The Project Gutenberg eBook, Folla, by Roger Dombre
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Title: Folla
Author: Roger Dombre
Release Date: November 21, 2007 [eBook #23583]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FOLLA***
Produced by Daniel Fromont.
Roger DOMBRE ( pseud. of Mme Andrée SISSON née LIGEROT, 1859-1914),
_Folla_ (1889)
Produit par Daniel FROMONT
FOLLA
2è SERIE PETIT IN 8°
PROPRIETE DES EDITEURS
FOLLA
PAR
ROGER DOMBRE
TOURS
ALFRED MAME ET FILS, EDITEURS
M DCCC XCII
Droits de reproduction réservés.
FOLLA
I
EN VEINE DE PARESSE
VERBE _MARCHER_
_Indicatif présent_.
Je marches
Tu marche
Il parle
Nous marchons
Vous marchent
Ils marchez.
_Imparfait_.
Je marches
Il marchat
Nous marchons
Vous marchiez
Ils marchent.
Le reste de la page était à lavenant ; vous jugez par cet
échantillon de lapplication de lélève. Elle trempait
cependant sa plume jusquau fond de lencrier, ce qui rendait
ses petits doigts bien noirs, et elle soupirait bien fort. Or
il est de foi que les soupirs navancent pas les devoirs, au
contraire.
Et si vous aviez vu ce cahier saturé de taches, de ratures et
de corrections!
Lassée davoir écrit jusquau futur tant bien que mal, la
fillette posa son porte-plume et leva le nez, un joli petit
nez, ni rond ni pointu, sous lequel souriaient une bouche rose
et de petites dents de nacre.
Elle sappelait Sophie, notre paresseuse; mais elle portait si
mal son nom (car vous n'ignorez pas que Sophie veut dire
sagesse), qu'on la surnommait _Folla_, ce qui lui seyait
infiniment mieux.
Folla avait, outre sa bouche rose qui riait toujours, une
chevelure foncée et bouclée en constante rébellion, un menton
à fossette et de grands yeux noirs, vifs et pétillants, qui
devenaient doux comme une caresse lorsqu'elle était sérieuse
un instant.
Folla avait neuf ans; la vie ne pesait guère à ses mignonnes
petites épaules, par conséquent; elle jouait sans cesse, et
elle avait bien mal employé ces quelques années, ce qu'elle
regrettera plus tard, vous le verrez.
Au jour où nous la trouvons à la salle d'étude, bâillant sur
sa page chiffonnée, elle ne savait pas encore écrire
correctement un temps de verbe; les quatre règles de
l'arithmétique se brouillaient dans sa petite tête de linotte,
et les leçons quotidiennes étaient généralement à reprendre à
la récréation. Aussi les livres, passablement écornés,
avaient-ils reçu d'abondantes averses de larmes sur leurs
pages ramollies.
Et pourtant, sans son incurable paresse, Folla eût été une
adorable enfant, non par sa beauté et son espièglerie, dons,
comme vous le savez, purement accessoires, mais à cause de son
cur d'or et de sa franchise excessive.
Tout le monde l'aimait à la Seille, non seulement les maîtres
de la maison, mais les domestiques, les gens de la ferme, même
les animaux, et les pauvres qui passaient, quêtant un morceau
de pain ou un sou.
Mais revenons à la peu studieuse écolière, qui avait déposé sa
plume sur le bord du bureau, comme si elle eût été à bout de
forces pour avoir barbouillé une page.
Sauter de sa chaise à la fenêtre (en passant par la table,
bien entendu) fut l'affaire d'une seconde.
Folla pencha sa tête brune au dehors, dans un rayon de soleil
qui l'enveloppait d'une lumière éblouissante.
"Sapho! ici, Sapho!" cria-t-elle à un beau chien bondissant
qui vint sarc-bouter des deux pattes sur le rebord de la
croisée ouverte. Et les deux amis firent dincroyables
efforts, lune pour tendre sa joue ronde, lautre pour
allonger sa grande langue rose.
Sapho, veux-tu achever mon verbe? Tu serais bien gentil!"
La brave bête ne répondit quen remuant la queue.
"Cest heureux, les chiens! pensa la fillette soudain
songeuse; ça napprend rien, ni lhistoire, ni la grammaire,
ni surtout le calcul. Oui, cest bien heureux, les chiens!"
ajouta-t-elle dans un soupir, en jetant un regard denvie sur
la pelouse veloutée où Sapho retournait sétendre, puis sur
les beaux arbres du parc tout verts et touffus depuis quelques
semaines, et sur la pièce deau où naviguaient les cygnes
orgueilleux, leurs longs cous onduleux blancs comme la neige,
plongeant gracieusement par intervalle dans leau bleue.
Tout à coup, sous le balcon de la salle détude, qui était au
rez-de-chaussée, apparut le bonnet de dentelle noire de Mme
Milane:
"Arthur! cria-t-elle en levant sa tête rouge et animée vers
les croisées du premier.
Quest-ce, ma bonne amie? répondit une voix masculine.
Du vermicelle ou du riz?
Ah! cest le jour du bouillon? Eh bien, va pour le
vermicelle, voilà deux fois quon nous sert le potage au riz ;
et puis la petite laime mieux.
Bien!" Et le front de la vieille dame sabaissa et disparut
bientôt dans les sous-sols, où Mme Milane élaborait avec sa
cuisinière un dîner soigné.
"Bon, se dit Folla, qui avait éclipsé sa mignonne personne
derrière la persienne pendant ce court colloque, voilà quon
parle de bouillon: ça prouve que six heures approchent.
Fraülen va ramener Juliette de sa leçon de piano, et je serai
grondée; aussi il ny a pas de bon sens de me donner à faire
un verbe tout entier en une fois. Et mon thème anglais, qui
nest même pas commencé. Voilà quon va encore me punir, et
cest demain dimanche! Je nai jamais de chance, moi. Si
Juliette pouvait revenir sans Fraülen, elle maiderait; mais
elles rentreront ensemble. Si mademoiselle pouvait avoir la
migraine!..."
Folla rougit aussitôt de sa mauvais pensée:
"Voilà que je deviens méchante, maintenant! Souhaiter du mal
à ma maîtresse! Je laime pourtant bien..., surtout quand elle
ne gronde pas. Voyons, écrivons vite."
_Futur antérieur_.
Jaurai marché
Tu seras marché
Nous aurions marché...
"Moi, jaimerais mieux du riz; le vermicelle, ça nen finit
plus...
Vous auriez marché...
"Bien! jentends la voix de Fraülen! Mon Dieu, mon Dieu! que
va-t-elle dire! Elle me privera de ma leçon de musique de
mardi, et j'ai déjà manqué celle d'aujourd'hui; moi qui aime
tant la musique et M. Walter! Dire qu'on n'a pas plutôt l'idée
de me priver de dessert!"
Au même instant, comme Folla, rouge et confuse, baissait le
nez sur son cahier, une autre fillette du même âge environ
entrait dans la salle d'étude.
Juliette était plus grande et plus élancée que Folla. C'était
une fort jolie enfant, aussi blonde, d'un blond foncé, avec un
teint blond et rose, des traits fins et de beaux yeux noisette
au regard tranquille et un peu fier. Seulement il manquait à
sa figure l'expression de bonté et de franchise infinie qui se
lisait sur celle de sa campagne.
Les deux petites filles ne se ressemblaient aucunement; ce qui
n'avait rien d'étonnant, puisque nul lien de parenté ne les
unissait, quoiqu'elles fussent persuadées du contraire.
Elles étaient unies comme deux soeurs et se croyaient
cousines.
Juliette était la petite-fille de M. et Mme Milane; son père
et sa mère étaient morts depuis quelques années, et, sous la
douce tutelle de ses grands-parents, elle s'élevait,
excessivement gâtée, choyée et adulée.
Aussi n'était-elle pas éloignée de se croire une petite
perfection morale et physique. Son naturel, bon et doux au
fond, s'altérait progressivement sous la perpétuelle
admiration dont elle était l'objet.
Il n'y avait guère dans la maison que son institutrice, Mlle
Cayer, qui n'en fît pas son idole et ne lui épargnât point les
remontrances, en dépit des grands-parents, qui n'admettaient
pas cela.
En vérité cependant, sauf ceux-ci, on préférait Folla;
seulement on adulait la petite Kernor pour complaire aux
maîtres, chose assurément blâmable, qui rendait un bien
mauvais service à la petite égoïste.
Et Folla, qui donc était-elle, si elle n'était ni la petite-
fille ni même la petite-nièce des châtelains de la Seille?
Mon Dieu, tout simplement une enfant adoptée, une sur de lait
de Juliette, pas autre chose.
Il y avait environ neuf ans de cela: Gervaise, la nourrice de
cette dernière, partageait ses soins et son lait entre la
petite Kernor et sa propre fille.
Gervaise habitait avec son mari une ferme aux environs
d'Avignon.
Le médecin de Mme Kernor ordonna pour leur bébé, qui était née
frêle et maladive, l'air pur de la campagne et le soleil.
Voilà pourquoi, malgré les larmes de la jeune mère, on confia
la petite fille à Gervaise.
L'excellente femme prodiguait si bien ses soins à ses deux
nourrissons, qu'on ne savait à laquelle elle montrait le plus
d'amour.
Sophie et Juliette tétèrent, vagirent, jouèrent et grandirent
donc de concert.
Toutes deux mignonnes et gentilles, elles se ressemblaient
beaucoup; d'ailleurs, à cet âge, tous les bébés sont
semblables ou à peu près; elles avaient également un teint
clair, une bouche rose, des yeux foncés et une voix argentine.
On les eût confondues certainement sans le costume qui
différait, riche chez l'une, pauvre mais propre chez l'autre.
A la longue, les cheveux blonds de l'enfant de Gervaise
brunirent progressivement, tandis que Juliette garda ses
boucles mordorées.
Pendant que leur fille prospérait chez sa nourrice, M. et Mme
Kernor voyageaient en Italie. A leur retour ils s'arrêtèrent à
Avignon pour reprendre leur trésor, alors âgé d'une quinzaine
de mois.
Ils trouvèrent la petite ferme en grand émoi; il courait dans
le pays une vague rumeur: un crime avait été commis.
La Gervaise pleurait, la tête cachée dans son tablier, tandis
que les bébés criaient, demandant vainement leur soupe.
La Gervaise était bien malheureuse; "son homme" avait
disparu depuis la veille, et des langues malveillantes
disaient que "le coup" pouvait bien venir de lui.
M. et Mme Kernor la consolèrent de leur mieux, mais ce n'était
point tâche facile.
En même temps ils caressaient les deux mignonnes, surtout la
petite Sophie, qui avait les yeux noirs de Mme Kernor et le
sourire de son mari.
Quand Gervaise fut apaisée et capable de parler et d'entendre,
la jeune femme lui montra Sophie:
"C'est la mienne, n'est-ce pas, nounou? Dire qu'il y a plus
d'un an que j'ai quitté mon enfant, et que j'hésite à la
reconnaître.
La vôtre, Madame, c'est celle-ci," fit Gervaise en
désignant Juliette.
Et elle se couvrit de nouveau le visage pour sangloter de plus
belle.
Vraiment, l'idée qu'on lui enlevait son nourrisson n'était
point faite pour tarir ses larmes.
Mme Kernor lâcha la petite Sophie pour presser Juliette contre
son cur. Celle-ci n'avait rien des Kernor, c'était vrai; mais
elle était plus frêle, plus blanche, et enfin, dans la suite,
on retrouverait mieux chez elle les traits de la famille;
même, en la bien considérant, on lui découvrait une vague
ressemblance avec un aïeul de M. Kernor.
Gervaise fut comblée de présents et de bonnes paroles: elle
avait si bien soigné Juliette! Mais tout cela parut redoubler
son chagrin, au contraire, et le soir la trouva seule à la
même place, pleurant toujours, sans que les cris suppliants de
Sophie parvinssent à l'arracher à sa douleur.
Et son homme ne revint jamais.
