petite enfance; mais comme ils etaient effaces a present, recules, amoindris
par son amour! Malgre tout, elle voulait considerer ce Yann comme une
sorte de fiance, - un fiance fuyant, dedaigneux, sauvage, qu'elle n'aurait
jamais; mais a qui elle s'obstinerait a rester fidele en esprit, sans plus
confier cela a personne. Pour le moment, elle aimait a le savoir en
Islande; la, au moins, la mer le lui gardait dans ses cloitres profonds et
il ne pouvait se donner a aucune autre.
Il est vrai qu'un de ces jours il allait revenir, mais elle
envisageait aussi ce retour avec plus de calme qu'autrefois. Par
instinct, elle
comprenait que sa pauvrete ne serait pas un motif pour etre plus dedaignee, -
car il n'etait pas un garcon comme les autres. - Et puis cette mort du
petit Sylvestre etait une chose qui les rapprochait decidement. A son arrivee,
il ne pourrait manquer de venir sous leur toit pour voir la grand'mere de
son ami: et elle avait decide qu'elle serait la pour cette visite, il ne lui
semblait pas que ce fut manquer de dignite; sans paraitre se souvenir de
rien, elle lui parlerait comme a quelqu'un que l'on connait depuis
longtemps; elle lui parlerait meme avec affection comme a un frere de
Sylvestre, en tachant d'avoir l'air naturel. Et qui sait? il ne serait
peut-etre pas impossible de prendre aupres de lui une place de soeur, a present
qu'elle allait etre si seule au monde; de se reposer sur son amitie; de la
lui demander comme un soutien, en s'expliquant assez pour qu'il ne crut
plus a aucune arriere-pensee de mariage. Elle le jugeait sauvage seulement,
entete dans ses idees d'independance, mais doux, franc, et capable de bien
comprendre les choses bonnes qui viennent tout droit du coeur.
Qu'allait-il eprouver, en la retrouvant la, pauvre, dans cette chaumiere
presque en ruine?... Bien pauvre, oh! oui, car la grand'mere Moan,
n'etant plus assez forte pour aller en journee aux lessives, n'avait plus
rien que sa pension de veuve; il est vrai, elle mangeait bien peu
maintenant, et toutes deux pouvaient encore s'arranger pour vivre sans
demander rien a personne...
La nuit etait toujours tombee quand elle arrivait au logis; avant d'entrer,
il fallait descendre un peu, sur des roches usees, la chaumiere se trouvant
en contre-bas de ce chemin de Ploubazlanec, dans la partie de terrain
qui s'incline vers la greve. Elle etait presque cachee sous son epais toit de
paille brune, tout gondole, qui ressemblait au dos de quelque enorme bete
morte effondree sous ses poils durs. Ses murailles avaient la couleur
sombre et la rudesse des rochers, avec des mousses et du cochlearia
formant de petites touffes vertes. On montait les trois marches
gondolees du seuil, et on ouvrait le loquet interieur de la porte au moyen
d'un bout de corde de navire qui sortait par un trou. En entrant, on
voyait d'abord en face de soi la lucarne, percee comme dans l'epaisseur
d'un rempart, et donnant sur la mer d'ou venait une derniere clarte jaune
pale. Dans la grande cheminee flambaient des brindilles odorantes de pin
et de hetre, que la vieille Yvonne ramassait dans ses promenades le long
des chemins; elle-meme etait la assise, surveillant leur petit souper; dans
son interieur, elle portait un serre-tete seulement, pour menager ses
coiffes; son profil, encore joli, se decoupait sur la lueur rouge de son
feu. Elle levait vers Gaud ses yeux jadis bruns, qui avaient pris une
couleur passee, tournee au bleuatre, et qui etaient troubles, incertains, egares de
vieillesse. Elle disait toutes les fois la meme chose:
--Ah! Mon Dieu, ma bonne fille, comme tu rentres tard ce soir...
--Mais non, grand'mere, repondait doucement Gaud qui y etait habituee. Il est
la meme heure que les autre jours.
--Ah!... me semblait a moi, ma fille, me semblait qu'il etait plus tard que
de coutume.
Elle soupaient sur une table devenue presque informe a force d'etre usee,
mais encore epaisse comme le tronc d'un chene. Et le grillon ne manquait
jamais de leur recommencer sa petite musique a son d'argent.
Un des cotes de la chaumiere etait occupe par des boiseries grossierement sculptees
et aujourd'hui toutes vermoulues; en s'ouvrant, elles donnaient acces
dans des etageres ou plusieurs generations pecheurs avaient ete concues, avaient dormi,
et ou les meres vieillies etaient mortes.
Aux solives noires du toit s'accrochaient des untensiles de menage tres
anciens, des paquets d'herbes, des cuillers de bois, du lard fume; aussi
de vieux filets, qui dormaient la depuis le naufrage des derniers fils
Moan, et dont les rats venaient la nuit couper les mailles.
Le lit de Gaud, installe dans un angle avec ses rideaux de mousseline
blanche, faisait l'effet d'une chose elegante et fraiche, apportee dans une
hutte de Celte.
Il y avait une photographie de Sylvestre en matelot, dans un cadre,
accrochee au granit du mur. Sa grand'mere y avait attache sa medaille
militaire, avec une de ces paires d'ancres en drap rouge que les marins
portent sur la manche droite, et qui venait de lui; Gaud lui avait
aussi achete a Paimpol une de ces couronnes funeraires en perles noires et
blanches dont on entoure, en Bretagne, les portrait des defunts. C'etait la
son petit mausolee, tout ce qu'il avait pour consacrer sa memoire, dans son
pays breton...
Les soirs d'ete, elle ne veillaient pas, par economie de lumiere; quand le
temps etait beau, elles s'asseyaient un moment sur un banc de pierre,
devant la maison, et regardaient le monde qui passait dans le chemin un
peu au-dessus de leur tete.
Ensuite la vieille Yvonne se couchait dans son etagere d'armoire, et Gaud,
dans son lit de demoiselle; la, elle s'endormait assez vite, ayant
beaucoup travaille, beaucoup marche, et songeant au retour des Islandais et
fille sage, resolue, dans un trouble trop grand...
XIII
Mais un jour, a Paimpol, entendant dire que la _Marie_ venait d'arriver,
elle se sentit prise d'une espece de fievre. Tout son calme d'attente
l'avait abandonnee; ayant brusque la fin de son ouvrage, sans savoir
pourquoi, elle se mit en route plus tot que de coutume, - et, dans le
chemin, comme elle se hatait, elle le reconnut de loin qui venait a
l'encontre d'elle.
Ses jambes tremblaient et elle les sentait flechir. Il etait deja tout pres, se
dessinant a vingt pas a peine, avec sa taille superbe, ses cheveux boucles
sous son bonnet de pecheur. Elle se trouvait prise si au depourvu par
cette rencontre, que vraiment elle avait peur de chanceler, et qu'il
s'en apercut; elle en serait morte de honte a present... Et puis elle se
croyait mal coiffee, avec un air fatigue pour avoir fait son ouvrage trop
vite; elle eut donne je ne sais quoi pour etre cachee dans les touffes
d'ajoncs, disparue dans quelque trou de fouine. Du reste, lui aussi
avait eu un mouvement de recul, comme pour essayer de changer de route.
Mais c'etait trop tard: ils se croiserent dans l'etroit chemin.
Lui, pour ne pas la froler, se rangea contre le talus, d'un bond de cote
comme un cheval ombrageux qui se derobe, en la regardant d'une maniere
furtive et sauvage.
Elle aussi, pendant une demi-seconde, avait leve les yeux, lui jetant
malgre elle-meme une priere et une angoisse. Et, dans ce croisement
involontaire de leurs regards, plus rapide qu'un coup de feu, ses
prunelles gris de lin avaient paru s'elargir, s'eclairer de quelque grande
flamme de pensee, lancee une vraie lueur bleuatre, tandis que sa figure etait
devenue toute rose jusqu'aux tempes, jusque sous les tresses blondes.
Il avait dit en touchant son bonnet:
--Bonjour, mademoiselle Gaud!
--Bonjour, monsieur Yann, repondit-elle.
Et ce fut tout; il etait passe. Elle continua sa route, encore tremblante,
mais sentant peu a peu a mesure qu'il s'eloignait, le sang reprendre son
cours et la force revenir...
Au logis, elle trouva la vieille Moan assise dans un coin, le tete entre
ses mains, qui pleurait, qui faisait son _hi hi hi!_de petit enfant,
toute depeignee, sa queue de cheveux tombee de son serre-tete comme un maigre
echeveau de chanvre gris:
--Ah! ma bonne Gaud, - c'est le fils Gaos que j'ai rencontre du cote de
Plouherzel, comme je m'en retournais de ramasser mon bois; - alors nous
avons parle de mon pauvre petit, tu penses bien. Ils sont arrives ce matin
de l'Islande et, des ce midi, il etait venu pour me faire une visite
pendant que j'etais dehors. Pauvre garcon, il avait des larmes aux yeux
lui aussi... Jusqu'a ma porte, qu'il a voulu me raccompagner, ma bonne
Gaud, pour me porter mon petit fagot...
Elle ecoutait cela, debout, et son coeur se serrait a mesure: ainsi, cette
visite de Yann, sur laquelle elle avait tant compte pour lui dire tant de
choses, etait deja faite, et ne se renouvellerait sans doute plus; c'etait
fini...
Alors la chaumiere lui sembla plus desolee, la misere plus dure, le monde plus
vide, - et elle baissa la tete avec une envie de mourir.
XIV
L'hiver vint peu a peu, s'etendit comme un linceul qu'on laisserait tres
lentement tomber. Les journees grises passerent apres les journees grises,
mais Yann ne reparut plus, - et les deux femmes vivaient bien abandonnees.
Avec le froid, leur existence etait plus couteuse et plus dure.
Et puis la vieille Yvonne devenait difficile a soigner. Sa pauvre tete
s'en allait; elle se fachait maintenant, disait des mechancetes et des
injures; une fois ou deux par semaine, cela la prenait, comme les
enfants, a propos de rien.
Pauvre vieille!... elle etait encore si douce dans ses bons jours clairs,
que Gaud ne cessait de la respecter ni de la cherir. Avoir toujours ete
bonne, et finir par etre mauvaise; etaler, a l'heure de la fin, tout un fonds
de malice qui avait dormi durant la vie, toute un science de mots
grossiers qu'on avait cachee, quelle derision de l'ame et quel mystere moqueur!
Elle commencait a chanter aussi, et cela faisait encore plus de mal a
entendre que ses coleres; c'etait, au hasard des choses qui lui revenaient
en tete, des _oremus_ de messe, ou bien des couplets tres vilains qu'elle
avait entendus jadis sur le port, repetes par des matelots. Il lui arrivait
d'entonner les _Fillettes de Paimpol;_ ou bien, en balancant la tete et
battant la mesure avec son pied, elle prenait:
Mon mari vient de partir;
Pour la peche d'Islande, mon mari vient de partir,
Il m'a laisse sans le sou,
Mais..., trala, trala la lou...
J'en gagne!
J'en gagne!...
Chaque fois, cela s'arretait tout court, en meme temps que ses yeux
s'ouvraient bien grands dans le vague en perdant toute expression de
vie, - comme ces flammes deja mourantes qui s'agrandissent subitement pour
s'eteindre. Et apres, elle baissait la tete, restait longtemps caduque, en
laissant pendre la machoire d'en bas a la maniere des morts.
Elle n'etait plus bien propre non plus, et c'etait un autre genre d'epreuve
sur lequel Gaud n'avait pas compte.
Un jour, il lui arriva de ne plus se souvenir de son petit-fils.
--Sylvestre? Sylvestre?... disait-elle a Gaud, en ayant l'air de
chercher qui ce pouvait bien etre; ah dame! ma bonne, tu comprends, j'en
ai eu tant quand j'etais jeune, des garcons, des filles, des filles et des
garcons qu'a cette heure, ma foi!...
Et, en disant cela, elle lancait en l'air ses pauvres mains ridees, avec un
geste d'insouciance presque libertine...
Le lendemain, par exemple, elle se souvenait bien de lui; et en citant
mille petites choses qu'il avait faites ou qu'il avait dites, toute la
journee elle le pleura.
Oh! ces veillees d'hiver, quand les branchages manquaient pour faire du
feu! Travailler ayant froid, travailler pour gagner sa vie, coudre
menu, achever avant de dormir les ouvrages rapportes chaque soir de
Paimpol.
La grand'mere Yvonne, assise dans la cheminee, restait tranquille, les
pieds contre les dernieres braises, les mains ramassees sous son tablier.
Mais au commencement de la soiree, il fallait toujours tenir des
conversations avec elle.
--Tu ne me dis rien, ma bonne fille, pourquoi ca donc? Dans mon temps a
moi, j'en ai pourtant connu de ton age qui savaient causer. Me semble
que nous n'aurions pas l'air si triste, la, toutes les deux, si tu
voulais parler un peu.
Alors Gaud racontait des nouvelles quelconques qu'elle avait apprises
en ville, ou disait les noms des gens qu'elle avait rencontres en chemin,
parlait de choses qui lui etaient bien indifferentes a elle-meme comme, du
reste, tout au monde a present, puis s'arretait au milieu de ses histoires
quand elle voyait la pauvre vieille endormie.
Rien de vivant, rien de jeune autour d'elle, dont la fraiche jeunesse
appelait la jeunesse. Sa beaute allait se consumer, solitaire et sterile...
Le vent de la mer, qui arrivait de partout, agitait sa lampe, et le
bruit des lames s'entendait la comme dans un navire en l'ecoutant elle y
melait le souvenir toujours present et douloureux de Yann, dont ces choses
etaient le domaine; durant les grandes nuits d'epouvante, ou tout etait dechaine et
hurlant dans le noir du dehors, elle songeait avec plus d'angoisse a lui.
Et puis seule, toujours seule avec cette grand'mere qui dormait, elle
avait peur quelquefois et regardait dans les coins obscurs, en pensant
aux marins
ses ancetres, qui avaient vecu dans ces etageres d'armoires, qui avaient peri au
large pendant de semblables nuits, et dont les ames pouvaient revenir;
elle ne se sentait pas protegee contre la visite de ces morts par la presence
de cette si vieille femme qui etait deja presque des leurs...
Tout a coup elle fremissait de la tete aux pieds, en entendant partir du coin
de la cheminee un petit filet de voix cassee flute, comme etouffe sous terre. D'un
ton guilleret qui donnait froid a l'ame, la voix chantait:
Pour la peche d'Islande, mon mari vient de partir,
Il m'a laisse sans le sou,
Mais..., trala, trala la lou...
Et alors elle subissait ce genre particulier de frayeur que cause la
compagnie des folles.
La pluie tombait, tombait, avec un petit bruit incessant de fontaine;
on l'entendait presque sans repit ruisseler dehors sur les murs. Dans le
vieux toit de mousse, il y avait des gouttieres qui, toujours aux memes
endroits, infatigables, monotones, faisaient le meme tintement triste;
elles detrempaient par places le sol du logis, qui etait de roches et de
terre battue avec des graviers et des coquilles.
On sentait l'eau partout autour de soi, elle vous enveloppait de ses
masses froides, infinies: une eau tourmentee, fouettante, s'emiettant dans
l'air, epaississant l'obscurite, et isolant encore davantage les unes des
autres les chaumieres eparses du pays de Ploubazlanec.
Les soirees de dimanche etaient pour Gaud les plus sinistres, a cause d'une
certaine gaite qu'elles apportaient ailleurs: c'etaient des especes de soirees
joyeuses, meme dans ces petits hameaux perdus de la cote; il y avait
toujours, ici ou la, quelque chaumiere fermee, battue par la pluie noire, d'ou
partaient des chants lourds. Au dedans, des tables alignees pour les
buveurs; des marins se sechant a des flambees fumeuses; les vieux se
contentant avec de l'eau-de-vie, les jeunes courtisant des filles, tous
allant jusqu'a l'ivresse, et chantant pour s'etourdir. Et, pres d'eux, la
mer, leur tombeau de demain, chantait aussi, emplissant la nuit de sa
voix immense...