II
L'ENFANT DE GERVAISE
Environ un an après, le grand-père et la grand'mère Milane
venaient mélancoliquement s'installer à la Seille, jolie
propriété qu'ils possédaient en Dauphiné.
Ils étaient tristes, car ils adoraient les enfants et ne
pouvaient jouir de leur petite-fille; leur gendre, d'un
caractère un peu entier, ne sympathisait pas avec eux, et
après quelques discussions pénibles la brouille s'était mise
entre les deux ménages.
Mme Kernor en souffrit beaucoup, mais elle ne put décider son
mari à oublier sa rancune.
"Si du moins ils nous envoyaient la petite de temps en temps!"
soupiraient les Milane.
Voilà pourquoi leur riche appartement de la rue Lafayette à
Paris et leur gentil château de la Seille leur paraissaient
vides et froids.
Il arriva qu'un jour Mme Milane, qui était une maîtresse de
maison accomplie, pesait le sucre destiné à ses confitures
dans la cuisine de la Seille, lorsqu'on vint la prévenir
qu'une vieille femme demandait à lui parler.
Quand Mme Milane eut équilibré les deux plateaux de la balance
et recommandé à sa cuisinière de ne pas laisser s'attacher la
gelée au fond du chaudron, la bonne dame alla au vestibule, où
l'attendait la visiteuse.
C'était une villageoise avignonnaise, tenant dans ses bras une
petite fille brune et jolie, mais chétive, qui ouvrait de
grands yeux effarés.
"Madame, dit la paysanne avec une brusque franchise, vous
souvenez-vous de la Gervaise, qui a nourri votre petite-fille?
Certainement. Comment va-t-elle, cette bonne Gervaise?
Ah! Madame, faut-y qu'y ait des gens malheureux dans ce
monde!... La pauvre femme n'est plus de cette vie à l'heure
qu'il est. V'là sa pétioune, qu'est orpheline, péchère; la
Gervaise m'a dit comme ça de vous l'amener, que vous étiez
bonne, que vous lui donneriez p't-être bien une place dans
votre maison jusqu'à ce qu'elle soit en état de gagner son
pain."
Mme Milane fut émue de cette confiance naïve. Elle attira à
elle l'enfant, qui lui passa immédiatement ses petits bras
autour du cou. Cette marque de tendresse spontanée mit des
larmes dans les yeux de la bonne dame, qui songea soudain aux
caresses de la petite Juliette, dont elle était privée.
Elle alla trouver son mari, lui montra Sophie, lui conta
l'affaire, et il se trouva que le même soir l'Avignonnaise
quittait le château, bien reposée et restaurée, laissant en
bonnes mains la fillette qui lui avait confiée.
C'est ainsi que, par une sorte d'adoption qui devint plus
sérieuse à mesure qu'on s'attacha davantage à elle, Sophie,
autrement fit Folla ou Follette, devint l'enfant de la maison.
Quand on la vit bien peignée, bien lavée et gentiment
habillée, on la trouva ravissante.
Elle recouvra bien vite la gaieté de son âge; elle avait des
mines adorables, des réflexions amusantes; elle remplissait de
rires et de gazouillements joyeux tour à tour le château
dauphinois ou l'appartement parisien, selon la saison, et M.
et Mme Milane songèrent moins à regretter leur petite-fille
éloignée d'eux.
Quand Folla eut atteint une sizaine d'années, un nouvel
événement survint chez ses parents adoptifs: M. Kernor mourut
presque subitement, et sa femme ne tarda pas à s'éteindre,
minée par le chagrin, et malgré les soins de son père et de sa
mère.
La petite Juliette se trouvait orpheline à son tour, sous la
tutelle de ses grands-parents, qu'elle connaissait à peine.
Les Milane étaient donc en possession de deux fillettes, dont
une seule leur appartenait par les liens du sang.
Maintenant qu'ils avaient recouvré leur trésor si longtemps
convoité en vain, que faire de Folla? Certes, il eût été cruel
de la renvoyer, dur de la faire descendre au rang de paysanne,
à présent qu'elle avait reçu une éducation soignée et vécu
d'une vie luxueuse. M. et Mme Milane avaient le sens trop
droit et le cur trop bon pour agir ainsi; ils la gardèrent
comme jadis.
Folla se croyait leur petite-nièce et la cousine de Juliette,
qu'elle adorait, et elle appelait M. et Mme Milane bon papa et
bonne maman, comme Juliette.
Elle ne jalousait point sa sur de lait, quoiqu'elle sût
parfaitement que celle-ci était l'unique enfant de la maison
et l'unique héritière des Kernor et des Milane.
Ceux-ci, malgré leur bonté, et perdus qu'ils étaient dans leur
idolâtrie, parlaient souvent à leur petite-fille de choses de
l'avenir qu'il ne lui était pas utile de connaître encore;
mais cela ne faisait pas une ombre au bonheur de Folla; elle
n'était pas même attristée de la préférence qu'elle voyait
accorder à Juliette. Presque à leur insu, les grands-parents
manifestaient beaucoup plus de tendresse à l'enfant de leur
fille, ce qui était assez naturel en somme, et toutes les
gâteries étaient pour elle. Folla sentait d'instinct qu'elle
leur était plus indifférente que par le passé, mais elle n'en
chérissait pas moins ses bienfaiteurs, et trouvait tout simple
que sa petite compagne attirât à elle toutes les louanges et
les caresses. Elle se croyait bien inférieure à Juliette; elle
la voyait plus belle, plus intelligente, plus raisonnable
qu'elle, et cependant, nous l'avons déjà dit, Juliette Kernor
avait une petite dose d'égoïsme et de suffisance qui la
mettait en réalité au-dessous de l'enfant de Gervaise.
Elle aimait certainement beaucoup Folla, mais par un sentiment
personnel; Folla jouait avec elle, se prêtait à tous ses
caprices, faisait ses commissions; puis la paresse de l'une
mettait en relief les capacités de l'autre.
Sans Folla, Juliette se fût ennuyée sûrement, surtout l'été,
entre Mlle Cayer et ces deux vieillards qui la choyaient à qui
mieux mieux, mais ne l'égayaient pas.
Revenons au fameux samedi où la paresseuse, fort penaude, vit
entrer à la salle d'étude son amie Juliette, par bonheur sans
Fraülen.
"Dis donc, Lili, fit-elle en bondissant, j'ai découvert un
endroit du parc, du côté de la glacière, où nous pourrons
bâtir notre maison sans être dérangées, et bon papa ne dira
plus que nous abîmons le terrain.
Allons-y tout de suite! Tiens, aide-moi à enfiler mon
tablier.
C'est que... je n'ai pas fini mes devoirs, répondit Folla en
baissant la tête.
Pas fini? Fraülen va te gronder."
Les petits bras nus de la coupable retombèrent le long de son
sarreau de toile.
"Oh! que je suis malheureuse!
Et l'on te privera encore de récréation, et nous ne pourrons
pas nous amuser. Tu es bête, aussi. Sais-tu que M. Walter
n'était pas content de ne pas te voir arriver? Il a dit que,
si tu continues, tu ne seras jamais capable de jouer
convenablement un morceau de piano, et que tu perdras tes
excellentes dispositions."
Folla éclata en sanglots.
"Et si l'on m'enlève ma leçon de musique de mardi! J'aimerais
mieux n'avoir point de récréations jusqu'à après-demain.
Merci! fit Juliette en faisant la moue; et moi donc, avec
qui jouerai-je? Tu sais bien que je n'aime pas à m'amuser
seule. Ecoute: Fraülen sera longue à se déshabiller, car il
fait très chaud; je vais un peu voir tes devoirs et te dicter
la suite. Passe-moi ton verbe d'abord. Mais il y a des fautes
à toutes les personnes, ma pauvre Folla! Fraülen va être en
colère. Corrige toi-même, on reconnaîtrait mon écriture."
Les petites filles se mirent à l'ouvrage, et tout était à peu
près terminé et passablement fait quand leur institutrice
parut.
La cloche du dîner les fit s'envoler comme deux hirondelles,
et elles allèrent en gazouillant se laver les mains et se
faire recoiffer.
A table Juliette mangea si peu, que Mme Milane s'alarma. Mlle
Cayer la rassura.
"Madame, c'est bien sa faute; Juliette a mangé une demi-
douzaine de gâteaux chez le pâtissier après sa leçon. Je lui
ai bien dit que ça lui enlèverait l'appétit pour dîner; mais
elle n'a pas voulu m'écouter.
Oh! fit la grand'mère, elle a au moins mangé ce qui lui
plaisait, n'est-ce pas, mignonne? Elle se rattrapera demain
sur les choses solides.
Et tu n'as pas pensé à rapporter à Folla quelques
friandises? demanda M. Milane à Juliette, qui rougit.
Si, bon papa, j'y avais pensé, répondit-elle, et
j'emporterais des biscuits pour elle, seulement... j'avais
faim encore en chemin, et je les ai croqués dans la voiture
pour m'occuper.
Voyez-vous la petite gourmande! dit Mme Milane en embrassant
la fillette, toujours placée à sa droite.
N'est-ce pas un peu le fait d'une égoïste? fit observer Mlle
Cayer.
Ma foi! oui, dit M. Milane.
Bah! reprit la grand'mère, tous les enfants sont ainsi.
D'ailleurs, Folla n'en mourra pas pour se passer de biscuits,
elle a tout ce qu'il faut ici; si elle ne s'était pas fait
priver de sa course en ville, cela ne serait pas arrivé.
Bien sûr que je n'en mourrai pas, dit gaiement Folla; Lili a
bien fait de manger ces gâteaux, si ça lui faisait plaisir."
Le repas s'acheva sans autre incident. Mme Milane s'occupait
exclusivement de sa petite-fille, la servant avant tout le
monde et lui choisissant les meilleurs morceaux.
Après le dessert, les fillettes coururent au jardin, où les
jours, très longs à ce moment, leur permettaient de jouer le
soir; elles débattirent la question de l'emplacement de leur
construction; comme toujours, Juliette imposa sa volonté, et
Folla céda.
A huit heures et demie, on les appela au salon. Juliette, qui
aimait la lecture, prit un livre amusant, un livre très beau,
présent de son bon papa, fournisseur habituel de sa
bibliothèque enfantine.
Folla préférait la musique; elle ouvrit le piano et joua en
sourdine, pour ne point fatiguer ses grands-parents, tout son
petit répertoire.
A neuf heures il fallait se coucher sans récriminer. Folla y
alla après avoir embrassé tout le monde à la ronde. Juliette,
elle, ne prit son bougeoir qu'après avoir galopé un grand
moment sur le genou de M. Milane, et après avoir reçu les
interminables caresses de sa grand'mère.
Les deux jeunes filles se mirent à genoux pour faire leur
prière. Juliette la récitait machinalement, mais correctement.
Folla était distraite par une mouche qui bourdonnait en
cherchant à se poser le long des murs; mais elle pensa tout à
coup à de pauvres enfants affamés et à demi nus qu'elle avait
vus dans la journée, et qui lui avaient fait grand'pitié; elle
se rappela combien elle s'était trouvée heureuse en comparant
son sort au leur, et elle remercia le bon Dieu de ses
bienfaits.
Elle fut bientôt endormie, de sorte qu'elle ne vit pas Mme
Milane apporter à sa petite compagne un verre de sirop, puis
ramener le couvre-pieds sur son petit corps, et embrasser
encore maintes fois la jolie blondine, quoique celle-ci
murmurât avec fatigue: "Assez, bonne maman, assez! je veux
dormir."
Juliette ne se levait pas avant huit heures, à moins qu'elle
ne s'éveillât plus tôt; ce qui arrivait quelquefois en été,
jamais en hiver.
Folla, au contraire, était toujours sur pied avant sept
heures; alors elle passait son petit peignoir et ses
pantoufles, et, s'échappant sans bruit de la chambre, elle
allait jouer de la guitare sous les arbres silencieux du parc.
Musicienne dans l'âme, elle avait la voix et l'oreille d'une
justesse admirable et cherchait, soit sur le clavier, soit sur
les cordes, tous les airs qu'elle avait entendus.
Malgré son très jeune âge, M. Walter la considérait comme
l'élève qui lui donnait le plus de satisfaction, et à la fin
de la leçon de piano il y avait toujours un quart d'heure pour
la guitare. Ce qui explique pourquoi la plus grande punition
qu'on pût infliger à la petite fille paresseuse était de lui
enlever son heure de musique.
Folla n'était paresseuse que pour ses études de français et de
langues, jamais pour être matinale, sauf peut-être quand il
gelait fort, l'hiver; jamais non plus quand il s'agissait de
rendre un service, de courir chercher les lunettes de bonne
maman, l'éventail de mademoiselle, tandis que Juliette faisait
la sourde oreille quand on disait: "Qui est-ce qui va me
faire une commission?"
Or le matin du dimanche où nous retrouvons les deux petites
filles, elles étaient habillées pour aller à la messe. Leur
costume était le même quant à la couleur et à la forme des
vêtements, mais la robe de Folla était un simple lainage garni
de dentelles communes; celle de Juliette était en foulard et
garnie de fines guipures.
Pour expliquer cette différence, on disait que Folla était une
lutine qui portait constamment le désordre sur elle et autour
d'elle, et par conséquent ne pouvait avoir de riches
vêtements.
En cela on avait raison; mais Juliette, quoique moins vive,
n'avait guère plus de soin.
Or, ce dimanche, comme la chaleur était supportable, on permit
aux deux petites filles d'aller à la messe à pied, tandis que
les grands-parents s'y rendaient en voiture. Elles s'amusaient
à gambader, leurs petites jambes nues dans leurs chaussettes
roses, ou cueillaient les fleurs étiolées des haies, tandis
que Mlle Cayer trottait délibérément dans la poussière en
causant avec la femme du maire, qu'on avait rencontrée.
Au milieu de leurs ébats, les fillettes se trouvèrent face à
face avec un vieux pauvre qui leur demanda l'aumône en
balbutiant des paroles bizarres.
"Sauvons-nous, il est fou, murmura Juliette à l'oreille de sa
sur de lait.
Eh! non, il est infirme seulement, répondit Folla, et il
n'est pas du pays."
Juliette avait dans sa poche une petite bourse bien garnie;
mais elle ne songea même pas à l'alléger en faveur du
mendiant, tandis que Follette, qui n'avait pour tout bien que
onze sous, vida son porte-monnaie dans la main du pauvre
homme.
Celui-ci, au milieu de ses bénédictions, laissa tomber son
bâton; il se courba en gémissant pour le relever, car il était
perclus de rhumatismes, mais Folla le prévint et le ramassa
prestement.
"Comment as-tu osé toucher cette affreuse canne toute noire?
n'as-tu pas vu que cet homme a les mains très sales? disait la
petite Kernor à sa cousine comme elles couraient sur la route,
les cloches sonnant à grande volée. Moi, je ne l'aurais pas
touchée pour un empire!
Mais, Lili, il n'aurait jamais pu relever sa canne tout
seul, ou bien il y aurait mis un quart d'heure, et en se
faisant mal, encore.
Tu lui as donné tout ton argent?
Oh! il n'y en avait pas beaucoup. Heureusement que c'est
demain lundi.
Qu'as-tu donc fait de ta semaine? Moi, j'ai mes dix francs
presque intacts.
Comment t'y prends-tu donc? fit à son tour Folla, naïvement
admirative.
Je garde mon argent, voilà tout.
Eh bien, moi, je ne sais pas comment je m'arrange, mais il
s'en va toujours trop vite.
C'est bien simple, dit alors Mlle Cayer, que les enfants
avaient rejointe et qui les entendait causer; Follette dépense
son argent non pour son propre agrément, mais parce qu'elle
n'est point avare et qu'elle a le cur généreux. Je sais où
passe sa semaine, qui d'ailleurs n'est que de cinq francs, et
d'autres pourraient le dire avec moi. Demandez à la mère Rabu
comment elle a pu acheter des remèdes pour sa douloureuse
maladie. Demandez à la petite Mélie pourquoi elle ne marche
plus nu-pieds lorsqu'elle va à l'église, ou dans les champs
quand il a beaucoup plu. Et qui est-ce qui a payé l'accordéon
du petit garçon infirme qui aime tant la musique, et le châle
de la brave Tevré, dont la fille est poitrinaire?"
Folla était toute rose de confusion et de plaisir, et Juliette
baissait honteusement la tête: elle avait compris la leçon.
De fait, celle-ci n'était point généreuse, non peut-être par
l'amour de l'or, mais parce qu'elle était égoïste, tenait à
son bien, et ne se mettait jamais à la place des autres pour
songer à leurs besoins.
A Paris, chaque hiver, on quêtait auprès des enfants riches
les vieux jouets et les vêtements hors de service; il fallait
arrêter Folla, qui voulait donner tout ce qu'elle avait, même
ses poupées neuves et ses livres les plus beaux.
Juliette ne se séparait qu'avec regret de quelques vieilleries
dont on ne pouvait plus rien faire et de quelques joujoux
déteints et abîmés dont on pouvait à peine se servir.
Voilà donc nos fillettes à l'église, priant tantôt avec
distraction, tantôt avec piété. Juliette était coquette: elle
se savait jolie et admirée, cela ne lui déplaisait point.
Quant à Folla, elle ne s'inquiétait guère de ces choses-là; ce
qui venait la distraire n'était pas la pensée que sa robe
seyait bien à son petit visage, le ruban rose à ses boucles
brunes, mais plutôt une grosse mouche remuante qui entrait
dans le bonnet tuyauté d'une paysanne, ou bien les maladresses
de l'enfant de choeur; rien n'échappait à son il espiègle.
Mais, dès qu'elle pensait qu'on se trouvait à l'église, vite
elle reprenait son livre et sa gravité.
III
POULETS PERDUS
L'après-midi, les petites filles jouaient dehors, le temps
étant fort beau. Un peu avant le dîner, elles obtinrent la
permission de s'amuser au bout du parc.
Or, de l'autre côté de la haie, s'élevait une petite ferme
appartenant à un pauvre ménage dont les enfants, "pour être
moins nombreux à la niche," étaient serviteurs ou bergers
dans de plus grandes métairies des environs.
Ce jour-là, la mère Serriau et "son homme" étaient en
violent émoi: un oiseau de proie, buse ou corbeau, on ne
savait, avait jeté le désarroi dans la basse-cour; les
volailles, effarées, fuyaient de tous côtés avec des
piaillements de désespoir. Cela durait depuis une heure
environ. Sur les vingt-deux poulets qui composaient la basse-
cour, on n'avait pu en réunir qu'une dizaine. Les autres
piaulaient dans la campagne, éperdus, épouvantés.
Combien en restaient-ils de vivants? car le père Serriau avait
recueilli dans un buisson le cadavre ensanglanté d'une poussin
à demi rongé.
Le couple infortuné geignait à fendre l'âme; comment rattraper
les fuyards à présent? Voilà que la nuit allait tomber, et
ceux qui se cachaient sous les buissons se garderaient bien de
se montrer.
En écoutant le récit de ce désastre, Folla n'hésita pas à
venir en aide aux pauvres gens, tandis que Juliette demeurait
immobile, regardant les allées et venues des Serriau.
Le père Serriau gardait, en les appelant doucement, une grosse
poule et ses petits. Follette se mit à l'ouvrage; petite et
légère, elle se glissait dans les trous des haies, enjambait
les fossés, grimpait au faîte des buissons d'épines sans souci
de ses mollets et de ses mains, qui s'y déchiraient
cruellement.
"Tenez, madame Serriau, en voilà un, deux! Prenez garde à ce
petit noir qui se sauve de votre côté, attrapez-le au passage;
et celui-ci, quatre! Ne les laissez pas échapper. Portez-les
vers la mère. Il n'en reste plus que sept à retrouver, puisque
le vingt-deuxième est mort. Encore un, voyez; il est blessé à
l'aile, il ne peut pas courir. Ma foi! je ne sais guère où se
cachent les autres."
La mignonne parvint cependant à les rattraper tous et aida la
mère Serriau, peu experte en calcul, à compter les bêtes
réunies: il y avait bien le compte.
La cloche du dîner ayant sonné depuis quelques minutes, les
petites filles, en se tenant par la main, coururent à la
maison.
Elles entrèrent rouges et essoufflées à la salle à manger, où
l'on commençait à s'inquiéter de ne pas les voir.
Juliette avait conservé sa petite robe intacte et presque
propre sous le tablier blanc; mais Folla, grand Dieu! en quel
état elle se présentait! Ses jambes nues étaient
ensanglantées, ses mains égratignées, ses vêtements souillés
et déchirés, ses cheveux embroussaillés.
Folla fut vertement grondée et dut aller réparer le désordre
de sa toilette. Juliette essaya de la défendre en racontant
l'incident des poulets et en disant comment la petite fille
avait rendu service aux Serriau; mais on ne comprit rien à
cette histoire, trop précipitamment narrée, et, pour prix de
sa bonne action, Folla ne reçut que des admonestations.
Le lendemain cependant, en se promenant avec Fraülen, on
rencontra la mère Serriau.
"Ah! Mademoiselle, dit-elle à l'institutrice dans son patois
à peine compréhensible en sa bouche édentée, la bonne petite
fille que mam'zelle Sophie! Mes poulardes étions tous perdus
sans elle. Elle me les a retrouvés les uns après les autres,
même que les buissons lui zont tout épiné les jambes et les
doigts. Sans ça mon homme et moi étions bien empêchés, que ça
faisait ben une pièce de six francs perdue par bête, puisque
je les élevons pour les engraisser."
Justice fut donc rendue à l'enfant complaisante, et on ne lui
reprocha plus sa robe fripée. Mais, hélas! les gronderies n'en
pleuvaient pas moins chaque jour sur la paresseuse, dont les
devoirs étaient criblés de fautes, et l'été ne s'écoula point
sans que les leçons de piano et de guitare fussent souvent
remplacées par un pensum.
Une autre fois on fut en plus grand émoi encore au château,
Mlle Folla s'étant fait chercher pendant trois quarts d'heure.
Voilà ce qui était advenu.
En poursuivant un beau papillon-sphinx, la petite était sortie
de la cour; il n'y avait personne dans le chemin; après y
avoir couru l'espace de quelques mètres, elle atteignit le
joli insecte, qu'elle rendit à la liberté après l'avoir
examiné de près, car elle avait trop bon cur pour lui faire
du mal, et s'apprêta à revenir sur ses pas.
Mais elle entendit des cris affreux qui partaient d'une
chaumière située non loin de là sur la route.
"Bon, pensa-t-elle, que se passe-t-il chez les Moussard? Ce
sont des gens qui ont toujours du malheur: si j'allais voir?"
Elle secoua la poussière brillante que le papillon avait
laissée à ses doigts, et courut à la masure; ce n'était pas
une ferme, mais plutôt un bâtiment triste et noir, entouré
d'un jardinet moisi où picoraient quelques poules sur un
fumier nauséabond.
Un roquet aboyait avec frénésie; par terre, assise sur le sol
nu, une petite créature de quatre à cinq ans, vêtue seulement
d'une chemise et d'une jupe, mal peignée et très barbouillée,
tenait sur ses genoux un bébé de six à huit mois déjà en robe,
et qui se tordait en poussant des cris d'aigle.
Un peu plus loin, une autre fillette, de deux ans à peu près,
jouait avec des morceaux de bois.
Celle qui faisait la maman ne savait guère remplir son rôle et
n'en avait guère la force non plus; ses bras, trop faibles,
tenaient le bébé tout de travers, ou le secouaient par
moments, sans qu'elle eût l'intention de lui faire du mal. Le
pauvre petit geignait à fendre l'âme, et pleurait en se
tordant convulsivement.
"Mais tu vas le blesser? cria Folla, qui accourait; attends,
je vais te montrer à le porter comme il faut."