Certains dimanches, des bandes de jeunes hommes, qui sortaient de ces
cabarets-la ou revenaient de Paimpol, passaient dans le chemin, pres de la
porte des Moan; c'etaient ceux qui habitaient a l'extremite des terres, vers
Pors-Even. Ils passaient tres tard, echappes des bras des filles,
insouciants de se mouiller, coutumiers des rafales et des ondees, Gaud
tendait l'oreille a leurs chansons a leurs cris - tres vite noyes dans le bruit
des bourrasques ou de la houle - cherchant a demeler la voix de Yann, se
sentant trembler ensuite quand elle s'imaginait l'avoir reconnue.
N'etre pas revenu les voir, c'etait mal de la part de ce Yann; et mener une
vie joyeuse, si pres de la mort de Sylvestre, - tout cela ne lui
ressemblait pas! Non, elle ne le comprenait plus decidement, - et, malgre
tout, ne pouvait se detacher de lui, ni croire qu'il fut sans coeur.
Le fait est que, depuis son retour, sa vie etait bien dissipee.
D'abord il y avait eu la tournee habituelle d'octobre dans le golfe de
Gascogne, - et c'est toujours pour ces Islandais une periode de plaisir,
un moment ou ils ont dans leur bourse un peu d'argent a depenser sans souci
(de petites avances pour s'amuser, que les capitaines donnent sur les
grandes parts de peche, payables seulement en hiver).
On etait alle, comme tous les ans, chercher du sel dans les iles, et lui
s'etait repris d'amour, a Saint-Martin-de-Re, pour certaine fille brune, sa
maitresse du precedent automne. Ensemble ils s'etaient promenes, au dernier gai
soleil, dans les vignes rousses toutes remplies du chant des alouettes,
tout embaumees par les raisins murs, les oeillets des sables et les
senteurs marines des plages; ensemble ils avaient chante et danse des
rondes a ces veillees de vendange ou l'on se grise, d'une ivresse amoureuse
et legere, en buvant le vin doux.
Ensuite, la _Marie_ ayant pousse jusqu'a Bordeaux, il avait retrouve, dans un
grand estaminet tout en dorures, la belle chanteuse a la montre, et s'etait
negligemment laisse adorer pendant huit nouveaux jours.
Revenu en Bretagne au mois de novembre, il avait assiste a plusieurs
mariages de ses amis, comme garcon d'honneur, tout le temps dans ses
beaux habits de fete, et souvent ivre apres minuit, sur la fin des bals.
Chaque semaine, il lui arrivait quelque aventure nouvelle, que les
filles s'empressaient de raconter a Gaud, en exagerant.
Trois ou quatre fois, elle l'avait vu de loin venir en face d'elle sur
ce chemin de Ploubazlanec, mais toujours a temps pour l'eviter; lui aussi
du reste, dans ces cas-la, prenait a travers la lande. Comme par une
entente muette, maintenant ils se fuyaient.
XV
A Paimpol, il y a une grosse femme appelee madame Tressoleur; dans une
des rues qui menent au port, elle tient un cabaret fameux parmi les
Islandais, ou des capitaines et des armateurs viennent enroler des
matelots, faire leur choix parmi les plus forts, en buvant avec eux.
Autrefois belle, encore galante avec les pecheurs, elle a des moustaches a
present, une carrure d'homme et la replique hardie. Un air de cantiniere,
sous une grande coiffure blanche de nonnain; en elle, un je ne sais
quoi de religieux, qui persiste quand meme parce qu'elle est Bretonne.
Dans sa tete, les noms de tous les marins du pays tiennent comme sur un
registre; elle connait les bons, les mauvais, sait au plus juste ce
qu'ils gagnent et ce qu'ils valent.
Un jour de janvier, Gaud, ayant ete mandee pour lui faire une robe,vint
travaille la, dans une chambre, derriere la salle aux buveurs...
Chez cette dame Tressoleur, on entre par une porte aux massifs piliers
de granit, qui est en retrait sous le premier etage de la maison, a la mode
ancienne; quand on l'ouvre, il y a presque toujours quelque rafale
engouffree dans la rue, qui la pousse, et les arrivants font des entrees
brusques, comme lances par une lame de houle. La salle est basse et
profonde, passee a la chaux blanche et ornee de cadres dores ou se voient des
navires, des abordages, des naufrages. Dans un angle, une Vierge en
faience est posee sur une console, entre des bouquets artificiels.
Ces vieux murs ont entendu vibrer bien des chants puissants de
matelots, ont vu s'epanouir bien des gaites lourdes et sauvages, - depuis les
temps recules de Paimpol, en passant par l'epoque agitee des corsaires, jusqu'a
ces Islandais de nos jours tres peu differents de leurs ancetres. Et bien
des existences d'hommes ont ete jouees, engagees la, entre deux ivresses, sur ces
tables de chene.
Gaud, tout en cousant cette robe, avait l'oreille a une conversation sur
les choses d'Islande, qui se tenait derriere la cloison entre madame
Tressoleur et deux _retraites_ assis a boire.
Ils discutaient, les vieux, au sujet de certain beau bateau tout neuf,
qu'on etait en train de greer dans le port: jamais elle ne serait paree,
cette _Leopoldine,_ a faire la campagne prochaine.
--Eh! mais si, ripostait l'hotesse, bien sur qu'elle sera paree! - Puisque
je vous dis, moi, qu'elle a pris equipage hier: tous ceux de l'ancienne
_Marie,_ de Guermeur, qu'on va vendre pour la demolir; cinq _jeunes
personnes,_ qui sont venues s'engager la, devant moi; - a cette table, -
signer avec ma plume, - ainsi! - Et des _bel'hommes,_ je vous jure:
Laumec, Tugdual Caroff, Yvon Duff, le fils Keraez, de Treguier; - et le
grand Yann Gaos, de Pors-Even, qui en vaut bien trois!
La _Leopoldine!_... Le nom, a peine entendu, de ce bateau qui allait
emporter Yann, s'etait fixe d'un seul coup dans la memoire de Gaud, comme si
on l'y eut martele pour le rendre plus ineffacable.
Le soir, revenu a Ploubazlanec, installee a finir son ouvrage a la lumiere de sa
petite lampe, elle retrouvait dans sa tete ce mot-la toujours, dont la
seule consonance l'impressionnait comme une chose triste. Les noms des
personnes et ceux des navires ont une physionomie par eux-memes, presque
un sens. Et ce _Leopoldine,_ mot nouveau, inusite, la poursuivait avec une
persistance qui n'etait pas naturelle, devenait une sorte d'obsession
sinistre. Non, elle s'etait attendue a voir Yann repartir encore sur la
_Marie_ qu'elle avait visitee jadis, qu'elle connaissait, et dont la
Vierge avait protege pendant de longues annees les dangereux voyages; et
voici que ce changement, cette _Leopoldine,_ augmentait son angoisse.
Mais, bientot, elle en vint a se dire que pourtant cela ne la regardait
plus, que rien de ce qui le concernait, lui, ne devait plus la toucher
jamais. Et, en effet, qu'est-ce que cela pouvait lui faire, qu'il fut
ici ou ailleurs, sur un navire ou sur un autre, parti ou de retour?...
Se sentirait-elle plus malheureuse, ou moins, quand il serait en
Islande; lorsque l'ete serait revenu, tiede, sur les chaumieres desertees, sur les
femmes solitaires et inquietes; - ou bien quand un nouvel automne
commencerait encore, ramenant une fois de plus les pecheurs?... Tout
cela pour elle etait indifferent, semblable, egalement sans joie et sans
espoir. Il n'y avait plus aucun lien entre eux deux, aucun motif de
rapprochement, puisque meme il oubliait le pauvre petit Sylvestre; - donc
il fallait bien comprendre que c'en etait fait pour toujours de ce seul
reve, de ce seul desir de sa vie; elle devait se detacher de Yann, de toutes
les choses qui avaient trait a son existence, meme de ce nom d'Islande qui
vibrait encore avec un charme si douloureux a cause de lui; chasser
absolument ces pensees, tout balayer; se dire que c'etait fini, fini a
jamais...
Avec douceur elle regarda cette pauvre vieille femme endormie, qui
avait encore besoin d'elle, mais qui ne tarderait pas a mourir. Et
alors, apres, a quoi bon vivre, a quoi bon travailler, et pour quoi faire?...
Le vent d'ouest s'etait encore leve dehors; les gouttieres du toit avaient
recommence, sur ce grand gemissement lointain, leur bruit tranquille et leger
de grelot de poupee. Et ses larmes aussi se mirent a couler, larmes
d'orpheline et d'abandonnee, passant sur ses levres avec un petit gout amer,
descendant silencieusement sur son ouvrage, comme ces pluies d'ete
qu'aucune brise n'amene, et qui tombent tout a coup, pressees et pesantes, de
nuages trop remplis; alors n'y voyant plus, se sentant brisee, prise de
vertige devant le vide de sa vie, elle replia le corsage ample de cette
dame Tressoleur et essaya de se coucher.
Dans son pauvre beau lit de demoiselle, elle frissonna en s'etendant: il
devenait chaque jour plus humide et plus froid, - ainsi que toutes les
choses de cette chaumiere. - Cependant, comme elle etait tres jeune, tout en
continuant de pleurer, elle finit par se rechauffer et s'endormir.
XVI
Des semaines sombres avaient passe encore, et on etait deja aux premiers jours
de fevrier, par un assez beau temps doux.
Yann sortait de chez l'armateur, venant de toucher sa part de peche du
dernier ete, quinze cents francs, qu'il emportait pour les remettre a sa mere,
suivant la coutume de famille. L'annee avait ete bonne, et il s'en
retournait content.
Pres de Ploubazlanec, il vit un rassemblement au bord de la route;: une
vieille, qui gesticulait avec son baton, et autour d'elle des gamins
ameutes qui riaient... La grand'mere Moan!... La bonne grand'mere que
Sylvestre adorait, toute trainee et dechiree, devenue maintenant une de ces
vieilles pauvresses imbeciles qui font des attroupements sur les
chemins!... Cela lui causa une peine affreuse.
Ces gamins de Ploubazlanec lui avaient tue son chat, et elle les menacait
de son baton, tres en colere et en desespoir:
--Ah! s'il avait ete ici, lui, mon pauvre garcon, vous n'auriez pas ose, bien
sur, mes vilains droles!...
Elle etait tombee, parait-il, en courant apres eux pour les battre; sa coiffe
etait de cote, sa robe pleine de boue, et ils disaient encore qu'elle etait
grise (comme cela arrive bien en Bretagne a quelques pauvres vieux qui
ont eu des malheurs).
Yann savait, lui, que ce n'etait pas vrai, et qu'elle etait une vieille
respectable ne buvant jamais que de l'eau.
--Vous n'avez pas honte? dit-il aux gamins, tres en colere lui aussi, avec
sa voix et son ton qui imposaient.
Et, en un clin d'oeil, tous les petits se sauverent, penauds et confus,
devant le grand Gaos.
Gaud, qui justement revenait de Paimpol, rapportant de l'ouvrage pour
la veillee, avait apercu cela de loin, reconnu sa grand'mere dans ce groupe.
Effrayee, elle arriva en courant pour savoir ce que c'etait, ce qu'elle
avait eu, ce qu'on avait pu lui faire, - et comprit, voyant leur chat
qu'on avait tue.
Elle leva ses yeux francs vers Yann, qui ne detourna pas les siens; ils
ne songeaient plus a se fuir cette fois; devenus seulement tres roses tous
deux, lui aussi vite qu'elle, d'une meme montee de sang a leurs joues, ils se
regardaient, avec un peu d'effarement de se trouver si pres; mais sans
haine, presque avec douceur, reunis qu'ils etaient dans une commune pensee de
pitie et de protection.
Il y avait longtemps que les enfants de l'ecole lui en voulaient, a ce
pauvre matou defunt, parce qu'il avait la figure noire, un air de diable;
mais c'etait un tres bon chat, et, quand on le regardait de pres, on lui
trouvait au contraire la mine tranquille et caline. Ils l'avaient tue avec
des cailloux et son oeil pendait. La pauvre vieille, en marmottant
toujours des menaces, s'en allait tout emue, toute branlante, emportant
par la queue, comme un lapin, ce chat mort.
--Ah! mon pauvre garcon, mon pauvre garcon... s'il etait encore de ce monde
on n'aurait pas ose me faire ca, non, bien sur!...
Il lui etait sorti des especes de larmes qui coulaient dans ses rides; et
ses mains, a grosses veines bleues, tremblaient.
Gaud l'avait recoiffee au milieu, tachait de la consoler avec des paroles
douces de petite fille. Et Yann s'indignait; si c'etait possible, que
des enfants fussent si mechants! Faire une chose pareille a une pauvre
vieille femme! Les larmes lui en venaient presque, a lui aussi. - Non
point pour ce matou, il va sans dire: les jeunes hommes, rudes comme
lui, s'ils aiment bien a jouer avec les betes, n'ont guere de sensiblerie
pour elles; mais son coeur se fendait, a marcher la derriere cette grand'mere
en enfance, emportant son pauvre chat par la queue. Il pensait a
Sylvestre, qui l'avait tant aimee; au chagrin horrible qu'il aurait eu,
si on lui avait predit qu'elle finirait ainsi, en derision et en misere.
Et Gaud s'excusait, comme etant chargee de sa tenue:
--C'est qu'elle sera tombee, pour etre si sale, disait-elle tout bas; sa
robe n'est plus bien neuve, c'est vrai, car nous ne sommes pas riches,
monsieur Yann; mais je l'avais encore raccommodee hier, et ce matin quand
je suis partie, je suis sure qu'elle etait propre et en ordre.
Il la regarda alors longuement, beaucoup plus touche peut-etre par cette
petite explication toute simple qu'il ne l'eut ete par d'habiles phrases, des
reproches et des pleurs. Ils continuaient de marcher l'un pres de
l'autre, se rapprochant de la chaumiere des Moan. - Pour jolie, elle
l'avait toujours ete comme personne, il le savait fort bien, mais il lui
parut qu'elle l'etait encore davantage depuis sa pauvrete et son deuil.
Son air etait devenu plus serieux, ses yeux gris de lin avaient
l'expression plus reservee et semblaient malgre cela vous penetrer plus avant,
jusqu'au fond de l'ame. Sa taille aussi avait acheve de se former.
Vingt-trois ans bientot; elle etait dans tout son epanouissement de beaute.
Et puis elle avait a present la tenue d'une fille de pecheur, sa robe noire
sans ornements et une coiffe tout unie; son air de demoiselle, on ne
savait plus bien d'ou il lui venait; c'etait quelque chose de cache en
elle-meme et d'involontaire dont on ne pouvait plus lui faire reproche;
peut-etre seulement son corsage, un peu plus ajuste que celui des autres,
par habitude d'autrefois, dessinant mieux sa poitrine ronde et le haut
de ses bras... Mais non, cela residait plutot dans sa voix tranquille et
dans son regard.
XVII
Decidement il les accompagnait, - jusque chez elles sans doute.
Ils s'en allaient tous trois, comme pour l'enterrement de ce chat, et
cela devenait presque un peu drole, maintenant, de les voir ainsi passer
en cortege; il y avait sur les portes des bonnes gens qui souriaient. La
vieille Yvonne au milieu, portant la bete; Gaud a sa droite, troublee et
toujours tres rose; le grand Yann a sa gauche, tete haute, et pensif.
Cependant la pauvre vieille s'etait presque subitement apaisee en route;
d'elle-meme, elle s'etait recoiffee et, sans plus rien dire, elle commencait a
les observer alternativement l'un et l'autre, du coin de son oeil qui
etait redevenu clair.