Et, enjambant sans façon la mince barrière qui défendait
l'entrée du jardinet, elle enleva à l'aînée des enfants le
poupon, qui cessa de crier dès qu'il se sentit dans des bras
plus vigoureux et surtout plus adroits. Folla s'assit sur une
pierre, tandis que le petit garçon la contemplait de ses yeux
bleus étonnés, en suçant consciencieusement son pouce.
"Il est bien pâlot, ton frère; quel âge a-t-il? demanda-t-
elle à la fillette.
Je ne sais pas.
Et toi, quel âge as-tu?
Quatre ans, je crois.
Et on te donne le petit à garder?
Faut bien, la mère lave."
Par bonheur, Folla avait des dragées dans sa poche; elle les
distribua aux deux aînées, qui se jetèrent dessus, et elle fit
jouer le tout petit, qui se mit à rire.
"Est-elle allée bien loin, ta maman? reprit-elle.
Que non! elle va revenir."
La pauvre femme disait bien toujours: "Je vais revenir, soyez
sages," pour faire prendre patience aux marmots; mais il
fallait du temps pour savonner le misérable linge de la
famille.
Elle ne reparut qu'au bout de vingt minutes et fit de grands
remerciements à la petite demoiselle du château.
"Votre fille est trop jeune pour soigner un bébé de cet âge,
lui dit Folla.
Eh! Mademoiselle, il le faut pourtant ben; mais je ne
m'absente jamais longtemps. Faut ben que les mioches
s'habituent de bonne heure à se rendre utiles, mais une autre
fois j'emporterai le petit et l'étendrai sur une couverture à
terre, près de moi, pendant que je laverai.
Il n'a pas bonne mine.
Ma foi non, le pauvret! Pensez donc, un enfant que j'ai dû
sevrer à quatre mois.
Sitôt, comment le nourrissez-vous?
Je lui donne le biberon, et puis la soupe quand il en veut,
et des tisanes."
Folla fut prise de pitié pour le malheureux être: "Ecoutez,
madame Moussard, fit-elle, je dirai à bonne maman de vous
donner nos anciens vêtements pour vos enfants, puis de
meilleures choses à boire pour ce petit malade.
Vous êtes ben aimable, Mademoiselle, et ça ne sera pas de
refus: on a ben de la misère chez nous, et ce sera ben de la
charité que de nous venir en aide."
A son retour, quoiqu'elle eût couru à toutes jambes, Folla fut
encore grondée; car elle arrivait très en retard pour l'étude,
et l'on se tourmentait à son sujet.
Elle ne raconta ce qui avait causé sa fugue qu'à sa cousine, à
la récréation suivante (récréation écornée pour elle), et lui
fit part de son projet de demander leurs anciens vêtements à
bonne maman pour les petits Moussard.
"C'est que, répondit Juliette, je comptais qu'ils serviraient
à nos poupées; il y a des robes de piqué et de flanelle qui
iraient si bien à Lydie, ma grande blonde.
Mais les petits Moussard en ont bien plus besoin que nos
poupées.
Oui, mais cet hiver bonne maman leur en coudra ou tricotera
elle-même de moins jolies.
Et ils attendront tout ce temps? Non, par exemple; garde tes
affaires, à toi, pour ta Lydie, si tu veux; moi, je demanderai
les miennes à bonne maman pour les pauvres. Bonne maman a
assez à travailler pour les malheureux de Paris dans son
hiver.
Et tu as osé tenir sur tes genoux ce baby malpropre?
Tiens! l'autre lui faisait mal.
Et tu t'es assise dans cette cour sale, peut-être pleine de
puces et de bêtes?
Je ne pouvais pas leur demander de la balayer pour moi, bien
sûr! D'ailleurs je me suis lavé les mains. Laisse-moi aller
trouver bonne maman."
Non seulement Mme Milane consentit à ce que Folla portât aux
Moussard un gros paquet de vêtements encore très bons, mais
elle y joignit un peu d'argent, et plusieurs boîtes de farine
lactée pour le dernier petit.
IV
EN MER
On parla d'aller aux bains de mer: Juliette grandissait
beaucoup, était pâlotte; bref, on partit. Comme M. et Mme
Milane craignaient l'air frais du Nord, on s'établit à
Montpellier, en dehors de la ville, sur la route de Pallavas,
afin de se rendre facilement au bain chaque jour. On s'amusa
beaucoup sur cette bonne petite plage méditerranéenne, assez
fréquentée et cependant paisible.
C'était si divertissant de courir dans l'eau salée, vêtu
seulement d'un simple costume de bain, les cheveux flottant au
vent du large, de s'ébattre dans la vague bleue qui vous
roulait, vous emportait et vous rapportait au rivage; puis
d'apprendre à nager avec le baigneur, ce vieux marin qui
aimait tant les enfants et qui leur jouait des tours, en les
plongeant jusqu'au fond quand ils faisaient la grimace à
l'onde froide.
Et ce beau soleil qui dorait les flots ou les rougissait à
l'heure du couchant, qui brunissait la peau et fortifiait le
corps!
Et les bonnes parties qu'on faisait en bateau, quand la mer
n'était pas grosse! et les moules que l'on cueillait dans les
rochers, et les promenades aux environs de Montpellier!
Folla eut pourtant un jour une grande déception: Mlle Cayer,
qui avait des amis à voir à Cette, avait obtenu d'y emmener
les deux petites filles. Celles-ci se faisaient une joie de ce
voyage; on devait partir le jeudi matin, pour ne revenir que
par le train du soir.
Quelle fête! et comme on allait s'amuser! Mais voilà que la
veille, donc le mercredi, les enfants, après avoir beaucoup
joué à la mer et pris leur bain, goûtèrent chez le meilleur
pâtissier de la ville.
Nous avons dit que Juliette Kernor était égoïste et coquette,
nous avons oublié d'ajouter un troisième défaut: la
gourmandise.
Lorsque Juliette aimait quelque chose, elle ne s'en privait
jamais; mais elle n'eût pas touché pour un empire à ce qui
n'était pas de son goût.
Aussi qu'arriva-t-il ce jour-là pour leur malheur à toutes les
deux? c'est qu'elle dévalisa si bien la boutique du marchand,
qu'elle dut s'en repentir cruellement.
Les fillettes se couchèrent le soir en admirant la sérénité du
ciel, qui promettait pour le lendemain une journée magnifique.
Mais les petites filles proposent, et Dieu dispose, surtout
quand il a à punir.
Au milieu de la nuit, Juliette se réveilla fort malade, et
Folla courut chercher sa grand'mère; la pauvre Folla seulement
se demandait avec inquiétude ce qu'il allait advenir de la
partie projetée. Toute la maison fut bientôt sur pied, car
Juliette était prise d'une formidable indigestion et souffrait
réellement beaucoup. Après les premiers soins donnés à la
malade, bonne maman, désolée, la transporta chez elle pour la
mieux dorloter et pour que Folla pût se rendormir en paix.
Et voilà que, le matin, Mlle Cayer vint faire lever la seule
de ses élèves qui fût capable de l'accompagner. Folla fut
bientôt prête et alla frapper à la porte de Mme Milane pour
avoir des nouvelles de sa cousine et faire ses adieux.
"Ah! tu pars? fit languissamment Juliette en rouvrant les
yeux au bruit de la porte. Comme je vais m'ennuyer, moi, toute
seule, à présent que je n'ai plus mal!"
Aussi Mme Milane décida-t-elle que Folla resterait à la maison
pour amuser la malade.
"Mais, Madame, dit alors Mlle Cayer outrée, il me semble que
si Juliette est souffrante, c'est bien par sa faute; ni vous
ni moi n'avons pu l'empêcher de goûter aussi copieusement
hier. La petite Folla, qui a été plus raisonnable, ne doit pas
être privée d'un plaisir si longtemps désiré.
Mon Dieu! chère mademoiselle, je ne dis pas; mais Juliette
s'ennuiera horriblement sans sa cousine, et, vous comprenez,
si elle reprend la fièvre, Folla l'amusera, la distraira, lui
fera la lecture.
Cependant, Madame...
Je vous ferai observer, Mademoiselle, que si je garde Folla
à la maison, je ne la condamnerai pas à travailler; elle aura
congé et jouera avec Juliette: donc elle n'est pas à plaindre."
Il n'y avait plus à discuter. L'excellente Mlle Cayer embrassa
tendrement Folla et partit sans adresser un regard à Juliette.
Juliette, terriblement égoïste, n'intercéda pas en faveur de
la pauvre Folla, privée à cause d'elle de la partie de
plaisir, ni ne s'excusa auprès de la pauvre petite de lui
avoir causé cette déception.
Mais Folla était si bonne, qu'elle ne songea pas une minute à
lui reprocher son égoïsme. Elle enleva tristement ses
vêtements de sortie, et se mit en devoir de rassembler les
livres et les jouets que réclamait sa cousine.
De fait, Juliette allait beaucoup mieux, mais elle était
capricieuse et gâtée, et garda Folla auprès d'elle presque
toute la journée, ce pauvre petit feu follet dont les jambes
avaient tant besoin de danser et de courir!
Folla ne se rappelait plus que, l'hiver dernier, elle avait eu
deux gros rhumes qui l'avaient retenue bien des jours à la
maison; mais jamais Juliette n'avait sacrifié pour elle la
moindre promenade, le plus petit plaisir.
La pauvre victime eut cependant une compensation à son
infortune.
Mme Milane força la convalescente à sommeiller un peu l'après-
midi pour remplacer sa nuit blanche, et M. Milane emmena Folla
gambader une heure dans la campagne.
Ils n'allèrent pas du côté de la mer, et, afin de lire
commodément son journal, le grand-père s'assit au pied d'un
arbre, sans s'inquiéter de sa petite-fille adoptive, qui
courait comme une jeune poulain.
Au milieu de ses ébats elle aperçut un brave paysan qu'elle
connaissait pour l'avoir vu apporter quelques fruits à la
maison qu'avait louée Mme Milane pour la saison.
"Bonjour, père Limousin! cria Folla de sa petite voix douce.
Vous ramassez de l'herbe pour vos lapins?
Oui, mam'zelle Sophie. Ca va bien?
Oui, merci.
Et votre sur, la petite demoiselle blonde, elle n'est pas
avec vous? (Il croyait Juliette la sur de Sophie.)
Oh! non, elle est malade.
Malade, mam'zelle Kernor?
Oui, d'une indigestion terrible; mais elle va mieux déjà que
cette nuit.
Oh! si ça n'est que ça! Les petites demoiselles s'en donnent
souvent trop à croquer des sucreries. Ca n'est pas comme ma
pauvre femme, qui s'en va du mal de la mort.
Comment! père Limousin! elle est si mal que cela, votre
femme?
Puis qu'elle souffre rude, et que le docteur a dit comme ça
que c'est inutile de lui donner des remèdes, parce que ça n'y
ferait rien.
Comment? il a osé dire cela?
Mais oui, pourquoi pas? Ce qui tourmente la pauvre vieille,
ça n'est pas l'idée de mourir; faut bien s'en aller un jour,
et nous autres gens misérables, ça ne nous fait jamais peur;
mais c'est la pensée que j'ons tout l'ouvrage à faire et que
je serons tout seul après.
Est-ce que je pourrais la voir, votre femme?
Mon Dieu! oui, Mademoiselle, que c'est même bien de la bonté
de votre part, et que ça va lui faire un plaisir! C'est c'te
maisonnette que vous voyez là, à côté du figuier."
Folla courut, légère comme son nom, à la pauvre masure
indiquée, bien indigente, en effet, et composée d'une unique
pièce.
Cette chambre renfermait à la fois le four à pain, le petit
poêle où cuisait le dîner, une table, un banc, quelques
chaises, deux armoires et un lit aux rideaux de serge.
Dans un coin, quelques poules se blottissaient dans deux
corbeilles chaudement couvertes.
Un chat maigre ronronnait sur le banc; les meubles étaient en
ordre, le sol propre, sauf quelques brindilles de bois que le
bonhomme n'avait pas eu le temps de ramasser; contre le mur,
blanchi à la chaux, pendaient deux filets de pêche, et devant
la croisée ouverte s'étendait la toile métallique qui, dans
les maisons les plus pauvres du Midi, défend des insectes qui
voudraient s'abriter à l'intérieur.