Gaud ne parlait pas de peur de donner a Yann une occasion de prendre conge;
elle eut voulu rester sur ce bon regard doux qu'elle avait recu de lui,
marcher les yeux fermes pour ne plus voir rien autre chose, marcher ainsi
bien longtemps a ses cotes dans un reve qu'elle faisait, au lieu d'arriver si
vite a leur logis vide et sombre ou tout allait s'evanouir.
A la porte, il y eut une de ces minutes d'indecision pendant lesquelles
il semble que le coeur cesse de battre. La grand'mere entra sans se
retourner; puis Gaud, hesitante, et Yann, par derriere, entra aussi...
Il etait chez elle, pour la premiere fois de sa vie; sans but,
probablement; qu'est-ce qu'il pouvait vouloir?... En passant le seuil,
il avait touche son chapeau, et puis, ses yeux ayant rencontre d'abord le
portrait de Sylvestre dans sa petite couronne mortuaire en perles
noires, il s'en etait approche lentement comme d'une tombe.
Gaud etait restee debout, appuyee des mains a leur table. Il regardait
maintenant tout autour de lui, et elle le suivait dans cette sorte de
revue silencieuse qu'il passait de leur pauvrete. Bien pauvre, en effet,
malgre son air range et honnete, le logis de ces deux abandonnees qui s'etaient
reunies. Peut-etre, au moins, eprouverait-il pour elle un peu de bonne pitie,
en la voyant redescendue a cette meme misere, a ce granit fruste et a ce chaume.
Il n'y avait plus de la richesse passee, que le lit blanc, le beau lit de
demoiselle, et involontairement les yeux de Yann revenaient la...
Il ne disait rien... Pourquoi ne s'en allait-il pas?... La vieille
grand'mere, qui etait encore si fine a ses moments lucides, faisait semblant
de ne pas prendre garde a lui. Donc ils restaient debout devant l'un
l'autre, muets et anxieux, finissant par se regarder comme pour quelque
interrogation supreme.
Mais les instants passaient et, a chaque seconde ecoulee, le silence semblait
entre eux se figer davantage. Et ils se regardaient toujours plus
profondement, comme dans l'attente solennelle de quelque chose d'inoui qui
tardait a venir.
. . . . . . . . . . .
--Gaud, demanda-t-il a demi-voix grave, si vous voulez toujours...
Qu'allait-il dire?... On devinait quelque grande decision, brusque comme
etaient les siennes, prise la tout a coup, et osant a peine etre formulee...
--Si vous voulez toujours... La peche s'est bien vendue cette annee, et
j'ai un peu d'argent devant moi...
Si elle voulait toujours!... Que lui demandait-il? avait-elle bien
entendu? Elle etait aneantie devant l'immensite de ce qu'elle croyait
comprendre.
Et la vieille Yvonne, de son coin la-bas, dressait l'oreille, sentant du
bonheur approcher...
--Nous pourrions faire notre mariage, mademoiselle Gaud, si vous
vouliez toujours...
.. Et puis il attendit sa reponse, qui ne vint pas... Qui donc pouvait
l'empecher de prononcer ce oui? Il s'etonnait, il avait peur, et elle s'en
apercevait bien. Appuyee des deux mains a la table, devenue tout blanche,
avec des yeux qui se voilaient, elle etait sans voix, ressemblait a une
mourante tres jolie...
--Eh bien, Gaud, repondis donc! dit la vieille grand'mere qui s'etait levee
pour venir a eux. Voyez-vous, ca la surprend, monsieur Yann; il faut
l'excuser; elle va reflechir et vous repondre tout a l'heure... Asseyez-vous,
monsieur Yann, et prenez un verre de cidre avec nous...
Mais non, elle ne pouvait pas repondre, Gaud; aucun mot ne lui venait
plus, dans son extase... C'etait donc vrai qu'il etait bon, qu'il avait du
coeur. Elle le retrouvait la, son vrai Yann, tel qu'elle n'avait jamais
cesse de le voir en elle-meme, malgre sa durete, malgre son refus sauvage, malgre
tout. Il l'avait dedaignee longtemps, il l'acceptait aujourd'hui, - et
aujourd'hui qu'elle etait pauvre; c'etait son idee a lui sans doute, il avait
eu quelque motif qu'elle saurait plus tard; en ce moment, elle ne
songeait pas du tout a lui en demander compte, non plus qu'a lui reprocher
son chagrin de deux annees... Tout cela, d'ailleurs, etait si oublie, tout
cela venait d'etre emporte si loin, en une seconde, par le tourbillon
delicieux qui passait sur sa vie!...
Toujours muette, elle lui disait son adoration rien qu'avec les yeux,
tout noyes, qui le regardaient a une extreme profondeur, tandis qu'une grosse
pluie de larmes commencait a descendre le long de ses joues...
--Allons, Dieu vous benisse! mes enfants, dit la grand'mere Moan. Et moi,
je lui dois un grand merci, car je suis encore contente d'etre devenue si
vieille, pour avoir vu ca avant de mourir.
Ils restaient toujours la, l'un devant l'autre, se tenant les mains et ne
trouvant pas de mots pour se parler; ne connaissant aucune parole qui fut
assez douce, aucune phrase ayant le sens qu'il fallait, aucune qui leur
semblat digne de rompre leur delicieux silence.
--Embrassez-vous, au moins, mes enfants... Mais c'est qu'ils ne se
disent rien!... Ah! mon Dieu, les droles de petits enfants que j'ai la par
exemple!... Allons, Gaud, dis-lui donc quelque chose, ma fille... De
mon temps a moi, me semble qu'on s'embrassait, quand on s'etait promis...
Yann ota son chapeau, comme saisi tout a coup d'un grand respect inconnu,
avant de se pencher pour embrasser Gaud, - et il lui sembla que c'etait
le premier vrai baiser qu'il eut jamais donne de sa vie.
Elle aussi l'embrassa, appuyant de tout son coeur ses levres fraiches,
inhabiles aux raffinements des caresses, sur cette joue de son fiance que
la mer avait doree. Dans les pierres du mur, le grillon leur chantait le
bonheur; il tombait juste, cette fois, par hasard. Et le pauvre petit
portrait de Sylvestre avait un air de leur sourire, du milieu de sa
couronne noire. Et tout paraissait s'etre subitement vivifie et rajeuni
dans la chaumiere morte. Le silence s'etait rempli de musique inouies; meme le
crepuscule pale d'hiver, qui entrait par la lucarne, etait devenu comme une
belle lueur enchantee...
--Alors, c'est au retour d'Islande que vous allez faire ca, mes bons
enfants?
Gaud baissa la tete. L'Islande, la _Leopoldine,_ - c'est vrai, elle avait deja
oublie ces epouvante dressees sur la route. - Au retour d'Islande!... comme
se serait long, encore tout cet ete d'attente craintive. Et Yann, battant
le sol du bout de son pied, a petits coups rapides, devenu for presse lui
aussi, comptait en lui-meme tres vite, pour voir si, en se
depechant bien, on n'aurait pas le temps de se marier avant ce depart: tant
de jours pour reunir les papiers, tant de jours pour publier les bans a
l'eglise; oui, cela ne menerait jamais qu'au 20 ou 25 du mois pour les
noces, et, si rien n'entravait, on aurait donc encore une grande
semaine a rester ensemble apres.
--Je m'en vais toujours commencer par prevenir notre pere, dit-il, avec
autant de hate que si les minutes memes de leur vie etaient maintenant mesurees
et precieuses...
Quatrieme partie.
I
Les amoureux aiment toujours beaucoup s'asseoir ensemble sur les bancs,
devant les portes, quand la nuit tombe.
Yann et Gaud pratiquaient cela, eux aussi. Chaque soir, c'etait a la porte
de la chaumiere des Moan, sur le vieux banc de granit, qu'ils se
faisaient leur cour.
D'autres ont le printemps, l'ombre des arbres, les soirees tiedes, les
rosiers fleuris. Eux n'avaient rien que des crepuscules de fevrier
descendant sur un pays marin, tout d'ajoncs et de pierres. Aucune
branche de verdure au-dessus de leur tete, ni alentour, rien que le ciel
immense, ou passaient lentement des brumes errantes. Et pour fleurs, des
algues brunes, que les pecheurs, en remontant de la greve, avaient entrainees
dans le sentier avec leurs filets.
Les hivers ne sont pas rigoureux dans cette region tiedie par des courants
de la mer; mais c'est egal, ces crepuscules amenaient souvent des humidites
glacees et d'imperceptibles petites pluies qui se deposaient sur leurs
epaules.
Ils restaient tout de meme, se trouvant tres bien la. Et ce banc, qui avait
plus d'un siecle, ne s'etonnait pas de leur amour, en ayant deja vu
bien d'autres; il en avait bien entendu, des douces paroles, sortir,
toujours les memes, de generation en generation, de la bouche des jeunes, et il
etait habitue a voir les amoureux revenir plus tard, changes en vieux branlants
et en vieilles tremblotantes, s'asseoir a la meme place, - mais dans le
jour alors pour respirer encore un peu d'air et se chauffer a leur
dernier soleil...
De temps en temps, la grand'mere Yvonne mettait la tete a la porte pour les
regarder. Non pas qu'elle fut inquiete de ce qu'ils faisaient ensemble,
mais par affection seulement, pour le plaisir de les voir, et aussi
pour essayer de les faire rentrer. Elle disait:
--Vous aurez froid, mes bons enfants, vous attraperez du mal. _Ma Doue,
ma Doue,_ rester dehors si tard, je vous demande un peu, ca a-t-il du bon
sens?
Froid!... Est-ce qu'ils avaient froid, eux? Est-ce qu'ils avaient
seulement conscience de quelque chose en dehors du bonheur d'etre l'un pres
de l'autre?
Les gens qui passaient, le soir, dans le chemin, entendaient un leger
murmure a deux voix, mele au bruissement que la mer faisait en dessous, au
pied des falaises. C'etait une musique tres harmonieuse, la voix fraiche de
Gaud alternait avec celle de Yann qui avait des sonorites douces et
caressantes dans des notes graves. On distinguait aussi leurs deux
silhouettes tranchant sur le granit du mur auquel ils etaient adosses:
d'abord le blanc de la coiffe de Gaud, puis toute sa forme svelte en
robe noire et, a cote d'elle, les epaules carrees de son ami. Au-dessus d'eux,
le dome bossu der leur toit de paille et, derriere tout cela, les infinis
crepusculaires, le vide incolore des eaux et du ciel...
Ils finissaient tout de meme par rentrer s'asseoir dans la cheminee, et la
vieille Yvonne, tout de suite endormie, la tete tombee en avant, ne genait
pas beaucoup ces deux jeunes qui s'aimaient. Ils recommencaient a se
parler a voix basse, ayant a se rattraper de deux ans de silence; ayant
besoin de se presser beaucoup pour se faire cette cour, puisqu'elle
devait si peu durer.
Il etait convenu qu'ils habiteraient chez cette grand'mere Yvonne qui, par
testament, leur leguait sa chaumiere; pour le moment, ils n'y faisaient
aucune amelioration, faute de temps, et remettaient au retour d'Islande
leur projet d'embellir un peu ce pauvre nid par trop desole.
II
.. Un soir, il s'amusait a lui citer mille petites choses qu'elle avait
faites ou qui lui etaient arrivees depuis leur premiere rencontre; il lui
disait meme les robes qu'elle avait eues, les fetes ou celle etait allee.
Elle l'ecoutait avec une extreme surprise. Comment donc savait-il tout
cela? Qui se serait imagine qu'il y avait fait attention et qu'il etait
capable de le retenir?...
Lui, souriait, faisant le mysterieux, et racontait encore d'autres petits
details, meme des choses qu'elle avait presque oubliees.
Maintenant, sans plus l'interrompre, elle le laissait dire, avec un
ravissement inattendu qui la prenait tout entiere; elle commencait a deviner, a
comprendre: c'est qu'il l'avait aimee, lui aussi, tout ce temps-
la!... Elle avait ete sa preoccupation constante; il lui en faisait l'aveu naif a
present!...
Et alors qu'est-ce qu'il avait eu, mon Dieu; pourquoi l'avait-il tant
repoussee, tant fait souffrir?
Toujours ce mystere qu'il avait promis d'eclaircir pour elle, mais dont il
reculait sans cesse l'explication, avec un air embarrasse et un
commencement de sourire incomprehensible.
III
Ils allerent a Paimpol un beau jour, avec la grand'mere Yvonne, pour acheter
la robe de noces.
Parmi les beaux costumes de demoiselle qui lui restaient d'autrefois,
il y en avait qui auraient tres bien pu etre arranges pour la circonstance,
sans qu'on eut besoin de rien acheter. Mais Yann avait voulu lui faire
ce cadeau, et elle ne s'en etait pas trop defendue: avoir une robe donnee par
lui, payee avec l'argent de son travail et de sa peche, il lui semblait que
cela la fit deja un peu son epouse.
Ils la choisirent noire, Gaud n'ayant pas fini le deuil de son pere.
Mais Yann ne trouvait rien d'assez joli dans les etoffes qu'on deployait
devant eux. Il etait un peu hautain vis-a-vis des marchands et, lui qui
autrefois ne serait entre pour rien au monde dans aucune des boutiques de
Paimpol, ce jour-la s'occupait de tout, meme de la forme qu'aurait cette
robe; il voulut qu'on y mit de grandes bandes de velours pour la rendre
plus belle.
IV
Un soir qu'ils etaient assis sur leur banc de pierre dans la solitude de
leur falaise ou la nuit tombait, leurs yeux s'arreterent par hasard sur un
buisson d'epines - le seul d'alentour - qui croissait entre les rochers
au bord du chemin. Dans la demi-obscurite, il leur sembla distinguer sur
ce buisson de legeres petites houppes blanches:
--On dirait qu'il est fleuri, dit Yann. Et ils s'approcherent pour s'en
assurer.
Il etait tout en fleurs. N'y voyant pas beaucoup, ils le toucherent,
verifiant avec leurs doigts la presence de ces petites fleurettes qui etaient
tout humides de brouillard. Et alors, il leur vint une premiere
impression hative de printemps; du meme coup, ils s'apercurent que les jours
avaient allonge; qu'il y avait quelque chose de plus tiede dans l'air, de
plus lumineux dans la nuit.
Mais comme ce buisson etait en avance! Nulle part dans le pays au bord
d'aucun chemin, on n'en eut trouve un pareil. Sans doute, il avait fleuri la
expres pour eux, pour leur fete d'amour...
--Oh! nous allons en cueillir alors! dit Yann.
Et, presque a tatons, il composa un bouquet entre ses mains rudes; avec le
grand couteau de pecheur qu'il portait a sa ceinture, il enleva
soigneusement les epines, puis il le mit au corsage de Gaud:
--La, comme une mariee, dit-il en se reculant comme pour voir, malgre la
nuit, si cela lui seyait bien.
Au-dessous d'eux, la mer tres calme deferlait faiblement sur les galets de
la greve, avec un petit bruissement intermittent, regulier comme une
respiration de sommeil; elle semblait indifferente, ou meme favorable a cette
cour qu'ils se faisaient la tout pres d'elle.
Les jours leur paraissaient longs dans l'attente des soirees, et ensuite,
quand ils se quittaient sur le coup de dix heures, il leur venait un
petit decouragement de vivre, parce que c'etait deja fini...
Il fallait se hater pour les papiers, pour tout, sous peine de n'etre pas
pret et de laisser fuir le bonheur devant soi, jusqu'a l'automne, jusqu'a
l'avenir incertain...
Leur cour, faite le soir dans ce lieu triste, au bruit continuel de la
mer, et avec cette preoccupation un peu enfievree de la marche du temps,
prenait de tout cela quelque chose de particulier et de presque sombre.
Ils etaient des amoureux differents des autres, plus graves, plus inquiets
dans leur amour.
Il ne disait toujours pas ce qu'il avait eu pendant deux ans contre
elle et, quand il etait reparti le soir, ce mystere tourmentait Gaud.
Pourtant il l'aimait bien, elle en etait sure.