A côté, en dehors, l'étable à pourceaux, un rucher d'abeilles
et une petite grange, puis le jardinet bien soigné.
"Bonsoir, madame Limousin! je viens vous voir," dit très
doucement Folla en entrant.
Et elle ouvrit de grands yeux effrayés à l'aspect de ce
squelette de vieille femme allongé sous les draps de toile
bise; les bras, absolument décharnés, sortaient du lit, et la
tête maigre, étroite, aux tempes enfoncées, aux yeux caves,
faisait un trou dans l'oreiller recouvert d'une taie de
couleur.
"Vous êtes bien gentille, ma petite demoiselle, de visiter
comme ça une pauvre vieille qui s'en va, même que vous ne me
connaissez que pour m'avoir vue les quelques fois que j'ai
porté du poisson chez vous. Ca fait du bien d'apercevoir un
jeune visage.
Est-ce que vous souffrez beaucoup?
Beaucoup; c'est la fièvre qui me mange; je l'ons toujours,
toujours. Je ne dormons plus ni le jour ni la nuit.
Mangez-vous un peu?
Que non; y a ben des petites choses que je verrais sur
l'assiette avec plaisir, mais je ne pouvons les acheter, c'est
cher. M'en faut pourtant pas gros, mais ça ne me fait encore
rien. Y a ben un autre souci qui me tourmente.
Quoi donc? votre mal?
Que non. Ca m'emmènera un de ces matins; mais je vois mon
pauvre homme qu'est plus vieux que moi, et qu'a tout l'ouvrage
à faire, et qui se donne un tintouin! Faut qu'i porte le
manger aux bêtes, qu'i fasse sa soupe, qu'i soigne la vache,
les poules, le jardin et le cochon, qu'i balaye; et qu'encore
je me faisons un mauvais sang, parce que ça n'est plus propre
comme quand j'étions sur pied.
Mais c'est encore très propre ici, mère Limousin, et votre
mari s'en tire très bien.
Vous croyez? I fait bien ce qu'i peut, le pauvre. Ah! c'est
que ma maison elle était renommée dans le temps comme la plus
nette du pays. Mais maintenant que je sommes malade...
Vous guérirez, mère Limousin.
Que non, ma petite demoiselle; je sommes asthme; et j'ons
attrapé un froid par-dessus. Sans mon homme que je laissons,
je serions ben contente de m'en aller. J'ons peiné toute ma
vie; j'ons supporté la gêne. On n'avait pas la misère, quoi!
mais on n'a jamais été riche; on a travaillé dur, et on ne
doit rien à personne. Le bon Dieu peut m'appeler quand il
voudra, je sommes prête."
Folla s'en alla toute pénétrée de cette grande pensée de la
mort qui en épouvante tant d'autres, et que le paysan, l'homme
du travail et des privations, souvent voit approcher avec un
calme si résigné.
Et cette vieille qui souffrait tant, qui avait à peine le
nécessaire, tandis que Juliette, l'enfant gâtée, pour avoir eu
un peu mal au cur, était comblée de soins et de remèdes, et
voyait satisfaire toutes ses fantaisies!
Son grand-père, la regardant s'asseoir près de lui toute
songeuse, lui dit soudain en caressant ses cheveux flottants:
"Eh bien! petite, te voilà triste. Le fait est que tu as été
privée de ton voyage avec Fraülen. Tiens, pour le remplacer,
voilà de quoi t'acheter des joujoux."
Et il lui tendit une pièce de vingt francs.
Follette se jeta au cou de M. Milane; vraiment cela ne pouvait
mieux tomber. Et, tandis qu'il terminait son journal, elle
courut à toutes jambes chez les Limousin.
"Tenez, cria-t-elle tout essoufflée, mère Limousin, vous
pourrez avec cela vous procurer quelques douceurs." Et elle
s'enfuit radieuse. Ainsi elle n'avait point perdu sa journée.
V
L'HOMME QUI REVIENT
Et voilà qu'à partir de ce temps un vilain oiseau noir aux
ailes déployées, qui a nom le malheur, plana sur la pauvre
petite Folla.
Elle était pourtant bien douce et bien généreuse cette
fillette. N'est-ce pas que vous l'aimez bien, notre mignonne
héroïne, malgré sa paresse, qui peut-être n'est pas celui de
ses défauts qui vous offusque le plus?
Un matin, les deux enfants, sous un soleil magnifique,
jouaient au bord de la mer, abritées sous leurs grands
chapeaux de jonc ornés d'une gaze blanche, leurs jambes nues
hâlées par l'air salin.
Mlle Cayer et Mme Milane causaient un peu plus loin à l'ombre
d'une cabine roulante, et M. Milane fumait en lisant derrière
une falaise en miniature.
Ce n'était pas l'heure du bain; aussi la plage était-elle à
peu près déserte.
Deux hommes vinrent à passer près des petites filles; ils
avaient mauvaise mine sous le feutre à larges bords qui
cachait le haut de leurs visages; leurs vêtements étaient
sales et usés, et ils marchaient en traînant la jambe d'une
façon bizarre.
L'un d'eux poussa une exclamation soudaine: "Tiens! fit-il
d'un ton gouailleur en dévisageant Juliette Kernor, tout le
portrait de la Gervaise quand elle était jeune. Et que c'était
un beau brin de fille quand je l'ai épousée! elle avait seize
ans. Un peu plus luronne que ça cependant; mais elle portait
ces yeux-là, ces cheveux-là tout en l'air, et ce minois rose
et blanc. Une blonde flambante! quoi. Faut la voir maintenant;
ah! ah! ah! quelle différence!
Allons-nous-en, dit tout bas Juliette en tirant Folla par sa
robe. Ces hommes me font peur."
Mais l'individu de mauvaise mine se mit à rire plus fort et
murmura quelques mots à l'oreille de son compagnon.
"Allons donc! c'est vrai? fit l'autre avec une stupéfaction
profonde. Mais alors, l'ami, t'as de quoi faire chanter les
parents.
Pas encore, faut d'abord que je rejoigne la Gervaise. Ah!
ah! on ne m'attend pas. L'homme qui revient de la Nouvelle
n'est pas tout à fait tombé dans la dèche."
Il se rapprocha des deux enfants qui écoutaient sans
comprendre, et prit sans façon le menton délicat de Juliette
dans sa grosse patte noire et velue.
"Dites-moi, ma belle petite, vous êtes chez Mme Milane,
n'est-ce pas?"
Juliette se recula avec dégoût et terreur.
"Laissez-moi, cria-t-elle, laissez-moi!"
L'homme éclata de rire.
"Eh! eh! on est bien fière. De mieux en mieux. Tout à fait le
regard de la Gervaise quand elle était en colère, et, ma foi!
elle s'y mettait quelquefois. Cré nom! si l'enfant est ce que
je pense, elle ne peut pas renier son sang.
Mais l'autre, fit le camarade en montrant Folla du doigt,
quelle est-elle?
La petite Kernor, parbleu!" répondit le premier avec un
geste insouciant.
Juliette avait pris la fuite; Folla, plus brave, demeurait,
ses grands yeux noirs fixés sur l'inconnu, protégeant de ses
petites mains le frêle édifice de sable qu'elle avait érigé à
grand'peine.
"Pourquoi restez-vous là? qu'est-ce que vous voulez? dit-elle
aux deux individus.
Vous êtes bien la petite Kernor? La dame qui est là-bas, et
vers qui votre sur de lait se réfugie en ce moment, est bien
Mme Milane, de la Seille?"
L'enfant hésita, mais ces mots: "Votre sur de lait,"
prouvaient que l'homme qui parlait ainsi les connaissait.
Son petit cur naïf et confiant lui suggéra l'idée que ces
hommes étaient deux malheureux qui voulaient implorer la
générosité de Mme Milane, et elle répondit:
"Que vous importe qui je suis, moi? Quant à cette dame qui
est là-bas, elle s'appelle, en effet, Mme Milane. Si vous avez
quelque chose à lui demander, allez la trouver.
Pas sotte, celle-ci, ma foi! s'écria l'inconnu en riant.
Non, ma mignonne, je n'ai rien à lui dire aujourd'hui. Plus
tard je ne dis pas, il se peut qu'elle soit obligée de me
donner gros."
Et il entraîna son compagnon, avec lequel il se mit à causer
et à gesticuler vivement.
Folla resta songeuse, regardant disparaître à l'horizon la
silhouette traînante des deux hommes. Juliette la rejoignit,
et elles recommencèrent leurs jeux.
En septembre on retourna à la Seille. C'étaient encore les
vacances; les vendanges et bien des plaisirs arrivèrent,
pauvres joies éphémères qui ne devaient plus revenir.
En causant avec sa cousine, comme elles le faisaient souvent
avant de s'endormir le soir, Juliette posa cette question à
Folla:
"Dis donc, si tu devenais pauvre un jour, tu serais bien
malheureuse, n'est-ce pas?
Ca dépend, répondit la fillette avec son adorable
spontanéité, ça dépend; si j'étais avec quelqu'un qui m'aimât
et que j'aimasse, je ne serais pas à plaindre.
Ah! bien moi, reprit Juliette en roulant sa tête blonde sur
l'oreiller brodé, je ne pourrais jamais me passer de toutes
les belles choses auxquelles je suis habituée, ni vivre dans
une vilaine maison, ni manger du pain sec.
Ca dépend," répéta encore Follette.
Et les deux mignonnes s'endormirent sans plus rêver luxe ou
misère.
VI
CE QU'ENTENDIT FOLLA EN DORMANT
C'était un après-midi d'automne, à cette heure où, les jours
diminuant de plus en plus, le soleil décline dans le ciel déjà
plus pâle.
Le château était plongé dans une douce et silencieuse paix.
L'air était un peu froid, mais pur et bon à respirer; le
feuillage rougi, à diverses nuances, s'agitait au moindre
souffle et tombait feuille à feuille avec un bruit sec.
M. Milane était allé en ville; Mlle Cayer à vêpres, car
c'était dimanche. Bonne maman gardait les petites filles tout
en combinant un remède contre les crampes d'estomac. Nous
avons déjà vu que bonne maman était une femme pratique. Les
deux petites filles arrosaient d'arnica leur perroquet, qui
s'était blessé aux barreaux de sa cage. De temps en temps un
rire frais et argentin coupait l'air silencieux. Il faisait
chaud dans la salle à manger, où l'on entretenait un bon feu
de bois.
Juliette bâilla.
"Ecoute, dit-elle à sa sur de lait, Coco est bien assez
pansé comme cela. Si nous jouions à autre chose? Si Fraülen
était là, elle nous raconterait une histoire; mais les vêpres
ne sont pas finies, et puis elle causera avec grand'mère en
revenant. Veux-tu jouer à cache-cache?
Je veux bien, répondit Folla, toujours complaisante.
Tu commenceras à chercher. Et, tu sais, on cherche jusqu'à
ce qu'on trouve. Il n'y a pas de camp."
Follette se boucha consciencieusement les yeux et les
oreilles, et après avoir compté cent elle fureta un peu
partout, et finit par découvrir Juliette au haut d'une armoire
où bonne maman elle-même l'avait cachée.
Puis ce fut au tour de Folla.
"Je vais, se dit-elle, à la bibliothèque; on ne l'ouvre
jamais que pour recevoir les gens et les fermiers qui veulent
parler à bon papa. Lili n'aura pas l'idée d'y venir."
Seulement il advint que Juliette, après avoir fouillé toutes
les chambres sans succès, perdit patience: "Bah! quand elle
s'ennuiera elle sortira de son trou," se dit-elle.
Et elle se mit à lire au coin du feu, tandis que Martine, la
seule des domestiques qui fût restée à la maison, prévenait
Mme Milane qu'un homme demandait à lui parler.
Notre Follette, qui n'aimait guère l'immobilité, s'assoupit
tranquillement derrière le fauteuil qui la dérobait aux
regards, quoique sa position ne fût pas des plus commodes.