C'etait vrai, qu'il l'avait de tout temps aimee, mais pas comme a present: cela
augmentait dans son coeur et dans sa tete comme une maree, qui monte, jusqu'a
tout remplir. Il n'avait jamais connu cette maniere d'aimer quelqu'un.
De temps en temps, sur le banc de pierre, il s'allongeait, presque
etendu, jetait la tete sur les genoux de Gaud, par calinerie d'enfant pour se
faire caresser, et puis se redressait bien vite, par convenance. Il eut
aime se coucher par terre a ses pieds, et rester la, le front appuye sur le bas
de sa robe. En dehors de ce baiser de frere qu'il lui donnait en
arrivant et en partant, il n'osait pas l'embrasser. Il adorait le je
ne sais quoi invisible qui etait en elle, qui etait son ame, qui se
manifestait a lui dans le son pur et tranquille de sa voix, dans
l'expression de son sourire, dans son beau regard limpide...
Et dire qu'elle etait en meme temps une femme de chair, plus belle et plus
desirable qu'aucune autre; qu'elle lui appartiendrait bientot d'une maniere
aussi complete que ses maitresses d'avant, sans cesser pour cela d'etre
_elle-meme!..._ Cette idee le faisait frissonner jusqu'aux moelles
profondes; il ne concevait pas bien d'avance ce que serait une pareille
ivresse, mais il n'y arretait pas sa pensee, par respect, se demandant
presque s'il oserait commettre ce delicieux sacrilege...
V
Un soir de pluie, ils etaient assis pres l'un de l'autre dans la cheminee, et
leur grand'mere Yvonne dormait en face d'eux. La flamme qui dansait dans
les branchages du foyer faisait promener au plafond noir leurs ombres
agrandies.
Ils se parlaient bien bas, comme font tous les amoureux. Mais il y
avait, ce soir-la, de longs silences embarrasses, dans leur causerie. Lui
surtout ne disait presque rien, et baissait la tete avec un demi-sourire,
cherchant a se derober aux regards de Gaud.
C'est qu'elle l'avait presse de questions, toute la soiree, sur ce mystere
qu'il n'y avait pas moyen de lui faire dire, et cette fois il se voyait
pris: elle etait trop fine et trop decidee a savoir; aucun faux-fuyant ne le
tirerait plus de ce mauvais pas.
--De mechants propos, qu'on avait tenus sur mon compte? Demandait-elle.
Il essaya de repondre oui. De mechants propos, oh!... on en avait tenu
beaucoup dans Paimpol, et dans Ploubazlanec...
Elle demanda quoi. Il se troubla et ne su pas dire. Alors elle vit
bien que se devait etre autre chose.
--C'etait ma toilette, Yann?
Pour la toilette, il est sur que cela y avait contribue; elle en faisait
trop, pendant un temps, pour devenir la femme d'un simple pecheur. Mais
enfin il etait force de convenir que ce n'etait pas tout.
--Etait-ce parce que, dans ce temps la, nous passions pour riches? Vous
aviez peur d'etre refuse?
--Oh! non, pas cela.
Il fit cette reponse avec une si naive surete de lui-meme, que Gaud en fut amusee.
Et puis il y eut de nouveau un silence pendant lequel on entendit
dehors le bruit gemissant de la brise et de la mer.
Tandis qu'elle l'observait attentivement, une idee commencait a lui venir, et
son expression changeait a mesure:
--Ce n'etait rien de tout cela, Yann; alors quoi? Dit-elle en le
regardant tout a coup dans le blanc des yeux, avec le sourire
d'inquisition irresistible de quelqu'un qui a devine.
Et lui detourna la tete, en riant tout a fait.
Ainsi, c'etait bien cela, elle avait trouve: de raison, il ne pouvait pas
lui en donner, parce qu'il n'y en avait pas, il n'y en avait eu jamais.
Eh bien, oui, tout simplement il avait fait son tetu (comme Sylvestre
disait jadis), et c'etait tout. Mais voila aussi, on l'avait tourmente avec
cette Gaud! Tout le monde s'y etait mis, ses parents, Sylvestre, ses
camarades islandais, jusqu'a Gaud elle-meme. Alors il avait commence a dire
non, obstinement non, tout en gardant au fond de son coeur l'idee qu'un
jour, quand personne n'y penserait plus, cela finirait certainement par
etre oui.
Et c'etait pour cet enfantillage de son Yann que Gaud avait langui,
abandonnee pendant deux ans, et desire mourir...
Apres le premier mouvement, qui avait ete de rire un peu, par confusion d'etre
decouvert, Yann regarda Gaud avec de bons yeux graves qui, a leur tour
interrogeaient profondement: lui pardonnerait-elle au moins? Il avait
un si grand remords aujourd'hui de lui avoir fait tant de peine, lui
pardonnerait-elle?...
--C'est mon caractere qui est comme cela, Gaud, dit-il. Chez nous, avec
mes parents, c'est la meme chose. Des fois, quand je fais ma tete dure, je
reste pendant des huit jours comme fache avec eux presque sans parler a
personne. Et pourtant je les aime bien, vous le savez, et je finis
toujours par leur obeir dans tout ce qu'ils veulent, comme si j'etais
encore un enfant de dix ans... Si vous croyez que ca faisait mon
affaire, a moi, de ne pas me marier! Non, cela n'aurait plus dure
longtemps dans tous les cas, Gaud, vous pouvez me croire.
Oh! si elle lui pardonnait! Elle sentait tout doucement des larmes lui
venir, et c'etait le reste de son chagrin d'autrefois qui finissait de
s'en aller a cet aveu de son Yann. D'ailleurs, sans toute sa souffrance
d'avant, l'heure presente n'eut pas ete si delicieuse; a present que c'etait fini, elle
aimait presque mieux avoir connu ce temps d'epreuve.
Maintenant tout etait eclairci entre eux deux; d'une maniere inattendue, il
est vrai, mais complete: il n'y avait aucun voile entre leurs deux ames.
Il l'attira contre lui dans ses bras et, leurs tetes s'etant rapprochees, ils
resterent la longtemps, leurs joues appuyees l'une sur l'autre, n'ayant plus
besoin de rien s'expliquer ni de rien se dire. Et en ce moment, leur
etreinte etait si chaste que, la grand'mere Yvonne s'etant reveillee, ils demeurerent
devant elle comme ils etaient, sans aucun trouble.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
VI
C'etait six jours avant le depart pour l'Islande. Leur cortege de noces s'en
revenait de l'eglise de Ploubazlanec, pourchasse par un vent furieux, sous
un ciel charge et tout noir.
Au bras l'un de l'autre, ils etaient beaux tous deux, marchant comme des
rois, en tete de leur longue suite, marchant comme dans un reve. Calmes,
recueillis, graves, ils avaient l'air de ne rien voir; de dominer la
vie, d'etre au-dessus de tout. Ils semblaient meme etre respectes par le vent,
tandis que, derriere eux, ce cortege etait un joyeux desordre de couples
rieurs, que de grandes rafales d'ouest tourmentaient.
Beaucoup de jeunes, chez lesquels aussi la vie debordait; d'autres, deja
grisonnants, mais qui souriaient encore en se rappelant le jour de
leurs noces et leurs premieres annees. Grand'mere Yvonne etait la et suivait
aussi, tres eventee, mais presque heureuse, au bras d'un vieil oncle de Yann
qui lui disait des galanteries anciennes; elle portait une belle coiffe
neuve qu'on lui avait achetee pour la circonstance et toujours son petit
chale, reteint une troisieme fois - en noir, a cause de Sylvestre.
Et le vent secouait indistinctement tous ces invites; on voyait les jupes
relevees et des robes retournees; des chapeaux et des coiffes qui
s'envolaient.
A la porte de l'eglise, les maries s'etaient achete, suivant la coutume, des
bouquets de fausses fleurs pour completer leur toilette de fete. Yann
avait attache les siennes au hasard sur sa poitrine large, mais il etait de
ceux a qui tout va bien. Quant a Gaud, il y avait de la demoiselle encore
dans la facon dont ces pauvres fleurs grossieres etaient piquees en haut de son
corsage - tres ajuste, comme autrefois sur sa forme exquise.
Le violonaire qui menait tout ce monde, affole par le vent, jouait a la
diable; ses airs arrivaient aux oreilles par bouffees, et, dans le bruit
des bourrasques, semblaient une petite musique drole plus grele que les
cris d'une mouette.
Tout Ploubazlanec etait sorti pour les voir. Ce mariage avait quelque
chose qui passionnait les gens, et on etait venu de loin a la ronde; aux
carrefours des sentiers, il y avait partout des groupes qui
stationnaient pour les attendre. Presque tous les "Islandais" de
Paimpol, les amis de Yann, etaient la postes. Ils saluaient les maries au
passage; Gaud repondait en s'inclinant legerement comme une demoiselle, avec
sa grace serieuse, et, tout le long de sa route, elle etait admiree.
Et les hameaux d'alentour, les plus perdus, les plus noirs, meme ceux des
bois, s'etaient vides de leurs mendiants, de leurs estropies, de leurs fous,
de leurs idiots a bequilles. Cette gent etait echelonnee sur le parcours, avec
des musiques, des accordeons, des vielles; ils tendaient leurs mains,
leurs sebiles, leurs chapeaux, pour recevoir des aumones que Yann leur
lancait avec son grand air noble, et Gaud, avec son joli sourire de
reine. Il y avait de ces mendiants qui etaient tres vieux, qui avaient des
cheveux gris sur des tetes vides n'ayant jamais rien contenu; tapis dans
les creux des chemins, ils etaient de la meme couleur que la terre d'ou ils
semblaient n'etre qu'incompletement sortis, et ou ils allaient rentrer bientot
sans avoir eu de pensees; leurs yeux egares inquietaient comme le mystere de
leurs existences avortees et inutiles. Ils regardaient passer, sans
comprendre, cette fete de la vie pleine et superbe...
On continua de marcher au dela du hameau de Pors-Even et de la maison des
Gaos. C'etait pour se rendre, suivant l'usage traditionnel des maries du
pays de Ploubazlanec, a la chapelle de la Trinite, qui est comme au bout du
monde breton.
Au pied de la derniere et extreme falaise, elle pose sur un seuil de roches
basses, tout pres des eaux, et semble deja appartenir a la mer. Pour y
descendre, on prend un sentier de chevre parmi des blocs de granit. Et
le cortege de noces se repandit sur la pente de ce cap isole, au milieu des
pierres, les paroles joyeuses ou galantes se perdant tout a fait dans le
bruit du vent et des lames.
Impossible d'atteindre cette chapelle; par ce gros temps, le passage
n'etait pas sur, la mer venait trop pres pour frapper ses grands coups. On
voyait bondir tres haut ses gerbes blanches qui, en retombant, se
deployaient pour tout inonder.
Yann, qui s'etait le plus avance, avec Gaud appuyee a son bras, recula le
premier devant les embruns. En arriere, son cortege restait echelonne sur les
roches, en amphitheatre, et lui, semblait etre venu la pour presenter sa femme a la
mer; mais celle-ci faisait mauvais visage a la mariee nouvelle.
En se retournant, il apercut le violonaire, perche sur un rocher gris et
cherchant a rattraper, entre deux rafales, son air de contredanse.
--Ramasse ta musique, mon ami, lui dit-il; la mer nous en joue d'une
autre qui marche mieux que la tienne...
En meme temps commenca une grande pluie fouettante qui menacait depuis le
matin. Alors ce fut une debandade folle avec des cris et des rires, pour
grimper sur la haute falaise et se sauver chez les Gaos...
VII
Le diner de noces se fit chez les parents d'Yann, a cause de ce logis de
Gaud, qui etait bien pauvre.
Ce fut en haut, dans la grande chambre neuve, une tablee de vingt-cinq
personnes autour des maries; des soeurs et des freres; le cousin Gaos le
pilote; Guermeur, Keraez, Yvon Duff, tous ceux de l'ancienne
_Marie,_qui etaient de la _Leopoldine_ a present; quatre filles d'honneur tres
jolies, leurs nattes de cheveux disposees en rond au-dessus des oreilles,
comme autrefois les imperatrices de Byzance, et leur coiffe blanche a la
nouvelle mode des jeunes, en forme de conque marine; quatre garcons
d'honneur, tous Islandais, bien plantes, avec de beaux yeux fiers.
Et en bas aussi, bien entendu, on mangeait et on cuisinait; toute la
queue du cortege s'y etait entassee en desordre, et des femmes de peine, louees a
Paimpol, perdaient la tete devant la grande cheminee encombree de poeles et de
marmites.
Les parents d'Yann auraient souhaite pour leur fils une femme plus riche,
c'est bien sur; mais Gaud etait connue a present pour une fille sage et
courageuse; et puis, a defaut de sa fortune perdue, elle etait la plus belle
du pays, et cela le flattait de voir les deux epoux si assortis.
Le vieux pere, en gaite apres la soupe, disait de ce mariage:
--Ca va faire encore des Gaos, on n'en manquait pourtant pas dans
Ploubazlanec!
Et en comptant sur ses doigts, il expliquait a un oncle de la mariee
comment il y en avait tant de ce nom-la: son pere, qui etait le plus jeune de
neuf freres, avait eu douze enfants, tous maries avec des cousines, et ca en
avait fait, tout ca, des Gaos, malgre les disparus d'Islande!...
--Pour moi, dit-il, j'ai epouse aussi une Gaos ma parente, et nous en avons
fait encore quatorze a nous deux.
Et a l'idee de cette peuplade, il se rejouissait, en secouant sa tete blanche.
Dame! il avait eu de la peine pour les elever ses quatorze petits Gaos;
mais a present ils se debrouillaient, et puis ces dix mille francs de l'epave
les avaient mis vraiment bien a leur aise.
En gaite aussi, le voisin Guermeur racontait ses tours joues au _service_
(Les hommes de la cote appellent ainsi leur temps de matelot dans la
marine de guerre.), des histoires de Chinois, d'Antilles, de Bresil,
faisant ecarquiller les yeux aux jeunes qui allaient y aller.
Un de ses meilleurs souvenirs, c'etait une fois, a bord de _l'Iphigenie,_ on
faisait le plein des soutes a vin, le soir, a la brune; et la manche en
cuir, par ou ca passait pour descendre, s'etait crevee. Alors, au lieu
d'avertir, on s'etait mis a boire a meme jusqu'a plus soif; ca avait dure deux
heures, cette fete; a la fin ca coulait plein la batterie; tout le monde etait
soul!
Et ces vieux marins, assis a table, riaient de leur rire bon enfant avec
une pointe de malice.
--On crie contre le _service,_ disaient-ils; eh bien! il n'y a encore
que la, pour faire des tours pareils!
Dehors, le temps ne s'embellissait pas, au contraire; le vent, la
pluie, faisaient rage dans une epaisse nuit. Malgre les precautions prises,
quelques-uns s'inquietaient de leur bateau, ou de leur barque amarree dans
le port, et parlaient de se lever pour aller y voir.
Cependant un autre bruit, beaucoup plus gai a entendre, arrivait d'en bas
ou les plus jeunes de la noce soupaient les uns sur les autres: c'etaient
les cris de joie, les eclats de rire des petits-cousins et des
petites-cousines, qui commencaient a se sentir tres emoustilles par le cidre.
On avait servi des viandes bouillies, des viandes roties, des poulets,
plusieurs especes de poissons, des omelettes et des crepes.
On avait cause peche et contrebande, discute toute sorte de facons pour
attraper les messieurs douaniers qui sont, comme on sait, les ennemis
des hommes de mer.
En haut, a la table d'honneur, on se lancait meme a parler d'aventures droles.
Ceci se croisait, en breton, entre ces hommes qui tous, a leur epoque,
avaient roule le monde.
--A Hong-Kong, les _maisons,_ tu sais bien, les _maisons_ qui sont la, en
montant dans les petites rues...
--Ah! oui, repondait du bout de la table un autre qui les avait frequentees,
- oui, en tirant sur la droite quand on arrive?
--C'est ca; enfin, chez les dames chinoises, quoi!... Donc, nous avions
_consomme_ la dedans, a trois que nous etions... Des vilaines femmes, _ma Doue,_
mais vilaines!...