Dans son assoupissement elle eut un rêve bien pénible, si
pénible, qu'elle ne put se secouer pour le chasser, bien
qu'elle ne fût endormie qu'à moitié.
Il lui semblait qu'elle avait les bras et les jambes liés, que
sa langue était paralysée, et qu'elle ne pouvait sortir de son
engourdissement.
Il lui parut que bonne maman entrait à la bibliothèque,
précédant un homme de mine équivoque, semblable à celui
qu'elle avait rencontré à la grève de Palavas, sauf le chapeau
crasseux, qui ne recouvrait plus son front et qu'il tenait à
la main.
"Que désirez-vous, mon ami? dit Mme Milane avec complaisance,
et croyant avoir affaire à un malheureux venant implorer des
secours. Vous vouliez sans doute vous adresser à mon mari,
mais il est absent et ne rentrera que pour dîner.
Ma foi, Madame, je crois que vous ferez l'affaire aussi
bien. Seulement j'avoue que ce que j'ai à vous dire ne va pas
vous causer grand plaisir.
Qu'est-ce? Est-il arrivé malheur à quelqu'un de nos amis?
Je ne les connais pas, vos amis. Je veux parler d'une petite
fille qui doit vivre chez vous, qui n'est pas votre parente,
que vous avez adoptée."
Mme Milane se troubla.
"Eh bien, en quoi ce sujet peut-il vous intéresser?
Il y a que l'enfant n'est pas orpheline, comme on le croit.
Comment! cette bonne Gervaise, dont on m'a appris la mort,
est vivante? Voilà sept ans qu'on n'a entendu parler d'elle.
J'ai passé un jour dans son pays, on m'a affirmé que la pauvre
femme avait succombé à une violente fièvre.
La Gervaise vit encore, oui, Madame. Elle a résisté au mal
terrible qui a failli l'emporter; dans un accès violent elle
s'est sauvée de chez elle, puis un jour elle est revenue,
seulement...
Seulement quoi?
Elle est restée folle, complètement folle."
Mme Milane eut comme un soupir de soulagement.
"Pauvre Gervaise! reprit-elle; et vous venez sans doute me
prier de lui venir en aide, car sa position doit être bien
misérable? C'est juste. Alors, puisqu'elle a perdu la raison,
elle ne se souvient probablement plus qu'elle a un enfant?
Que si qu'elle s'en souvient. Elle le pleure tous les jours.
Elle doit être bien abandonnée. Je ferai des démarches pour
la faire entrer dans une maison de santé où elle sera bien
soignée.
C'est inutile, Madame, la Gervaise n'est plus seule depuis
quelque temps: elle a retrouvé son mari."
Mme Milane sursauta sur son fauteuil.
"Son mari? mais je la croyais veuve.
C'est une erreur: elle n'a jamais été veuve, seulement elle
a eu honte de son homme et l'a fait passer pour mort.
Mais alors...
N'est-ce pas que c'est bizarre? fit l'homme en ricanant.
Deux défunts qui reparaissent!
Est-ce que cet homme c'est le père... de...?
De sa fille, naturellement, Madame, de l'enfant que vous
avez adoptée.
Et croyez-vous, reprit Mme Milane, plus hésitante encore,
croyez-vous qu'il me laissera l'enfant?
Pour ça, je ne puis rien vous en dire; car c'est un bon
père, répliqua l'homme en ricanant. Cependant on ne sait
pas... Il n'est guère chançard, et on ne s'enrichit pas dans
le pays d'où il revient.
Quel pays, s'il vous plaît? demanda la vieille dame en
regardant fixement son interlocuteur.
Ma foi! faut voyager longtemps avant d'y arriver, mais c'est
aux frais du gouvernement."
Mme Milane se leva toute droite:
"Comment!... le mari de Gervaise! revenir de... de Nouméa!...
Comme vous le dites. Il ne s'est pas enfui. Sa peine est
terminée. Huit ans, Dieu merci! c'est bien assez, pour une
méchante petite affaire."
Mme Milane ne l'écoutait plus.
"Folla! ma pauvre petite Folla, la fille d'un...
Ca ne lui ôte rien de sa gentillesse, Madame. Je l'ai
aperçue un jour, et je l'ai reconnue rien qu'à sa ressemblance
avec sa mère.
Sophie ne ressemble pas à Gervaise.
Pardon, elle est tout son portrait quand la pauvre femme
était jeune. Une jolie blondine, ma foi!
La fille de Gervaise est brune.
Ah! fit l'homme interloqué, je me serais donc trompé. Enfin,
Madame, s'agit pas de la couleur des cheveux de la petite. Que
comptez-vous faire?
De quel droit cette question? Avant d'y répondre, je veux
savoir qui vous êtes.
Bien volontiers, Madame. Je suis tout simplement Félix
Marlioux, le mari de Gervaise et le père de l'enfant que vous
avez adoptée."
Mme Milane était devenue très pâle et très agitée.
"Ecoutez, dit-elle à l'homme, dont elle s'éloigna par un
mouvement de répulsion dont elle ne put être maîtresse,
écoutez, je ne puis prendre aucun parti avant de m'entretenir
avec M. Milane
Vous savez, reprit grossièrement l'ancien forçat, on
s'arrangerait peut-être bien à vous laisser l'enfant pour de
l'argent.
Alors c'est un marché que vous proposez pour votre fille? Ce
n'est pas l'amour paternel qui vous a poussé à venir me
trouver, c'est l'âpre désir d'avoir de l'or en nous menaçant
de reprendre votre enfant?
"Partez, fit Mme Milane avec dégoût, et revenez dans deux
jours pour recevoir la réponse. Je vous avoue qu'il m'est
pénible de penser que j'ai sous mon toit la fille d'un...
galérien; mais je suis prête à faire un sacrifice d'argent,
pourvu que ce soit raisonnable, afin de la garder auprès de
moi. A après-demain donc. Veuillez seulement ne pas ébruiter
cette histoire, cela vous nuirait considérablement.
C'est convenu. Faut pas vous fâcher, ma petite dame, si l'on
a parlé un peu rondement; c'est pas là-bas qu'on se forme aux
belles manières."
Mme Milane lui montra la porte. Félix Marlioux salua et
sortit.
La vieille dame, très troublée, quitta à son tour la
bibliothèque.
Le petite Folla, restée seule, se frotta les yeux et se
secoua.
"J'ai rêvé d'affreuses choses, murmura-t-elle en sortant de
sa cachette, toute pâle et tremblante. Quelle mauvaise idée
j'ai eue de venir ici et de m'y assoupir!"
Soudain elle s'arrêta; en traversant la chambre pour s'y
blottir derrière le fauteuil, elle avait remarqué l'ordre
parfait qui y régnait, cet appartement n'ayant pas été ouvert
depuis plusieurs jours; et voilà que maintenant elle aperçoit
deux sièges dérangés, placés l'un vis-à-vis de l'autre comme
pour deux interlocuteurs; puis sur le parquet, au-dessous
d'une de ces chaises, la trace poudreuse d'une grosse
chaussure; enfin, sur une table, les lunettes de bonne maman.
Elle les avait sur son nez tout à l'heure dans son boudoir, et
elle ne s'en sépare qu'involontairement, dans les moments de
trouble.
Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce que, par hasard, le songe
de Folla serait une effrayante réalité?
"Je le saurai bien," se dit la fillette.
Et, prise d'une résolution subite, quoique ses petites jambes
tremblent bien fort, elle court jusqu'au pavillon, au bout du
jardin, d'où l'on peut apercevoir la route bien à découvert.
Tout essoufflée, elle se penche par la fenêtre ouverte.
Justement à cet instant passe un homme sur le chemin; et cet
homme, qui traîne un peu la jambe en marchant, c'est celui de
Palavas, celui qui a parlé tout à l'heure à Mme Milane dans la
bibliothèque; c'est le forçat..., le père de Folla. Mon Dieu,
mon Dieu!
Il y avait là, dans ce pavillon rustique, mais gentiment
installé, un divan turc vaste et moelleux, où les fillettes se
sont souvent roulées dans leurs ébats aux heures chaudes de
l'été. Folla s'y jette, éperdue, et, la tête enfouie dans les
coussins, elle pleure amèrement.
Un certain temps s'écoula ainsi.
L'enfant se souleva, faible et brisée. Il faisait nuit dans la
pavillon. Elle essuya ses grands yeux ruisselants et descendit
dans le jardin.
L'air froid sécha les traces de ses larmes. Heureusement qu'on
ne s'était pas inquiété de son absence.
Bonne maman, enfermée dans sa chambre avec bon papa, de retour
de la ville, devait l'entretenir de choses fort graves.
Mlle Cayer recevait une visite; Juliette achevait un livre
fort intéressant.
Folla se mit au piano et joua tous les airs tristes qu'elle
connaissait. N'osant plus pleurer, elle faisait passer dans
les notes chantantes du clavier toute l'amertume dont sa
pauvre âme débordait.
A dîner, par bonheur il y avait du monde: deux ou trois
convives ramenés de la ville par M. Milane. On ne fit donc pas
attention à Folla, qui avait le cur trop gros pour manger.
Elle retenait ses pleurs à grand'peine, la pauvre mignonne, et
se disait tout bas: "Je ne suis qu'une enfant adoptée par
charité. Bonne maman, bon papa, que j'ai crus si longtemps mes
parents, ne sont que mes bienfaiteurs. Je ne suis que la sur
de lait de Juliette, et non sa cousine. Que dira-t-elle,
Juliette, lorsqu'elle apprendra que je suis la fille d'un...
forçat et d'une folle? Elle ne voudra peut-être plus me
toucher la main."
Le soir, après dîner, Mlle Cayer raconta une histoire aux
enfants. Folla l'écouta d'abord distraitement, tout entière à
ses tristes pensées; mais le conte finit par lui frapper
l'esprit: il parlait d'un petit garçon trouvé, qui avait plus
tard été reconnu par sa famille, et qui de pauvre était devenu
riche, de malheureux bien heureux.
"Mademoiselle, demanda Folla d'une voix troublée, si ç'avait
été le contraire, est-ce que Pierre serait quand même retourné
à ses parents, si ceux-ci avaient été pauvres et misérables,
au lieu de riches et considérés, est-ce qu'il aurait dû quand
même changer de position?
Certainement, ma petite Folla, répondit Mlle Cayer, qui ne
se doutait de rien; un enfant doit toujours suivre ses
parents, aussi bien s'ils sont indigents et méprisés, et sans
rougir d'eux, à plus forte raison s'ils sont à plaindre."
Quand la nuit fut venue et que les fillettes s'étendirent dans
leurs petits lits blancs, sous les rideaux soyeux, Folla se
releva doucement, et, s'assurant que Juliette dormait
profondément, elle souffla la veilleuse et se recoucha toute
frileuse.
Alors elle enfouit sa tête brune dans l'oreiller et pleura de
toutes ses forces, étouffant le plus qu'elle le pouvait le
bruit se ses sanglots.
Le lendemain matin elle se leva toute pâle et très grave. Elle
embrassa tendrement Juliette comme à l'ordinaire; mais elle
eut beau faire, elle ne put venir à bout de rire avec elle.
"J'ai encore deux jours pour réfléchir et pour attendre que
mon père revienne. Que fera-t-on de moi? pensait-elle; que
diront M. et Mme Milane?... Mon Dieu! que je suis malheureuse!
Je suis sûre qu'il n'y a pas sur terre une petite fille plus
triste que moi."
On trouva, au déjeuner, que Folla avait la mine tirée et l'air
mélancolique.
La pauvre enfant faillit fondre en larmes. On crut que Mlle
Cayer l'avait grondée.
Et cependant Folla, malgré sa préoccupation, s'était montrée
d'une sagesse exemplaire. Elle n'avait ni parlé ni souri
pendant la classe: elle avait su ses leçons pour la première
fois depuis longtemps, et son institutrice ne savait à quoi
attribuer ce changement subit.
VII
TES PERE ET MERE HONORERAS
Il était revenu, l'homme de Pallavas, ce Félicien Marlioux qui
réclamait la petite Folla comme son bien légitime, et qui
cependant, pour un peu d'or, l'eût cédée volontiers à ceux qui
l'avaient adoptée.
C'est qu'il ne demanda pas seulement _un peu_ d'or, le
malheureux! il exigea une si forte somme que les Milane
reculèrent devant le sacrifice à faire, ne croyant pas devoir
détourner une telle part de l'héritage futur de Juliette, leur
idole.
Leur intention, d'ailleurs, en gardant Folla, eût été, non
point de l'élever comme par le passé, mais de la mettre en
pension jusqu'à sa majorité, et ensuite de l'établir selon son
rang modeste, de la marier avec un honnête ouvrier. Après
tout, la fille d'un galérien ne pouvait plus désormais vivre
sur un pied d'égalité presque absolue avec la fille des
Kernor; cela porterait préjudice à celle-ci plus tard; on
aurait pu jaser dans le monde sur cette intimité entre deux
enfants si distinctes d'origine et de rang.
Seulement les prétentions exorbitantes de Félix Marlioux
firent avorter ce nouveau plan; elles soulevèrent
l'indignation du châtelain de la Seille.
C'est alors que Mme Milane prit sur elle d'annoncer à Folla le
secret de sa naissance, de lui apprendre le nom de son père et
de sa mère et le changement qui allait avoir lieu dans sa vie.
Ce n'était point tâche facile, et la pauvre femme tremblait
fort en attirant sur ses genoux l'enfant qu'elle avait aimée,
caressée pendant sept ans, et à laquelle elle allait porter un
coup terrible.
Mais, à sa grande surprise, aux premiers mots qu'elle
prononça, Folla l'interrompit d'un petit air tranquille qui ne
lui était pas habituel:
"Bonne maman... non, Madame, fit-elle en se reprenant
tristement, je sais déjà tout.
Comment! tu sais tout?... Ce... cet homme t'a donc parlé?"
Folla raconta simplement la scène de la grève à Pallavas, puis
celle de la bibliothèque, dont elle avait été l'auditrice
inconsciente en jouant à cache-cache.
Mme Milane ne revenait pas de la force d'âme de cette enfant,
qui s'était tue pendant deux jours et n'avait rien montré de
la peine cuisante qui lui déchirait le cur.
"J'ai pourtant bien du chagrin, bonne maman," conclut Folla
en fondant en larmes et en cachant sa tête désolée sur
l'épaule de la vieille dame.
Celle-ci fut émue de tant de désespoir, et son cur se rouvrit
à l'enfant qu'elle voyait si aimante et si malheureuse.
"Ma chérie, lui dit-elle, je te parle comme à une grande
personne; je te le dis tout simplement, ton père a des
exigences folles. Cependant je causerai encore de tout cela
avec bon papa; nous trouverons peut-être un moyen de tout
arranger.
Et..., demanda l'enfant en regardant fixement Mme Milane, si
vous ne me rendez pas à mon père, que ferez-vous de moi?"
Mme Milane parut embarrassée.
"Je ne sais pas encore. Tu auras besoin de beaucoup
travailler, ma pauvre petite; nous te mettrions dans une bonne
pension où...
Je ne serais plus avec Juliette? plus avec vous? plus à la
Seille? plus à Paris?
Mon Dieu, mon enfant, tu dois comprendre que tu ferais ton
éducation bien mieux à la pension qu'au milieu de nous."
Folla baissa la tête; puis, la relevant d'un air triste, mais
déterminé:
"Bonne maman, ce n'est pas cela qu'il faut faire. Je vous
remercie beaucoup de vos généreuses intentions pour la pauvre
fille de Gervaise Marlioux; je me souviendrai toute ma vie que
vous avez longtemps remplacé ma mère, que vous m'avez élevée,
gâtée, soignée; mais il ne faut pas que vous cédiez à mon
père, il ne faut pas lui donner votre argent. Il ne faut pas
non plus que j'aille en pension; j'y serais très malheureuse.
Songez donc, si un jour on apprenait que je suis la fille
de... (ici elle baissa la tête confuse) d'un homme qui revient
de... là-bas, on me le ferait sentir.
Mais alors tu retournerais donc volontiers chez ton père?
Eh! oui, Madame, c'est ce que je dois faire. Pensez donc que
ma pauvre maman est privée de raison, dans la misère peut-
être; qui est-ce qui prend soin d'elle là-bas? Personne
souvent, ou bien des mains étrangères qui ne font pas ce que
ferait une parente, une fille surtout. Mon père enfin n'est
pas heureux, puisqu'il est sans travail et probablement
méprisé. Vous voyez bien, Madame, ma place est auprès d'eux."
Mme Milane regardait Folla avec de grands yeux stupéfaits.
"Mon enfant, qui donc t'a appris ces choses-là?
Personne, bonne maman; mais j'ai beaucoup pensé depuis
quelques jours. Est-ce que je n'ai pas raison?
Certainement, mignonne, tu parles comme une femme; mais si
tu allais souffrir loin de nous?"
Folla réfléchit un peu.
"Bien sûr, bonne maman, je souffrirai, puisque je ne vous
verrai plus, ni vous, ni bon papa, ni Juliette, ni Mlle Cayer,
ni la Seille. Mais si ma pauvre maman venait à guérir grâce à
mes soins, et si mon papa m'aime un peu, je serai bien payée."
Mme Milane la regarda avec attendrissement et l'embrassa.
"Promets-moi, si tu as trop de peine chez tes parents, si
l'on méconnaît ton bon cur, si la vie t'y est trop dure,
promets-moi de nous appeler, et nous te secourrons.
Oui," répondit la petite fille. Et, ne pouvant plus retenir
les sanglots qui l'étouffaient, elle pleura avec abandon dans
les bras de la vieille dame.
M. Milane, à qui sa femme raconta, tout émue, l'entretien
qu'elle avait eu avec Folla, tenta vainement quelques efforts
pour concilier les intérêts de Folla et ceux de Juliette; il
voulut même prémunir la première contre la déception qui
l'attendait peut-être, en lui traçant un sombre tableau de
l'existence qu'il faudrait mener sous le toit de Marlioux.
L'enfant soupira, mais elle tint bon; elle voulait remplir son
devoir.
VIII
LA DERNIERE NUIT
C'était un mardi, à six heures du soir, que Folla devait
quitter la Seille.
Félix Marlioux jura et tempêta longuement lorsqu'il vit
échouer son plan, quand M. Milane lui apprit qu'il ne pouvait
accepter ses conditions, et que la petite Sophie était toute
décidée à rentrer chez ses parents.
Il ne s'attendait pas à cela.
"Bah! pensa-t-il à la fin, emmenons toujours l'enfant, ça ne
durera pas longtemps; elle aura vite assez de sa nouvelle vie,
et elle manquera ici; on me la redemandera, et j'exigerai une
plus forte somme encore."
En attendant, il joua les sentiments paternels et feignit de
prendre bravement son parti. C'était pour le bien de sa fille
uniquement qu'il avait parlé de la laisser à la Seille; car
enfin la pauvre petite, élevée jusqu'alors dans le duvet de
cygne, allait se trouver bien dépaysée soudainement. Mais
quoi! il était père avant tout, et bien trop heureux de
retrouver son enfant; il allait enfin avoir de la gaieté
autour de lui, et une petite ménagère pour faire la soupe.
"Vous n'allez pas la tuer de travail, au moins, demanda Mme
Milane, que ces derniers mots inquiétèrent. Songez qu'elle n'y
est pas accoutumée.
Ah! ma foi! Madame, riposta l'homme, faut bien qu'elle
redescende à son rang. J'ai pas de quoi lui payer une
servante."
Le matin du jour fixé pour le départ de Folla, Juliette et son
institutrice partirent pour Paris. On prétexta qu'elles
devaient s'y rendre d'avance pour faire préparer l'appartement
de la rue Lafayette, M. Milane ayant encore affaire à la
Seille avec ses fermiers, Mme Milane restait avec lui et même
gardait Folla pour ne point trop s'ennuyer. Cette dernière
clause fit bouder Juliette.
"Je ne m'amuserai guère toute seule!" murmura-t-elle.
Mais on recommanda à Mlle Cayer de la conduire au cirque, à la
ménagerie, au Luxembourg, bref partout où il lui plairait; on
promit tant de plaisirs à la fillette, qu'elle finit par se
réjouir de retourner à Paris, même sans Folla.
Il était convenu qu'elle ignorerait l'événement qui la
séparait de sa sur de lait. Quand elle verrait arriver à
Paris M. et Mme Milane sans leur enfant adoptive, on lui
expliquerait que des parents de Folla étant venus la chercher
tout à coup, on l'avait laissée partir, mais qu'elle
reviendrait un jour.
On comptait sur le temps, sur les plaisirs de l'hiver et sur
d'autres petites amies pour lui faire oublier sa prétendue
cousine, ou au moins pour la consoler de son absence.
Juliette avait donc embrassé Folla en lui disant: "Tâche que
bon papa termine vite ses affaires pour venir me rejoindre au
plus tôt."
La dernière nuit qu'elles passèrent ensemble à la Seille,
elles couchèrent dans le même lit, comme cela arrivait
quelquefois quand elles voulaient babiller longtemps le soir
et qu'on les croyait sagement endormies.
La veilleuse éclairait faiblement les murs recouverts d'une
jolie tenture bleue.
Sous les rideaux de même teinte, deux petites têtes, l'une
blonde, l'autre brune, agitaient sur l'oreiller leurs boucles
confondues.
Folla était grave, Juliette rieuse.
"Pourquoi ne ris tu pas? demanda cette dernière en examinant
son amie à la lueur pâle de la veilleuse. Tu es toute drôle,
tu ne joues plus depuis quelque temps. Pourquoi me regardes-tu
ainsi? Tu n'es pas amusante, sais-tu?"
Folla n'y put tenir et éclata en sanglots:
"C'est que tu pars demain sans moi!" balbutia-t-elle dans
ses larmes.
Etonnée de cette soudaine explosion de pleurs, Juliette
répondit:
"Bah! moi aussi cela m'ennuie, mais dans huit jours tu me
rejoindras; nous allons bien nous divertir cet hiver, bonne
maman m'a promis tant de choses!"
Sophie ne répondit que par un triste sourire, tandis que
Juliette continua à babiller gaiement; puis sa tête blonde
reposa sur l'oreiller, et ses grands cils s'abaissèrent sur
ses yeux de rieuse. Elle dormait.
Accroupie sur son séant, Folla put alors laisser couler
librement ses larmes, sans bruit, doucement; mais elles
étaient si amères, ces larmes!
A la fin, sentant la fatigue la gagner, elle se glissa
lentement dans le lit, à côté de sa sur de lait, et à son
tour tomba dans un lourd sommeil.
IX
LA DERNIERE HEURE
La Seille est plongée dans la mélancolie et le silence. Dans
la mélancolie, parce que Juliette est partie avec Mlle Cayer;
dans le silence, parce qu'on est à l'automne, que les oiseaux
ne chantent plus, et que le ciel est lugubre et lourd comme
une voûte de plomb.
Il est l'heure de la tombée du jour; on attend l'arrivée de
Félix Marlioux, qui va emmener sa fille.
Sa fille, elle erre, la pauvre enfant, à travers ces lieux
tant aimés, dont le moindre recoin lui garde un souvenir.
Elle a baisé les murs de sa chambrette, cette chambrette
claire qui a abrité ses rires joyeux et ses nuits calmes avec
sa chère Lili. Elle a embrassé Sapho, qui a gémi en la
regardant doucement; puis ses tourterelles rosées; puis
Marquise et Light, les chevaux, jusqu'au poulain, qu'on lui
défendait de toucher. De la main elle a envoyé un baiser aux
cygnes blancs de la pièce d'eau, aux saules éplorés qui
argentent de leurs feuilles tombées la surface de l'étang;
elle a contemplé leurs petits jardinets abrités contre un mur
au midi, elle y cueille les dernières fleurs; elle a visité
aussi le vieux chêne dans le tronc duquel elles se faisaient
un siège; les poules, dont elles mangeaient les ufs, qu'elles
allaient quelquefois chercher elles-mêmes à la basse-cour;
enfin chaque endroit familier lui rappelle une heure heureuse.