--Oh! pour vilaines, je te crois, dit negligemment le grand Yann qui, lui
aussi, dans un moment d'erreur, apres une longue traversee, les avait
connues, ces Chinoises.
--Apres, pour payer, qui est-ce qui en avait des piastres?... Cherche,
cherche dans les poches, - ni moi, ni toi, ni lui, - plus le sou
personne! - Nous faisons des excuses, en promettant de revenir. (Ici,
il contournait sa rude figure bronzee et minaudait comme une Chinoise tres
surprise). Mais la vieille, pas confiante, commence a miauler, a faire le
diable, et finit pour nous griffer avec ses pattes jaunes.
(Maintenant, il singeait ces voix pointues de la-bas et grimacait comme
cette vieille en colere, tout en roulant ses yeux qu'il avait retrousses
par le coin avec ces doigts.) Et voila les deux Chinois, les deux...
enfin les deux patrons de la boite, tu me comprends, - qui ferment la
grille a clef, nous dedans! Comme de juste, on te les empoigne par la
queue pour les mettre en danse la tete contre les murs. - Mais crac! il
en sort d'autres par tous les trous, au moins une douzaine qui se
relevent les manches pour nous tomber dessus, - avec des airs de se mefier
tout de meme. - Moi, j'avais justement mon paquet de cannes a sucre,
achetees pour mes provisions de route; et c'est solide, ca ne casse pas,
quand c'est vert; alors tu penses, pour cogner sur les magots, si ca nous
a ete utile...
Non, decidement il venait trop fort; en ce moment les vitres tremblaient
sous une rafale terrible, et le conteur, ayant brusque la fin de son
histoire, se leva pour aller voir sa barque.
Un autre disait:
--Quand j'etais quartier-maitre canonnier, en fonctions de caporal d'armes
sur la _Zenobie,_ a Aden, un jour, je vois les marchands de plumes
d'autruche qui montent a bord (imitant l'accent de la-bas): "Bonjour,
caporal d'armes; nous pas voleurs, nous bons marchands." D'un _pare a
virer_ je te les fais redescendre quatre a quatre: "Toi, bon marchand,
que je dis, apporte un peu d'abord un bouquet de plumes pour me faire
cadeau; nous verrons apres si on te laissera monter avec ta pacotille."
Et je m'en serais fait pas mal d'argent au retour, si je n'avais pas ete si
bete! (Douloureusement): mais, tu sais, dans ce temps j'etais jeune
homme... Alors, a Toulon, une connaissance a moi qui travaillait dans les
modes...
Allons bon, voici qu'un des petits freres d'Yann, un futur Islandais,
avec une bonne figure rose et des yeux vifs, tout d'un coup se trouve
malade pour avoir bu trop de cidre. Bien vite il faut l'emporter, le
petit Laumec, ce qui coupe court au recit des perfidies de cette modiste
pour avoir ces plumes...
Le vent dans la cheminee hurlait comme un damne qui souffre; de temps en
temps, avec une force a faire peur, il secouait toute la maison sur ses
fondements de pierre.
--On dirait que ca le fache, parce que nous sommes en train de nous amuser,
dit le cousin pilote.
--Non, c'est la mer qui n'est pas contente, repondit Yann, en souriant a
Gaud, - parce que je lui avais promis mariage.
Cependant, une sorte de langueur etrange commencait a les prendre tous deux;
ils se parlaient plus bas, la main dans la main, isoles au milieu de la gaite
des autres. Lui, Yann, connaissant l'effet du vin sur le sens, ne
buvait pas du tout ce soir-la. Et il rougissait a present, ce grand garcon,
quand quelqu'un de ses camarades islandais disait une plaisanterie de
matelot sur la nuit qui allait suivre.
Par instants aussi il etait triste, en pensant tout a coup a Sylvestre...
D'ailleurs, il etait convenu qu'on ne devait pas danser a cause du pere de
Gaud et a cause de lui.
On etait au dessert; bientot allaient commencer les chansons. Mais avant,
il y avait les prieres a dire, pour les defunts de la famille; dans les fetes
de mariage, on ne manque jamais a ce devoir de religion, et quand on vit
le pere Gaos se lever en decouvrant sa tete blanche, il se fit du silence
partout:
--Ceci, dit-il, est pour Guillaume Gaos, mon pere.
Et, en se signant, il commenca pour ce mort la priere latine:
--_Pater noster, qui es in coelis, sanctificetur nomen tuum..._
Un silence d'eglise s'etait maintenant propage jusqu'en bas, aux tablees
joyeuses des petits. Tous ceux qui etaient dans cette maison repetaient en
esprit les memes mots eternels.
--Ceci est pour Yves et Jean Gaos, mes freres, perdus dans la mer
d'Islande... Ceci est pour Pierre Gaos, mon fils, naufrage a bord de la
_Zelie_...
Puis, quand tous ces Gaos eurent chacun leur priere, il se tourna vers la
grand'mere Yvonne:
--Ceci, dit-il, est pour Sylvestre Moan. Et il en recita une autre
encore. Alors Yann pleura.
--..._Sed libera nos a malo, Amen._
Les chansons commencerent apres. Des chansons apprises _au service,_ sur
le gaillard d'avant, ou il y a, comme on sait, beaucoup de beaux
chanteurs:
Un noble corps, pas moins, que celui des zouaves,
Mais chez nous les braves
Narguent le destin,
Hurrah! Hurrah! vive le vrai marin!
Les couplets etaient dits par un des garcons d'honneur, d'une maniere tout a
fait langoureuse qui allait a l'ame; et puis le choeur etait repris par
d'autres belles voix profondes.
Mais les nouveaux epoux n'entendaient plus que du fond d'une sorte de
lointain; quand ils se regardaient, leurs yeux brillaient d'un eclat
trouble, comme des lampes voilees; ils se parlaient de plus en plus bas,
la main toujours dans la main, et Gaud baissait souvent la tete, prise
peu a peu, devant son maitre, d'une crainte plus grande et plus delicieuse.
Maintenant le cousin pilote faisait le tour de la table pour servir
d'un certain vin a lui; il l'avait apporte avec beaucoup de precautions,
caressant la bouteille couchee, qu'il ne fallait pas remuer, disait-il.
Il en raconta l'histoire: un jour de peche, une barrique flottait toute
seule au large; pas moyen de la ramener, elle etait trop grosse; alors
ils l'avaient crevee en mer, remplissant tout ce qu'il y avait a bord de
pots et de moques. Impossible de tout emporter. On avait fait des
signes aux autres pilotes, aux autres pecheurs; toutes les voiles en vue
s'etaient rassemblees autour de la trouvaille.
--Et j'en connais plus d'un qui etait soul, en rentrant le soir a Pors-Even.
Toujours le vent continuait son bruit affreux.
En bas, les enfants dansaient des rondes; il y en avait bien
quelques-uns de couches, - des tout petit Gaos, ceux-ci; - mais les
autres faisaient le diable, menes par le petit Fantec (en francais: Francois)
et le petit Laumec (en francais: Guillaume), voulant absolument aller
sauter dehors, et, a toute minute, ouvrant la porte a des rafales furieuses
qui soufflaient les chandelles.
Lui, le cousin pilote, finissait l'histoire de son vin pour son compte,
il en avait eu quarante bouteilles; il priait bien qu'on n'en parlat pas, a
cause de M. le commissaire de l'inscription maritime, qui aurait pu lui
chercher une affaire pour cette epave non declaree.
--Mais voila, disait-il, il aurait fallu les soigner, ces bouteilles; si
on avait pu les tirer au clair, ca serait devenu tout a fait du vin
superieur; car, certes, il y avait dedans beaucoup plus de jus de raisin
que dans toutes les caves des debitants de Paimpol.
Qui sait ou il avait pousse, ce vin de naufrage? Il etait fort, haut en
couleur, tres mele d'eau de mer, et gardait le gout acre du sel. Il fut neanmoins
trouve tres bon, et plusieurs bouteilles se viderent.
Les tetes tournerent un peu; le son des voix devenait plus confus et les
garcons embrassaient les filles.
Les chansons continuaient gaiment; cependant on n'avait guere l'esprit
tranquille a ce souper, et les hommes echangeaient des signes d'inquietude a
cause du mauvais temps qui augmentait toujours.
Dehors, le bruit sinistre allait son train, pis que jamais. Cela
devenait comme un seul cri, continu, renfle, menacant, pousse a la fois, a plein
gosier, a cou tendu, par des milliers de betes enragees.
On croyait aussi entendre de gros canons de marine tirer dans le
lointain leurs formidables coups sourds: et cela, c'etait la mer qui
battait de partout le pays de Ploubazlanec: - non, elle ne paraissait
pas contente, en effet, et Gaud se sentait le coeur serre par cette
musique d'epouvante, que personne n'avait commandee pour leur fete de noces.
Sur les minuit, pendant une accalmie, Yann, qui s'etait leve doucement, fit
signe a sa femme de venir lui parler.
C'etait pour s'en aller chez eux... Elle rougit, prise d'une pudeur,
confuse de s'etre levee... Puis elle dit que ce serait impoli, s'en aller
tout de suite, laisser les autres.
--Non, repondit Yann, c'est le pere qui l'a permis; nous pouvons.
Et il l'entraina. Ils se sauverent furtivement.
Dehors ils se trouverent dans le froid, dans le vent sinistre, dans la
nuit profonde et tourmentee. Ils se mirent a courir, en se tenant par la
main. Du haut de ce chemin de falaise, on devinait sans les voir les
lointains de la mer furieuse, d'ou montait tout ce bruit. Ils couraient
tous deux, cingles en plein visage, le corps penche en avant, contre les
rafales, obliges quelquefois de se retourner, la main devant la bouche,
pour reprendre leur respiration que ce vent avait coupee.
D'abord, il l'enlevait presque par la taille, pour l'empecher de trainer sa
robe, de mettre ses beaux souliers dans toute cette eau qui ruisselait
par terre; et puis il la pris a son cou tout a fait, et continua de courir
encore plus vite... Non, il ne croyait pas tant l'aimer! Et dire
qu'elle avait vingt-trois ans; lui bientot vingt-huit; que, depuis deux
ans au moins, ils auraient pu etre maries, et heureux comme ce soir.
Enfin ils arriverent chez eux, dans leur pauvre petit logis au sol
humide, sous leur toit de paille et de mousse; - et ils allumerent une
chandelle que le vent leur souffla deux fois.
La vieille grand'mere Moan, qu'on avait reconduite chez elle avant de
commencer les chansons, etait la, couchee depuis deux heures dans son lit en
armoire dont elle avait referme les battants; ils s'approcherent avec
respect et la regarderent par les decoupures de sa porte afin de lui dire
bonsoir si par hasard elle ne dormait pas encore. Mais ils virent que
sa figure venerable demeurait immobile et ses yeux fermes; elle etait endormie
ou feignait de l'etre pour ne pas les troubler.
Alors ils se sentirent seuls l'un a l'autre.
Ils tremblaient tous deux, en se tenant les mains. Lui se pencha
d'abord vers elle pour embrasser sa bouche: mais Gaud detourna les levres
par ignorance de ce baiser-la, et, aussi chastement que le soir de leurs
fiancailles, les appuya au milieu de la joue d'Yann, qui etait froidie par
le vent, tout a fait glacee.
Bien pauvre, bien basse, leur chaumiere, et il y faisait tres froid. Ah!
si Gaud etait restee riche comme anciennement, quelle joie elle aurait eue a
arranger une jolie chambre, non pas comme celle-ci sur la terre nue...
Elle n'etait guere habituee encore a ces murs de granit brut, a cet air rude
qu'avaient les choses; mais son Yann etait la avec elle; alors, par sa
presence, tout etait change, transfigure, et elle ne voyait plus que lui...
Maintenant leurs levres s'etaient rencontrees, et elle ne detournait plus les
siennes. Toujours debout, les bras noues pour se serrer l'un a l'autre,
ils restaient la muets, dans l'extase d'un baiser qui ne finissait plus.
Ils melaient leurs respirations un peu haletantes, et ils tremblaient
tous deux plus fort, comme dans une ardente fievre. Ils semblaient etre
sans force pour rompre leur etreinte, et ne connaitre rien de plus, ne
desirer rien au dela de ce long baiser.
Elle se degagea enfin, troublee tout a coup:
--Non, Yann!... grand'mere Yvonne pourrait nous voir!
Mais lui, avec un sourire, chercha les levres de sa femme encore et les
reprit bien vite entre les siennes, comme un altere a qui on a enleve sa coupe
d'eau fraiche.
Le mouvement qu'ils avaient fait venait de rompre le charme de
l'hesitation delicieuse. Yann, qui, aux premiers instants, se serait mis a
genoux comme devant la Vierge sainte, se sentit redevenir sauvage. Il
regarda furtivement du cote des vieux lits en armoire, ennuye d'etre aussi pres
de cette grand'mere, cherchant un moyen sur pour ne plus etre vu; toujours
sans quitter les levres exquises, il allongea le bras derriere lui, et, du
revers de la main, eteignit la lumiere comme avait fait le vent.
Alors, brusquement, il l'enleva dans ses bras, avec sa maniere de la
tenir, la bouche toujours appuyee sur la sienne, il etait comme un fauve
qui aurait plante ses dents dans une proie. Elle, abandonnait son corps,
son ame, a cet enlevement qui etait imperieux et sans resistance possible, tout en
restant doux comme une longue caresse enveloppante: il l'emportait dans
l'obscurite vers le beau lit blanc _a la mode des villes_ qui devait etre
leur lit nuptial...
Autour d'eux, pour leur premier coucher de mariage, le meme invisible
orchestre jouait toujours.
Houhou!... houhou!... Le vent tantot donnait en plein son bruit
caverneux avec un tremblement de rage; tantot repetait sa menace plus bas a
l'oreille, comme par un raffinement de malice, avec des petits sons
files, en prenant la voix fluttee d'une chouette.
Et la grande tombe des marins etait tout pres, mouvante, devorante, battant
les falaises de ses memes coups sourds. Une nuit ou l'autre, il faudrait
etre pris la dedans, s'y debattre, au milieu de la frenesie des choses noires et
glacees: - ils le savaient...
Qu'importe! Pour le moment, ils etaient a terre, a l'abri de toute cette
fureur inutile et retournee contre elle-meme. Alors, dans le logis pauvre
et sombre ou passait le vent, ils se donnerent l'un a l'autre, sans souci de
rien ni de la mort, enivres, leurres delicieusement par l'eternelle magie de
l'amour...
VIII
Ils furent mari et femme pendant six jours.
En ce moment de depart, les choses d'Islande occupaient tout le monde.
Des femmes de peine empilaient le sel pour la saumure dans les soutes
des navires; les hommes disposaient les greements et, chez Yann, la mere,
les soeurs travaillaient du matin au soir a preparer les _suroits,_ les
_cirages,_ tout le trousseau de campagne. Le temps etait sombre, et la
mer, qui sentait l'equinoxe venir, etait remuante et troublee.
Gaud subissait ces preparatifs inexorables avec angoisse, comptant les
heures rapides des journees, attendant le soir ou, le travail fini, elle
avait son Yann pour elle seule.
Est-ce que, les autres annees, il partirait aussi? Elle esperait bien
qu'elle saurait le retenir, mais elle n'osait pas, des maintenant, lui en
parler... Pourtant il l'aimait bien, lui aussi; avec ses maitresses
d'avant, jamais il n'avait connu rien de pareil; non, ceci etait different;
c'etait une tendresse si confiante et si fraiche, que les memes baisers, les
memes etreintes, avec elle etaient _autre chose;_ et, chaque nuit, leurs deux
ivresses d'amour allaient s'augmentant l'une par l'autre, sans jamais
s'assouvir quand le matin venait.
Ce qui la charmait comme une surprise, c'etait de le trouver si doux, si
enfant, ce Yann qu'elle avait vu quelquefois a Paimpol faire son grand
dedaigneux avec des filles amoureuses. Avec elle, au contraire, il avait
toujours cette meme courtoisie qui semblait toute naturelle chez lui, et
elle adorait ce bon sourire qu'il lui faisait, des que leurs yeux se
rencontraient. C'est que, chez ces simples, il y a le sentiment, le
respect inne de la majeste de _l'epouse;_un abime la separe de l'amante, chose de
plaisir, a qui, dans un sourire de dedain, on a l'air ensuite de rejeter
les baisers de la nuit. Gaud etait l'epouse, elle, et, dans le jour, il ne
se souvenait plus de leurs caresses, qui semblaient ne pas compter tant
ils etaient une meme chair tous deux et pour toute la vie.
.. Inquiete, elle l'etait beaucoup dans son bonheur, qui lui semblait
quelque chose de trop inespere, d'instable comme les reves...
D'abord, est-ce que ce serait bien durable, chez Yann, cet amour?...
Parfois elle se souvenait de ses maitresses, de ses emportements, de ses
aventures, et alors elle avait peur: lui garderait-il toujours cette
tendresse infinie, avec ce respect si doux?...
Vraiment, six jours de mariage, pour un amour comme le leur, ce n'etait
rien; rien qu'un petit acompte enfievre pris sur le temps de l'existence -
qui pouvait encore etre si long devant eux! A peine avaient-ils pu se
parler, se voir, comprendre qu'ils s'appartenaient. - Et tous leurs
projets de vie ensemble, de joie tranquille, d'arrangement de menage,
avaient ete forcement remis au retour...
Oh! les autres annees, a tout prix l'empecher de repartir pour cette
Islande!... Mais comment s'y prendre? Et que feraient-ils alors pour
vivre, etant si peu riches l'un et l'autre?... Et puis il aimait tant
son metier de mer...
Elle essayerait malgre tout, les autres fois, de le retenir; elle y
mettrait toute sa volonte, toute son intelligence et tout son coeur. Etre
femme d'Islandais, voir approcher tous les printemps avec tristesse,
passer tous les etes dans l'anxiete douloureuse; non, a present qu'elle l'adorait
au dela de ce qu'elle eut imagine jamais, elle se sentait prise d'une epouvante
trop grande en songeant a ces annees a venir...
Ils eurent une journee de printemps, une seule... C'etait la veille de
l'appareillage, on avait fini de mettre le greement en ordre a bord, et
Yann resta tout le jour avec elle. Ils se promenerent bras dessus bras
dessous dans les chemins, comme font les amoureux, tres pres l'un de
l'autre et se disant mille choses. Les bonnes gens en souriant les
regardaient passer:
--C'est Gaud, avec le grand Yann de Pors-Even... Des maries d'hier!
Un vrai printemps, ce dernier jour; c'etait particulier et etrange de voir
tout a coup ce grand calme, et plus un seul nuage dans ce ciel
habituellement tourmente. Le vent ne soufflait de nulle part. La mer
s'etait faite tres douce; elle etait partout du meme bleu pale, et restait
tranquille. Le soleil brillait d'un grand eclat blanc, et le rude pays
breton s'impregnait de cette lumiere comme d'une chose fine et rare; il
semblait s'egayer et revivre jusque dans ses plus profonds lointains.
L'air avait pris une tiedeur delicieuse sentant l'ete, et ont eut dit qu'il s'etait
immobilise a jamais, qu'il ne pouvait plus y avoir de jours sombres ni de
tempetes. Les caps, les baies, sur lesquels ne passaient plus les ombres
changeantes des nuages, dessinaient au soleil leurs grandes lignes
immuables; ils paraissaient se reposer, eux aussi, dans des tranquillites
ne devant pas finir... Tout cela comme pour rendre plus douce et
eternelle leur fete d'amour; - et on voyait deja des fleurs hatives, des
primeveres le long des fosses, ou des violettes, freles et sans parfum.
Quand Gaud demandait:
--Combien de temps m'aimeras-tu, Yann?
Lui, repondait, etonne, en la regardant bien en face avec ses beaux yeux
francs:
--Mais, Gaud, toujours...
Et ce mot, dit tres simplement par ses levres un peu sauvage, semblait
avoir la son vrai sens d'eternite.
Elle s'appuyait a son bras. Dans l'enchantement du reve accompli, elle se
serrait contre lui, inquiete toujours, - le sentant fugitif comme un
grand oiseau de mer... Demain, l'envolee au large!... Et cette premiere
fois il etait trop tard, elle ne pouvait rien pour l'empecher de partir...
De ces chemins de falaise ou ils se promenaient, on dominait tout ce pays
marin, qui paraissait etre sans arbres, tapisse d'ajoncs ras et seme de
pierres. Les maisons des pecheurs etaient posees ca et la sur les rochers avec
leurs vieux murs de granit, leurs toits de chaume, tres hauts et bossus
verdis par la pousse nouvelle des mousses; et, dans l'extreme eloignement,
la mer, comme une grande vision diaphane, decrivait son cercle immense et
eternel qui avait l'air de tout envelopper.
Elle s'amusait a lui raconter les choses etonnantes et merveilleuses de ce
Paris ou, elle avait habite, mais lui, tres dedaigneux, ne s'y interessait pas.
--Si loin de la cote, disait-il, et tant de terres, tant de terres... ca
doit etre malsain. Tant de maisons, tant de monde... Il doit y avoir
des mauvaises maladies, dans ces villes; non, je ne voudrais pas vivre
la-dedans, moi, bien sur.
Et elle souriait, s'etonnant de voir combien ce grand garcon etait un enfant
naif.
Quelquefois ils s'enfoncaient dans ces replis du sol ou poussent de vrais
arbres qui ont l'air de s'y tenir blottis contre le vent du large. La,
il n'y avait plus de vue; par terre, des feuilles mortes amoncelees et de
l'humidite froide, le chemin creux borde d'ajoncs verts, devenait sombre
sous les branchages, puis se resserrait entre les murs de quelque
hameau noir et solitaire, croulant de vieillesse, qui dormait dans ce
bas-fond; et toujours quelque crucifix se dressait bien haut devant
eux, parmi les branches mortes, avec son grand Christ de bois ronge comme
un cadavre, grimacant sa douleur sans fin.
Ensuite le sentier remontait, et, de nouveau, ils dominaient les
horizons immenses, ils retrouvaient l'air vivifiant des hauteurs et de
la mer.
Lui, a son tour, racontait l'Islande, les etes pales et sans nuit, les soleils
obliques qui ne se couchent jamais. Gaud ne comprenait pas bien et se
faisait expliquer.
--Le soleil fait tout le tour, tout le tour, disait-il en promenant
sons bras etendu sur le cercle lointain des eaux bleues. Il reste
toujours bien bas, parce que, vois-tu, il n'a pas du tout de force pour
monter; a minuit, il traine un peu son bord dans la mer, mais tout de suite
il se releve et il continue de faire sa promenade ronde. Des fois, la
lune aussi parait a l'autre bout du ciel; alors ils travaillent tous deux,
chacun de son bord, et on ne les connait pas trop l'un de l'autre, car
ils se ressemblent beaucoup dans ce pays.
Voir le soleil a minuit!... Comme ca devait etre loin, cette ile d'Islande.
Et les fiords? Gaud avait lu ce mot inscrit plusieurs fois parmi les
noms des morts dans la chapelle des naufrages; il lui faisait l'effet de
designer une chose sinistre.
--Les fiords, repondait Yann, - des grandes baies, comme ici celle de
Paimpol par exemple; seulement il y a autour des montagnes si hautes,
si hautes, qu'on ne voit jamais ou elles finissent, a cause des nuages qui
sont dessus. Un triste pays, va, Gaud, je t'assure. Des pierres, des
pierres, rien que des pierres, et les gens de l'ile ne connaissent point
ce que c'est que les arbres. A la mi-aout, quand notre peche est finie, il
est grand temps de repartir, car alors les nuits commencent, et elles
allongent tres vite; le soleil tombe au-dessous de la terre sans pouvoir
se relever, et il fait nuit chez eux, la-bas, pendant tout l'hiver.
--Et puis, disait-il, il y a aussi un petit cimetiere, sur la cote, dans un
fiord, tout comme chez nous, pour ceux du pays de Paimpol qui sont
morts pendant les saisons de peche, ou qui sont disparus en mer; c'est en
terre benite aussi bien qu'a Pors-Even, et les defunts ont des croix en bois
toutes pareilles a celles d'ici, avec leurs noms ecrits dessus. Les deux
Goazdiou, de Ploubazlanec, sont la, eut aussi Guillaume Moan, le grand-pere
de Sylvestre.
Et elle croyait le voir, ce petit cimetiere au pied des caps desoles, sous la
pale lumiere rose de ces jours ne finissant pas. Ensuite, elle songeait a
ces memes morts sous la glace et sous le suaire noir de ces nuits longues
comme les hivers.
--Tout le temps, tout le temps pecher? Demandait-elle, sans se reposer
jamais?
--Tout le temps. Et puis il y a la manoeuvre a faire, car la mer n'est
pas toujours belle par la. Dame! on est fatigue le soir, ca donne appetit pour
souper et, des jours, l'on devore.
--Et on ne s'ennuie jamais?
--Jamais! Dit-il, avec un air de conviction qui lui fit mal; a bord, au
large, moi, le temps ne me dure pas, jamais!
Elle baissa la tete, se sentant plus triste, plus vaincue par la mer.
Cinquieme partie.
I
.. A la fin de cette journee de printemps qu'ils avaient eue, la nuit
tombante ramena le sentiment de l'hiver et ils rentrerent diner devant leur
feu, qui etait une flambee de branchages.
Leur dernier repas ensemble!... Mais ils avaient encore toute une nuit a
dormir entre les bras l'un de l'autre, et cette attente les empechait
d'etre deja tristes.
Apres diner, ils retrouverent encore un peu l'impression douce du printemps,
quand ils furent dehors sur la route de Pors-Even: l'air etait
tranquille, presque tiede et un reste de crepuscule s'attardait a trainer sur
la campagne.
Ils allerent faire visite a leurs parents, pour les adieux de Yann, et
revinrent de bonne heure se coucher, ayant le projet de se lever tous
deux au petit jour.
II
Le quai de Paimpol, le lendemain matin, etait plein de monde. Les departs
d'Islandais avaient commence depuis l'avant-veille et, a chaque maree, un
groupe nouveau prenait le large. Ce matin-la, quinze bateaux devaient
sortir avec la _Leopoldine,_et les femmes de ces marins, ou les meres,
etaient toutes presentes pour l'appareillage. - Gaud s'etonnait de se
trouver melee a elles, devenue une femme d'Islandais elle aussi, et amenee la
pour la meme cause fatale. Sa destinee venait de se precipiter tellement en
quelques jours, qu'elle avait a peine eu le temps de se bien representer la
realite des choses; en glissant sur une pente irresistiblement rapide, elle
etait arrivee a ce denouement-la, qui etait inexorable, et qu'il fallait subir a
present - comme faisaient les autres, les habituees...
Elle n'avait jamais assiste de pres a ces scenes, a ces adieux. Tout cela etait
nouveau et inconnu. Parmi ces femmes, elle n'avait point de pareille
et se sentait isolee, differente; son passe de _demoiselle,_ qui subsistait
malgre tout, la mettait a part.
Le temps etait reste beau sur ce jour des separations; au large seulement une
grosse houle lourde arrivait de l'ouest, annoncant du vent, et de loin on
voyait la mer, qui attendait tout ce monde, briser dehors.
.. Autour de Gaud, il y en avait d'autres qui etaient, comme elle, bien
jolies et bien touchantes avec leurs yeux pleins de larmes; il y en
avait aussi de distraites et de rieuses, qui n'avaient pas de coeur ou
qui pour le moment n'aimaient personne. Des vieilles, qui se sentaient
menacees par la mort, pleuraient en quittant leurs fils; des amants
s'embrassaient longuement sur les levres, et on entendait des matelots
gris chanter pour s'egayer, tandis que d'autres montaient a leur bord d'un
air sombre, s'en allant comme a un calvaire.
Et il se passait des choses sauvages: des malheureux qui avaient signe
leur engagement par surprise, quelque jour dans un cabaret, et qu'on
embarquait par force a present; leurs propres femmes et des gendarmes les
poussaient. D'autres, enfin, dont on redoutait la resistance a cause de
leur grande force, avaient ete enivres par precaution; on les apportait sur des
civieres et, au fond des cales des navires, on les descendait comme des
morts.
Gaud s'epouvantait de les voir passer: avec quels compagnons allait-il
donc vivre, son Yann? et puis quelle chose terrible etait-ce donc, ce
metier d'Islande, pour s'annoncer de cette maniere et inspirer a des hommes
de telles frayeurs?
Pourtant il y avait aussi des marins qui souriaient; qui sans doute
aimaient comme Yann la vie au large et la grande peche. C'etaient les
bons, ceux-la; ils avaient la mine noble et belle; s'ils etaient garcons, ils
s'en allaient insouciants, jetant un dernier coup d'oeil sur les
filles; s'ils etaient maries, ils s'embrassaient leurs femmes ou leur
petits avec une tristesse douce et le bon espoir de revenir plus
riches. Gaud se sentit un peu rassuree en voyant qu'ils etaient tous ainsi a
bord de cette _Leopoldine,_ qui avait vraiment un equipage de choix.
Les navires sortaient deux par deux, quatre par quatre, traines dehors par
des remorqueurs. Et alors, des qu'ils s'ebranlaient, les matelots,
decouvrant leur tete, entonnaient a pleine voix le cantique de la Vierge:
"Salut, Etoile-de-la-Mer!" sur le quai, des mains de femmes s'agitaient
en l'air pour de derniers adieux, et des larmes coulaient sur les
mousselines des coiffes.
Des que la _Leopoldine_ fut partie, Gaud s'achemina d'un pas rapide vers la
maison des Gaos. Une heure et demie de marche le long de la cote, par
les sentiers familiers de Ploubazlanec et elle arriva la-bas, tout au
bout des terres, dans sa famille nouvelle.
La _Leopoldine_ devait mouiller en grande rade devant ce Pors-Even, et
n'appareiller definitivement que le soir; c'etait donc la qu'ils s'etaient donne
un dernier rendez-vous. En effet, il revint, dans la yole de son
navire; il revint pour trois heures lui faire ses adieux.
A terre, ou l'on ne sentait point la houle, c'etait toujours le meme beau
temps printanier, le meme ciel tranquille. Ils sortirent un moment sur
la route, en se donnant le bras; cela rappelait leur promenade d'hier,
seulement la nuit ne devait plus les reunir. Ils marchaient sans but, en
rebroussant vers Paimpol, et bientot se trouverent pres de leur maison, ramenes
la insensiblement sans y avoir pense; ils entrerent donc encore une derniere
fois chez eux, ou la grand'mere Yvonne fut saisie de les voir reparaitre
ensemble.
Yann faisait des recommandations a Gaud pour differentes petites choses
qu'il laissait dans leur armoire; surtout pour ses beaux habits de
noces: les deplier de temps en temps et les mettre au soleil. - A bord
des navires de guerre les matelots apprennent ces soins-la. - Et Gaud
souriait de le voir faire son entendu; il pouvait etre bien sur pourtant
que tout ce qui etait a lui serait conserve et soigne avec amour.
D'ailleurs, ces preoccupations etaient secondaires pour eux; ils en
causaient pour causer, pour se donner le change a eux-memes...
Yann raconta qu'a bord de la _Leopoldine,_ on venait de tirer au sort les
postes de peche et que, lui, etait tres content d'avoir gagne l'un des
meilleurs. Elle se fit expliquer cela encore, ne sachant presque rien
des choses d'Islande:
--Vois-tu, Gaud, dit-il, sur le _plat-bord_ de nos navires, il y a des
trous qui sont perces a certaines places et que nous appelons _trous de
mecques;_ c'est pour y planter des petits supports a rouet dans lesquels
nous passons nos lignes. Donc, avant de partir, nous jouons ces trous-la
aux des, ou bien avec des numeros brasses dans le bonnet du mousse. Chacun
de nous gagne le sien et, pendant toute la campagne apres, l'on n'a plus
le droit de planter sa ligne ailleurs, l'on ne change plus. Eh bien,
mon poste a moi se trouve sur l'arriere du bateau, qui est, comme tu dois
savoir, l'endroit ou l'on prend le plus de poissons; et puis il touche
aux grand haubans ou l'on peut toujours attacher un bout de toile, un
_cirage,_ enfin un petit abri quelconque, pour la figure, contre toutes
ces neiges ou ces greles de la-bas; - cela sert, tu comprends; on n'a pas
la peau si brulee, pendant les mauvais grains noirs, et les yeux voient
plus longtemps clair.
.. Ils se parlaient bas, bas, comme par crainte d'effaroucher les
instants qui leur restaient, de faire fuir le temps plus vite. Leur
causerie avait le caractere a part de tout ce qui va inexorablement finir;
les plus insignifiantes petites choses qu'ils se disaient semblaient
devenir ce jour-la mysterieuses et supremes...
A la derniere minute du depart, Yann enleva sa femme entre ses bras et ils
se serrerent l'un contre l'autre sans plus rien dire, dans une longue
etreinte silencieuse.
Ils s'embarqua, les voiles grises se deployerent pour se tendre a un vent leger
qui se levait dans l'ouest. Lui, qu'elle reconnaissait encore, agita
son bonnet d'une maniere convenue. Et longtemps elle regarda, en
silhouette sur la mer, s'eloigner son Yann. - C'etait lui encore, cette
petite forme humaine debout, noire sur le bleu cendre des eaux, - et deja
vague, perdue dans cet eloignement ou les yeux qui persistent a fixer se
troublent et ne voient plus...
.. A mesure que s'en allait cette _Leopoldine,_ Gaud comme attiree par un
aimant, suivait a pied le long des falaises.
Il lui fallut s'arreter bientot, parce que la terre etait finie; alors elle
s'assit, au pied d'une derniere grande croix, qui est la plantee parmi les
ajoncs et les pierres. Comme c'etait un point eleve, la mer vue de la semblait
avoir des lointains qui montaient, et on eut dit que cette _Leopoldine,_ en
s'eloignant, s'elevait peu a peu, toute petite, sur les pentes de ce cercle
immense. Les eaux avaient de grandes ondulations lentes, - comme les
derniers contre-coups de quelque tourmente formidable qui se serait
passee ailleurs, derriere l'horizon; mais dans le champ profond de la vue, ou
Yann etait encore, tout demeurait paisible.
Gaud regardait toujours, cherchant a bien fixer dans sa memoire la
physionomie de ce navire, sa silhouette de voiture et de carene, afin de
le reconnaitre de loin, quand elle reviendrait, a cette meme place,
l'attendre.
Des levees enormes de houle continuaient d'arriver de l'ouest regulierement
l'une apres l'autre, sans arret, sans treve, renouvelant leur effort inutile,
se brisant sur les memes rochers, deferlant aux memes places pour inonder les
memes greves. Et a la longue, c'etait etrange, cette agitation sourde des eaux
avec cette serenite de l'air et du ciel; c'etait comme si le lit des mers, trop
rempli, voulait deborder et envahir les plages.
Cependant la _Leopoldine_ se faisait de plus en plus diminuee, lointaine,
perdue. Des courants sans doute l'entrainaient, car les brises de cette
soiree etaient faibles et pourtant elle s'eloignait vite. Devenue une petite
tache grise, presque un point, elle allait bientot atteindre l'extreme bord
du cercle des choses visibles, et entrer dans ces au-dela infinis ou
l'obscurite commencait a venir.
Quand il fut sept heures du soir, la nuit tombee, le bateau disparu, Gaud
rentra chez elle, en somme assez courageuse malgre les larmes qui lui
venaient toujours. Quelle difference, en effet, et quel vide plus sombre
s'il etait parti encore comme les deux autres annees, sans meme un adieu!
Tandis qu'a present tout etait change, adouci; il etait tellement a elle son Yann,
elle se sentait si aimee malgre ce depart, qu'en s'en revenant toute seule au
logis, elle avait au moins la consolation et l'attente delicieuse de cet
_au revoir_ qu'ils s'etaient dit pour l'automne.
III
L'ete passa, triste, chaud, tranquille. Elle, guettant les premieres
feuilles jaunies, les premiers rassemblements d'hirondelles, la pousse
des chrysanthemes.
Par les paquebots de Reickawick et par les chausseurs, elle lui ecrivit
plusieurs fois; mais on ne sait jamais bien si ces lettres arrivent.
A la fin de juillet, elle en recut un de lui. Il l'informait qu'il etait
en bonne sante a la date du 10 courant, que la saison de la peche s'annoncait
excellente et qu'il avait deja quinze cents poissons pour sa part. D'un
bout a l'autre c'etait dit dans le style naif et calque sur le modele uniforme de
toutes les lettres de ces Islandais a leur famille. Les hommes eleves comme
Yann ignorent absolument la maniere d'ecrire les mille choses qu'ils
pensent, qu'ils sentent ou qu'ils revent. Etant plus cultivee que lui, elle
sut donc faire la part de cela et lire entre les lignes la tendresse
profonde qui n'etait pas exprimee. A plusieurs reprises, dans le courant
de ses quatre pages, il lui donnait le nom d'epouse, comme trouvant
plaisir a le repeter. Et d'ailleurs, l'adresse seule: _A Madame Marguerite
Gaos, maison Moan, en Ploubazlanec,_ etait deja une chose qu'elle relisait
avec joie. Elle avait encore eu si peu le temps d'etre appelee: _Madame
Marguerite Gaos!..._
IV
Elle travailla beaucoup pendant ces mois d'ete. Les Paimpolaises, qui
d'abord s'etaient mefiees de son talent d'ouvriere improvisee, disant qu'elle
avait de trop belles mains de demoiselle, avaient vu, au contraire,
qu'elle excellait a leur faire des robes qui avantageaient la tournure;
alors elle etait devenue presque une couturiere en renom.
Ce qu'elle gagnait passait a embellir le logis - pour son retour.
L'armoire, les vieux lits a etageres, etaient repares, cires, avec des ferrures
luisantes; elle avait arrange leur lucarne sur la mer avec une vitre et
des rideaux, achete une couverture neuve pour l'hiver, une table et des
chaises.
Tout cela, sans toucher a l'argent que son Yann lui avait laisse en partant
et qu'elle gardait intact, dans une petite boite chinoise, pour lui
montrer a son arrivee.
Pendant les veillees d'ete, aux dernieres clartes des jours, assise devant la
porte avec la grand'mere Yvonne dont la tete et les idees allaient
sensiblement mieux pendant les chaleurs, elle tricotait pour Yann un
beau maillot de pecheur en laine bleue; il y avait, aux bordures du col
et des manches des merveilles de points compliques et ajoures; la grand'mere
Yvonne, qui avait ete jadis une habile tricoteuse, s'etait rappele peu a peu ces
procedes de sa jeunesse pour les lui enseigner. Et c'etait un ouvrage qui
avait pris beaucoup de laine, car il fallait un maillot tres grand pour
Yann.
Cependant, le soir surtout, on commencait a avoir conscience de
l'accourcissement des jours. Certaines plantes, qui avaient donne toute
leur pousse en juillet, prenaient deja un air jaune, mourant, et les
scabieuses violettes refleurissaient au bord des chemins, plus petites
sur de plus longues tiges; enfin les derniers jours d'aout arriverent, et
un premier navire islandais apparut un soir, a la pointe de Pors-Even.
La fete du retour etait commencee.
On se porta en masse sur la falaise pour le recevoir; - lequel etait-ce?
C'etait le _Samuel-Azenide;_ - toujours en avance celui-la.
--Pour sur, disait le vieux pere d'Yann, la _Leopoldine_ ne va pas tarder;
la-bas, je connais ca, quand un commence a partir les autres ne tiennent plus
en place.
V
Ils revenaient, les Islandais. Deux la seconde journee, quatre le
surlendemain, et puis douze la semaine suivante. Et, dans le pays, la
joie revenait avec eux, et c'etait fete chez les epouses, chez les meres: fete
aussi dans les cabarets, ou les belles filles paimpolaises servent a boire
aux pecheurs.
Le _Leopoldine_ restait du groupe des retardataires; il en manquait
encore dix. Cela ne pouvait tarder, et Gaud, a l'idee que, dans un delai
extreme de huit jours qu'elle se donnait pour ne pas avoir de deception,
Yann serait la, Gaud etait dans une delicieuse ivresse d'attente, tenant le
menage bien en ordre, bien propre et bien net, pour le recevoir.
Tout range, il ne lui restait rien a faire, et d'ailleurs elle commencait a
n'avoir plus la tete a grand'chose dans son impatience.
Trois des retardataires arriverent encore, et puis cinq. Deux seulement
manquaient toujours a l'appel.
--Allons, lui disait-on en riant, cette annee, c'est la _Leopoldine_ ou la
_Marie-Jeanne_ qui _ramasseront les balais_ du retour.
Et Gaud se mettait a rire, elle aussi, plus animee et plus jolie, dans sa
joie de l'attendre.
VI
Cependant les jours passaient.
Elle continuait de se mettre en toilette, de prendre un air gai,
d'aller sur le port causer avec les autres. Elle disait que c'etait tout
naturel, ce retard. Est-ce que cela ne se voyait pas chaque annee? Oh!
d'abord, de si bons marins, et deux si bons bateaux!
Ensuite, rentree chez elle, il lui venait le soir de premiers petits
frissons d'anxiete, d'angoisse.
Est-ce que vraiment c'etait possible qu'elle eut peur, si tot?... Est-ce
qu'il y avait de quoi?...
Et elle s'effrayait, d'avoir deja peur...
VII
Le 10 du mois de septembre!... Comme les jours s'enfuyaient!
Un matin ou il y avait deja une brume froide sur la terre, un vrai matin
d'automne, le soleil levant la trouva assise de tres bonne heure sous le
porche de la chapelle des naufrages, au lieu ou vont prier les veuves; -
assise, les yeux fixes, les tempes serrees comme dans un anneau de fer.
Depuis deux jours, ces brumes tristes de l'aube avaient commence, et ce
matin-la Gaud s'etait reveillee avec une inquietude plus poignante, a cause de
cette impression d'hiver... Qu'avait donc cette journee, cette heure,
cette minute, de plus que les precedentes?... On voit tres bien des bateaux
retardes de quinze jours, meme d'un mois.
Ce matin-la avait bien quelque chose de particulier, sans doute,
puisqu'elle etait venue pour la premiere fois s'asseoir sous ce porche de
chapelle, et relire les noms des jeunes hommes morts.
En memoire de
GAOS, Yvon, perdu en mer
aux environs de Norden-Fjord...
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Comme un grand frisson, on entendit une rafale de vent se lever de la
mer, et en meme temps, sur la voute, quelque chose s'abattre comme une
pluie: les feuilles mortes!... il en entra toute une volee sous ce
porche; les vieux arbres ebouriffes du preau se depouillaient, secoues par ce
vent du large. - L'hiver qui venait!...
... perdu en mer
aux environs de Norden-Fiord,
dans l'ouragan du 4 au 5 aout 1880.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle lisait machinalement, et, par l'ogive de la porte, ses yeux
cherchaient au loin la mer: ce matin-la, elle etait tres vague, sous la brume
grise, et une panne suspendue trainait sur les lointains comme un grand
rideau de deuil.
Encore une rafale, et des feuilles mortes qui entraient en dansant.
Une rafale plus forte, comme si ce vent d'ouest, qui avait jadis seme ces
morts sur la mer, voulait encore tourmenter jusqu'a ces inscriptions qui
rappelaient leurs noms aux vivants.
Gaud regardait, avec une persistance involontaire, une place vide, sur
le mur, qui semblait attendre avec une obsession terrible, elle etait
poursuivie par l'idee d'une plaque neuve qu'il faudrait peut-etre mettre la,
bientot, avec un autre nom que, meme en esprit, elle n'osait pas redire
dans un pareil lieu.
Elle avait froid, et restait assise sur le banc de granit, la tete
renversee contre la pierre.
...perdu aux environs de Norden-Fiord,
dans l'ouragan du 4 au 5 aout
a l'age de 23 ans...
Qu'il repose en paix!
L'Islande lui apparaissait, avec le petit cimetiere de la-bas, - l'Islande
lointaine, lointaine, eclairee par en dessous au soleil de minuit... Et
tout a coup, - toujours a cette meme place vide du mur qui semblait attendre,
- elle eut, avec une nettete horrible, la vision de cette plaque neuve a
laquelle elle songeait: une plaque fraiche, une tete de mort, des os en
croix et au milieu, dans un flamboiement, un nom, le nom adore, _Yann
Gaos!..._ Alors elle se dressa tout debout, en poussant un cri rauque
de la gorge, comme une folle...
Dehors, il y avait toujours sur la terre la brume grise du matin: et
les feuilles mortes continuaient d'entrer en dansant.
Des pas dans le sentier! - Quelqu'un venait? - Alors elle se leva, bien
droite; d'un tour de main rajusta sa coiffe, se composa une figure.
Les pas se rapprochaient, on allait entrer. Vite elle prit un air d'etre
la par hasard, ne voulant pas encore, pour rien au monde, ressembler a une
femme de naufrage.
Justement c'etait Fante Flory, la femme du second de la _Leopoldine._ Elle
comprit tout de suite, celle-ci, ce que Gaud faisait la; inutile de
feindre avec elle. Et d'abord elles resterent muettes l'une devant
l'autre, les deux femmes, epouvantees davantage et s'en voulant de s'etre
rencontrees dans un meme sentiment de terreur, presque haineuses.
--Tous ceux de Treguier et de Saint-Brieuc sont rentres depuis huit jours,
dit enfin Fante, impitoyable, d'une voix sourde et comme irritee.
Elle apportait un cierge pour faire un voeu.
--Ah! oui... un voeu... Gaud n'avait pas encore voulu y songer, a ce
moyen des desolees. Mais elle entra dans la chapelle, derriere Fante, sans
rien dire, et elles s'agenouillerent pres l'une de l'autre comme deux
soeurs.
A la Vierge Etoile-de-la-mer, elles dirent des prieres ardentes, avec toute
leur ame. Et puis bientot on n'entendit plus qu'un bruit de sanglots, et
leurs larmes pressees commencerent a tomber sur la terre...
Elles se releverent plus douces, plus confiantes. Fante aida Gaud qui
chancelait et, la prenant dans ses bras, l'embrassa.
Ayant essuye leurs larmes, arrange leurs cheveux, epoussete le salpetre et la
poussiere des dalles sur leur jupon a l'endroit des genoux, elles s'en
allerent sans plus rien se dire, par des chemins differents.
VIII
Cette fin de septembre ressemblait a un autre ete un peu melancolique
seulement. Il faisait vraiment si beau cette annee la que, sans les
feuilles mortes qui tombaient en pluie triste par les chemins, on eut dit
le gai mois de juin. Les maris, les fiances, les amants etaient revenus,
et partout c'etait la joie d'un second printemps d'amour...
Un jour enfin, l'une des deux navires retardataires d'Islande fut signale
au large. Lequel?...
Vite, les groupes de femmes s'etaient formes, muets, anxieux, sur la
falaise.
Gaud tremblante et palie, etait la, a cote du pere de son Yann:
--Je crois fort, disait le vieux pecheur, je crois fort que c'est eux!
Un liston rouge, un hunier a rouleau, ca leur ressemble joliment toujours;
qu'en dis-tu, Gaud, ma fille?
--Et pourtant non, reprit-il avec un decouragement soudain; non, nous
nous trompons encore, le bout-dehors n'est pas pareil et ils ont un
foc, c'est la _Marie-Jeanne._ Oh! mais bien sur, ma fille, ils ne
tarderont pas.
Et chaque jour venait apres chaque jour; et chaque nuit arrivait a son
heure, avec une tranquillite inexorable.
Elle continuait de se mettre en toilette, un peu comme une insensee,
toujours par peur de ressembler a une femme de naufrage, s'exasperant quand
les autres prenaient avec elle un air de compassion et de mystere,
detournant les yeux pour ne pas croiser en route de ces regards qui la
glacaient.
Maintenant elle avait pris l'habitude d'aller des le matin tout au bout
des terres, sur la haute falaise de Pors-Even, passant par derriere la
maison paternelle de son Yann pour n'etre pas vue par la mere ni les
petites soeurs. Elle s'en allait toute seule a l'extreme pointe de ce pays
de Ploubazlanec qui se decoupe en corne de renne sur la Manche grise, et
s'asseyait la tout le jour aux pieds d'une croix isolee qui domine les
lointains immenses des eaux...
Il y en a ainsi partout, de ces croix de granit, qui se dressent sur
les falaises avancees de cette terre des marins, comme pour demander grace;
comme pour apaiser la grande chose mouvante, mysterieuse, qui attire les
hommes et ne les rend plus, et garde de preference les plus vaillants, les
plus beaux.
Autour de cette croix de Pors-Even, il y avait les landes eternellement
vertes, tapissees d'ajoncs courts. Et, a cette hauteur, l'air de la mer
etait tres pur, ayant a peine l'odeur salee des goemons, mais rempli des senteurs
delicieuses de septembre.
On voyait se dessiner tres loin, les unes par-dessus les autres, toutes
les decoupures de la cote, la terre de Bretagne finissait en pointes
dentelees qui s'allongeaient sur le tranquille neant des eaux.
Au premier plan, des roches criblaient la mer; mais, au dela, rien ne
troublait plus son poli de miroir; elle menait un tout petit bruit
caressant, leger et immense, qui montait du fond de toutes les baies. Et
c'etaient des lointains si calmes, des profondeurs si douces! Le grand
neant bleu, le tombeau des Gaos, gardait son mystere impenetrable, tandis que
des brises, faibles comme des souffles, promenaient l'odeur des genets
ras qui avaient refleuri au dernier soleil d'automne.
A certaines heures regulieres, la mer baissait, et des taches s'elargissaient
partout, comme si lentement la Manche se vidait; ensuite, avec la meme
lenteur, les eaux remontaient et continuaient leur va-et-vient eternel,
sans aucun souci des morts.
Et Gaud, assise au pied de sa croix, restait la, au milieu de ces
tranquillites regardant toujours, jusqu'a la nuit tombee, jusqu'a ne plus rien
voir.
IX
Septembre venait de finir. Elle ne prenait plus aucune nourriture,
elle ne dormait plus.
A present, elle restait chez elle, et se tenait accroupie, les mains
entre les genoux, la tete renversee et appuyee au mur derriere. A quoi bon se
lever, a quoi bon se coucher; elle se jetait sur son lit sans retirer sa
robe, quand elle etait trop epuisee. Autrement elle demeurait la, toujours
assise, transie; ses dents claquaient de froid, dans cette immobilite;
toujours elle avait cette impression d'un cercle de fer lui serrant les
tempes; elle sentait ses joues qui se tiraient, sa bouche etait seche, avec
un gout de fievre, et a certaines heures elle poussait un gemissement rauque du
gosier, repete par saccades, longtemps, longtemps, tandis que sa tete se
frappait contre le granit du mur.
Ou bien elle l'appelait par son nom, tres tendrement, a voix basse, comme
s'il eut ete la tout pres, et lui disait des mots d'amour.
Il lui arrivait de penser a d'autres choses qu'a lui, a de toutes petites
choses insignifiantes; de s'amuser par exemple a regarder l'ombre de la
Vierge de faience et du benitier, s'allonger lentement, a mesure que baissait
la lumiere, sur la haute boiserie de son lit. Et puis des rappels
d'angoisse revenaient plus horribles, et elle recommencait son cri, en
battant le mur de sa tete...
Et toutes les heures du jour passaient, l'une apres l'autre, et toutes
les heures du soir, et toutes celles de la nuit, et toutes celles du
matin. Quand elle comptait depuis combien de temps il aurait du revenir,
une terreur plus grande la prenait; elle ne voulait plus connaitre ni les
dates, ni les noms des jours.
Pour les naufrages d'Islande, on a des indications ordinairement; ceux
qui reviennent ont vu de loin le drame; ou bien ils ont trouve un debris,
un cadavre, ils ont quelque indice pour tout deviner. Mais non, de la
_Leopoldine_ on avait rien vu, on ne savait rien. Ceux de la
_Marie-Jeanne,_ les derniers qui l'avaient apercue le 2 aout, disaient
qu'elle avait du s'en aller pecher plus loin vers le nord, et apres, cela
devenait le mystere impenetrable.
Attendre, toujours attendre, sans rien savoir! Quand viendrait le
moment ou vraiment elle n'attendrait plus? Elle ne le savait meme pas, et a
present elle avait presque hate que ce fut bientot.
Oh! s'il etait mort, au moins qu'on eut la pitie de le lui dire!...
Oh! le voir, tel qu'il etait en ce moment meme, - lui, ou ce qui restait de
lui!... Si seulement la Vierge tant priee, ou quelque autre puissance
comme elle, voulait lui faire la grace, par une sorte de double vue, de
le lui montrer, son Yann! - lui, vivant, manoeuvrant pour rentrer - ou
bien son corps roule par la mer... pour etre fixee au moins! pour savoir!!...
Quelquefois il lui venait tout a coup le sentiment d'une voile surgissant
du bout de l'horizon: la _Leopoldine,_ s'approchant, se hatant d'arriver!
Alors elle faisait un premier mouvement irreflechi pour se lever, pour
courir regarder le large, voir si c'etait vrai...
Elle retombait assise. Helas! Ou etait-elle en ce moment, cette _Leopoldine?_ ou
pouvait-elle bien etre? La-bas, sans doute, la-bas dans cet effroyable
lointain de l'Islande, abandonnee, emiettee, perdue...
Et cela finissait par cette vision obsedante, toujours la meme: une epave
eventree et vide, bercee sur une mer silencieuse d'un gris rose: bercee
lentement, lentement, sans bruit, avec une extreme douceur, par ironie,
au milieu d'un grand calme d'eaux mortes.
X
Deux heures du matin.
C'etait la nuit surtout qu'elle se tenait attentive a tous les pas qui
s'approchaient: a la moindre rumeur, au moindre son inaccoutume, ses tempes
vibraient; a force d'etre tendues aux choses du dehors, elles etaient
devenues affreusement douloureuses.
Deux heures du matin. Cette nuit-la comme les autres, les mains jointes,
et les yeux ouverts dans l'obscurite, elle ecoutait le vent faire sur la
lande son bruit eternel.
Des pas d'homme tout a coup, des pas precipites dans le chemin! A pareille
heure, qui pouvait passer? Elle se dressa, remuee jusqu'au fond de l'ame,
son coeur cessant de battre...
On s'arretait devant la porte, on montait les petites marches de pierre...
Lui!... oh! joie du ciel, lui! On avait frappe, est ce que ce pouvait etre
un autre!... Elle etait debout, pieds nus; elle, si faible depuis tant
de jours, avait saute lestement comme les chattes, les bras ouverts pour
enlacer le bien-aime. Sans doute la _Leopoldine_ etait arrivee de nuit, et
mouillee en face dans la baie de Pors-Even, - et lui, il accourait; elle
arrangeait tout cela dans sa tete avec une vitesse d'eclair. Et
maintenant, elle se dechirait les doigts aux clous de la porte, dans sa
rage pour retirer ce verrou qui etait dur...
. . . . . . . . . . . . . . . .
-Ah!... Et puis elle recula lentement, affaissee, la tete retombee sur la
poitrine. Son beau reve de folle etait fini. Ce n'etait que Fantec, leur
voisin... Le temps de bien comprendre que ce n'etait que lui, que rien
de son Yann n'avait passe dans l'air, elle se sentit replongee comme par
degres dans son meme gouffre, jusqu'au fond de son meme desespoir affreux.
Il s'excusait, le pauvre Fantec: sa femme, comme on savait, etait au plus
mal, et a present, c'etait leur enfant qui etouffait dans son berceau, pris
d'un mauvais mal de gorge; aussi il etait venu demander du secours,
pendant que lui irait d'une course chercher le medecin a Paimpol...
Qu'est-ce que tout cela lui faisait, a elle? Devenue sauvage dans sa
douleur, elle n'avait plus rien a donner aux peines des autres. Effondree
sur un banc, elle restait devant lui les yeux fixes, comme une morte,
sans lui repondre, ni l'ecouter, ni seulement le regarder. Qu'est-ce que
cela lui faisait, les choses que racontait cet homme?
Lui comprit tout alors; il devina pourquoi on lui avait ouvert cette
porte si vite, et il eut pitie pour le mal qu'il venait de lui faire.
Il balbutia un pardon:
--C'est vrai, qu'il n'aurait pas du la deranger... elle!...
--Moi! Repondit Gaud vivement, - et pourquoi donc _pas moi,_ Fantec?
La vie lui etait revenu brusquement, car elle ne voulait pas encore etre
une desesperee aux yeux des autres, elle ne le voulait absolument pas. Et
puis, a son tour, elle avait pitie de lui; elle s'habilla pour le suivre et
trouva la force d'aller soigner son petit enfant.
Quand elle revint se jeter sur son lit, a quatre heures, le sommeil la
prit un moment parce qu'elle etait tres fatiguee.
Mais cette minute de joie immense avait laisse dans sa tete une empreinte
qui, malgre tout, etait persistante; elle se reveilla bientot avec une
secousse, se dressant a moitie, au souvenir de quelque chose... Il y avait
eu du nouveau concernant son Yann... Au milieu de la confusion des idees
qui revenaient, vite elle cherchait dans sa tete, elle cherchait ce que
c'etait...
--Ah! rien, helas! - non, rien que Fantec.
Et une seconde fois, elle retomba tout au fond de son meme abime. Non, en
realite, il n'y avait rien de change dans son attente morne et sans esperance.
Pourtant, l'avoir senti la si pres, c'etait comme si quelque chose emane de lui
etait revenu flotter alentour; c'etait ce qu'on appelle, au pays breton, un
_presigne;_ et elle ecoutait plus attentivement les pas du dehors,
pressentant que quelqu'un allait peut-etre arriver qui parlerait de lui.
En effet, quand il fit jour, le pere de Yann entra. Il ota son bonnet,
releva ses beaux cheveux blancs, qui etaient en boucles comme ceux de son
fils, et s'assit pres du lit de Gaud.
Il avait le coeur angoisse, lui aussi; car son Yann, son beau Yann etait
son aine, son prefere, sa gloire. Mais il ne desesperait pas, non vraiment, il ne
desesperait pas encore. Il se mit a rassurer Gaud d'une maniere tres douce:
d'abord les derniers rentres d'Islande partaient tous de brumes tres epaisses
qui avaient bien pu retarder le navire; et puis surtout il lui etait venu
une idee: une relache aux iles Feroe, qui sont des iles lointaines situees sur la
route et d'ou les lettres mettent tres longtemps a venir; cela lui etait arrive a
lui-meme, il y avait une quarantaine d'annees, et sa pauvre defunte mere avait deja
fait dire une messe pour son ame... Un si beau bateau, la _Leopoldine,_
presque neuf, et de si forts marins qu'ils etaient tous a bord...
La vieille Moan rodait autour d'eux tout en hochant la tete; la detresse de
sa petite-fille lui avait presque rendu de la force et des idees; elle
rangeait le menage, regardant de temps en temps le petit portrait jauni
de son Sylvestre accroche au granit du mur, avec ses ancres de marine et
sa couronne funeraire en perles noires; non, depuis que le metier de mer
lui avait pris son petit-fils, a elle, elle n'y croyait plus, au retour
des marins; elle ne priait plus la Vierge que par crainte, du bout de
ses pauvres vieilles levres, lui gardant une mauvaise rancune dans le
coeur.
Mais Gaud ecoutait avidement ces choses consolantes, ses grands yeux cernes
regardaient avec une tendresse profonde ce vieillard qui ressemblait au
bien-aime; rien que de l'avoir la, pres d'elle, c'etait une protection contre
la mort, et elle se sentait plus rassuree, plus rapprochee de son Yann.
Ses larmes tombaient, silencieuses et plus douces, et elle redisait en
elle-meme ses prieres ardentes a la Vierge Etoile-de-la-mer.
Une relache la-bas, dans ces iles, pour des avaries peut-etre; c'etait une chose
possible en effet. Elle se leva, lissa ses cheveux, fit une sorte de
toilette, comme s'il pouvait revenir. Sans doute tout n'etait pas perdu,
puisqu'il ne desesperait pas, lui, son pere. Et, pendant quelques jours,
elle se remit encore a attendre.
C'etait bien l'automne, l'arriere-automne, les tombees de nuit lugubres ou, de
bonne heure, tout se faisait noir dans la vieille chaumiere, et noir
aussi alentour, dans le vieux pays breton.
Les jours eux-memes semblaient n'etre plus que des crepuscules; des nuages
immenses, qui passaient lentement, venaient faire tout a coup des
obscurites en plein midi. Le vent bruissait constamment, c'etait comme un
son lointain de grandes orgues d'eglise, jouant des airs mechants ou desesperes;
d'autres fois, cela se rapprochait tout pres contre la porte, se mettant a
rugir comme les betes.
Elle etait devenue pale, pale, et se tenait toujours plus affaissee, comme si
la vieillesse l'eut deja frolee de son aile chauve. Tres souvent elle touchait les
effets de son Yann, ses beaux habits de noces, les depliant, les repliant
comme une maniaque, - surtout un des ses maillots en laine bleue qui
avait garde la forme de son corps; quand on le jetait doucement sur la
table, il dessinait de lui-meme, comme par habitude, les reliefs des ses
epaules et de sa poitrine; aussi a la fin elle l'avait pose tout seul dans
une etagere de leur armoire, ne voulant plus le remuer pour qu'il gardat plus
longtemps cette empreinte.
Chaque soir, des brumes froides montaient de la terre; alors elle
regardait par sa fenetre la lande triste, ou des petits panaches de fumee
blanche commencaient a sortir ca et la des chaumieres des autres: la partout les
hommes etaient revenus, oiseaux voyageurs ramenes par le froid. Et, devant
beaucoup de ces feux, les veillees devaient etre douces; car le renouveau
d'amour etait commence avec l'hiver dans tout ce pays des Islandais...
Cramponnee a l'idee de ces iles ou il avait pu relacher, ayant repris une sorte
d'espoir, elle s'etait remise a l'attendre...
. . . . . . . . . . . . . .
XI
Il ne revint jamais.
Une nuit d'aout, la-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un
grand bruit de fureur, avaient ete celebrees ses noces avec la mer.
Avec la mer qui autrefois avait ete aussi sa nourrice; c'etait elle qui
l'avait berce, qui l'avait fait adolescent large et fort, - et ensuite
elle l'avait repris, dans sa virilite superbe, pour elle seule. Un
profond mystere avait enveloppe ces noces monstrueuses. Tout le temps, des
voiles obscurs s'etaient agites au-dessus, des rideaux mouvants et
tourmentes, tendus pour cacher la fete; et la fiancee donnait de la voix,
faisait toujours son plus grand bruit horrible pour etouffer les cris. -
Lui, se souvenant de Gaud, sa femme de chair, s'etait defendu, dans une
lutte de geant, contre cette epousee de tombeau. Jusqu'au moment ou il s'etait
abandonne, les bras ouverts pour la recevoir, avec un grand cri profond
comme un taureau qui rale, la bouche deja emplie d'eau; les bras ouverts,
etendus et raidis pour jamais.
Et a ses noces, ils y etaient tous, ceux qu'il avait convies jadis. Tous,
excepte Sylvestre, qui, lui, s'en etait alle dormir dans des jardins enchantes,
- tres loin, de l'autre cote de la Terre...
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