Là elles ont été prises d'un fou rire à la suite d'une
aventure plaisante; ici elles ont pleuré après une sottise
commise, de peur d'être grondées; plus loin, en grimpant sur
la même branche du cerisier, elles sont tombées, sans se
blesser, par bonheur.
Et maintenant voilà notre pauvre Folla debout, les bras
pendants, devant le piano, cet ami que ses menottes agiles ont
tourmenté si souvent; elle espérait devenir une forte
musicienne.
Deux grosses larmes s'échappent de ses yeux: hélas! il n'y
aura point de piano là-bas, dans le logis de Gervaise.
Heureusement cette excellente Mme Milane, qui pense à tout, a
glissé dans la malle de l'enfant la guitare, qui pourra au
moins la réjouir ou la consoler dans son exil.
A présent, l'heure de la séparation a sonné: Félix Marlioux
est ici. Tandis qu'il parle, M. Milane regarde attentivement
la petite Sophie et s'étonne de trouver à ce visage enfantin,
devenu grave en quelques jours, une vague ressemblance avec sa
fille, Mme Kernor, ressemblance à laquelle Juliette ne
participe aucunement.
Lui aussi souffre de voir s'envoler de sa maison cet oiseau
enchanteur qu'il a caressé si longtemps.
"Rendez-la heureuse, dit Mme Milane à Marlioux; souvenez-vous
que d'elle-même elle a voulu aller avec vous, quoiqu'elle ait
ici une seconde mère, presque une sur et le bien-être."
M. Milane s'est occupé du père de l'enfant: il lui a découvert
tout près de Marseille, à Endoume, une place lucrative dans
une fabrique, où, s'il se montre laborieux, l'ouvrier gagne de
six à dix francs par jour. En se montrant économe, Marlioux
peut, tout en vivant bien, économiser de quoi payer une femme
pour faire chaque matin le plus gros du ménage, puisque
Gervaise est incapable de rien faire, et aussi de quoi envoyer
Folla dans un modeste externat, où elle pourra au moins ne pas
oublier le peu qu'elle a appris.
Marlioux fait de belles promesses, remercie les bienfaiteurs
de Sophie, et se montre bien décidé à vivre en honnête homme,
en bon père de famille; il travaillera ferme et donnera de
bons principes à sa fille.
Mme Milane prend Folla à l'écart et l'embrasse fort, tout
émue.
"Tiens, dit-elle en lui remettant une petite boîte cachetée,
mets ceci dans ta poche et ne le montre à personne, surtout à
ton père; conserve-la soigneusement. Si quelque jour le
travail lui manque, qu'il soit malade ou qu'il faille plus de
soins à ta mère; bref, si tu te trouves dans l'embarras, tu
ouvriras ton petit trésor, et n'oublie pas non plus de nous
appeler à ton aide si tu es malheureuse."
Folla cacha la boîte dans sa poche; elle est bien triste et
promet de ne jamais oublier ceux qui ont été si longtemps ses
parents adoptifs, de rester une bonne petite fille et de ne
jamais négliger ses devoirs de chrétienne. Puis elle ajouta
après un sanglot:
"Madame, vous m'aimerez bien encore un peu, quand même je ne
serai plus là?
Mais certainement, mignonne, toujours.
Et Juliette?
Juliette aussi, elle n'est pas oublieuse.
Vous ne lui direz jamais que...
Que...?
Que je suis la fille de... de...
Non, je te le promets," répond Mme Milane, qui devine ce
que la bouche de l'enfant n'ose proférer.
Et voilà Folla trottinant sur la route, tournant le dos au
château et n'osant plus le regarder, de peur d'éclater en
sanglots.
L'obscurité du soir descendait lentement sur la campagne; le
vent secouait les arbres échevelés.
L'homme et l'enfant, qu'il tenait par la main, passèrent
devant une grande croix placée à l'angle du chemin.
Le premier n'y fit point attention, mais la petite fille
regarda ces grands bras du Christ ouverts sur la route et sur
elle.
"Mon Dieu, ayez pitié de moi, murmura-t-elle tout bas; faites
que mon papa m'aime un peu, et que maman ne soit plus folle.
Est-ce que je te fais peur, petite?" demanda l'ancien
forçat d'une voix presque douce.
Folla releva sur lui ses grands yeux foncés brillants et
tendres:
"Non, papa.
Ah! poursuivit-il, tu ne vas pas trouver là-bas le luxe que
tu as connu jusqu'ici.
Je m'en passerai très volontiers, papa; même je serai très
contente de me rendre utile; vous verrez que je ferai une
bonne petite ménagère."
Marlioux glissa un coup d'il malicieux sur la petite fille
brune, frêle et mince, qui trottait à côté de lui.
"Tu as les mains trop fines pour les mettre à la pâte, ma
petite, fit-il, et cependant il faudra faire bien des choses
par toi-même.
Je les ferai, papa; je suis plus forte que je n'en ai l'air,
et l'on disait à la Seille que je suis adroite."
Ils se rendaient à Avignon d'abord, ne devant s'installer à
Endoume que la semaine suivante.
Il faisait nuit noire quand ils arrivèrent à destination.
Epuisée d'émotions, Folla s'était endormie en chemin de fer.
Une voisine complaisante la prit des bras de son père, la
déshabilla et la coucha, sans l'éveiller, dans un lit de
sangle installé à la hâte dans un étroit cabinet.
X
LA FEMME FOLLE
Quand elle rouvrit les yeux le matin suivant, la petite fille
se les frotta longuement, croyant rêver. Mais le souvenir de
la réalité lui revint. Elle ne pleura point en se trouvant
transportée tout à coup d'un nid coquet enter les quatre murs
blanchis à la chaux d'un réduit exigu, dans un lit maigre
garni de draps grossiers.
Elle se leva prestement, fit sa toilette et sa prière, natta
tant bien que mal sa chevelure prodigue et rebelle, et ouvrit
la porte.
La chambre voisine servait à la fois de cuisine et de salle à
manger.
La maisonnette ne se composait que de trois pièces; dans la
troisième couchaient Félix Marlioux et sa femme.
Folla s'aventura hors de chez elle avec un violent battement
de cur: elle allait revoir sa mère, et cette mère était une
insensée. Qui sait si la vue de son enfant aimée, retrouvée
après tant d'années de séparation, ne lui rendrait pas la
raison!... Marlioux aussi pensait cela, debout au milieu de la
chambre carrelée, près du poêle sur lequel bouillait une
casserole de lait.
Folla vint présenter son front à son père, puis ses yeux
inspectèrent curieusement autour d'elle.
C'était un triste logis froid et sombre; la pièce était triste
et nue.
A l'entrée, sur le seuil de la porte ouverte, une femme était
assise sur un escabeau grossier. Cette femme pouvait avoir de
quarante à cinquante ans; ses cheveux étaient déjà tout gris
et tombaient épars de sa pauvre tête folle, qui ne pouvait
supporter ni bonnet ni chapeau.
Ses traits avaient dû être beaux, et Folla demeura toute
surprise d'y trouver comme une ressemblance avec ceux de
Juliette, surtout dans les yeux, de couleur claire et de forme
parfaite; seulement ceux de la petite Kernor avaient une
expression tranquille; ceux de Gervaise, brillants et
farouches, faisaient peur.
Les vêtements de cette femme étaient en désordre comme sa
chevelure; ses lèvres, presque sans remuer, murmuraient une
chanson monotone, et ses bras faisaient continuellement le
geste de bercer un petit enfant.
Folla se rapprocha timidement de Félix Marlioux:
"Père, dit-elle, ce qu'elle pleure, c'est sa fille, n'est-ce
pas?
Oui, répondit-il machinalement.
Et... si elle me reconnaît, cela peut la guérir, même
subitement.
Peut-être," fit le père en poussant doucement la fillette
du côté de la folle.
Luis aussi pensait cela.
Ma foi! la femme et l'enfant ne lui étaient qu'un surcroît de
dépense, une lourde charge; si Gervaise recouvrait la raison,
au moins il n'aurait plus le souci du ménage.
Aussi regardait-il avec une certaine anxiété la petite Sophie
s'approcher de Gervaise.
"Mère," murmura-t-elle de sa douce voix, en tendant ses
lèvres roses à la joue flétrie de la folle.
Celle-ci tourna lentement sa tête vers elle. Il y eut un
regard glacé dans ses yeux d'un bleu gris, comme ceux de
Juliette Kernor.
"Mère, ne me reconnaissez-vous pas? Je suis Sophie, votre
fille, votre enfant que vous avez perdue depuis sept ans; je
vous aime beaucoup. Ne voulez-vous pas m'embrasser?"
Gervaise continua à la considérer tranquillement, sans
interrompre ni sa chanson ni son bercement monotone.
L'homme, qui attendait debout au fond de la chambre, poussa un
blasphème sourd.
Folla retint un sanglot.
"Prenons patience, dit-elle à son père; je la soignerai, je
la caresserai si bien, qu'elle finira par me reconnaître, vous
verrez."
Félix Marlioux partit pour s'occuper de son installation
prochaine à Marseille, et Folla demeura seule avec la pauvre
insensée. Elle s'en effraya un peu d'abord, puis elle reprit
courage.
Elle visita la maison pour en connaître tous les coins et
recoins; ce ne fut pas long.
Quand elle connut la place de chaque chose, elle retira du feu
le lait qui avait bouilli. Son père avait déjeuné avant de
sortir; elle en versa dans un bol de faïence minutieusement
lavé, et coupa une tranche de pain; puis elle apporta le tout
devant Gervaise, qui la regarda fixement, étonnée.
"Mangez, mère," lui dit la petite fille.
Gervais obéit et mangea assez avidement pour faire penser
qu'on devait souvent la négliger.
Quand elle eut terminé son repas, Folla déjeuna à son tour;
ensuite elle lava les bols et les cuillers, mit tout en ordre
dans la chambre, et entra dans son réduit, où sa malle était
déposée.
Elle l'ouvrit alors, et ses larmes coulèrent amères et
pressées en retrouvant tous ses chers souvenirs, qui gardaient
comme un parfum de la Seille et de sa vie heureuse. Il y avait
là sa guitare, ses cahiers et ses livres d'écolière
paresseuse, puis ses robes. Mme Milane avait eu le tact de n'y
placer que les plus simples: deux costumes de laine sombre, un
autre plus chaud, en drap, sans garniture.
Celui que Folla avait sur elle en ce moment était en flanelle
grise, orné d'un galon rouge. Elle mit soigneusement son
tablier le plus grand, referma la malle après avoir donné un
baiser presque religieux à la guitare. Il lui restait de
l'ouvrage à faire: son petit nécessaire de toilette n'avait
pas été oublié par la main prévoyante de bonne maman. Folla y
prit sa brosse, son peigne, et vint à sa mère, toujours assise
à la même place. Elle peigna non sans peine les cheveux gris
emmêlés de la pauvre femme, et les disposa assez adroitement
en chignon au sommet de la tête.
La folle se laissait faire, et même avec une certaine
satisfaction; si propre et si soigneuse autrefois, Gervaise
devait souffrir maintenant, inconsciemment peut-être, du
désordre dans lequel elle vivait.
Folla rajusta ensuite ses vêtements, la lava, brossa ses
souliers, puis remit tout en place; et, n'ayant plus rien à
faire, elle vint s'asseoir à côté de sa mère.
Elle n'en avait plus peur. En s'occupant laborieusement, elle
avait repris courage. Seulement midi approchait, et Folla se
demandait, inquiète, comment on déjeunerait, et si son père
allait revenir, comme il l'avait dit.
Il revint heureusement, un peu maussade, un peu de mauvaise
humeur; mais il donna une tape amicale à la joue de sa fille,
et apportait de la viande froide, des ufs et une bouteille de
vin.
Folla dressa promptement trois ouverts, et fit bouillir de
l'eau. Après ce frugal repas, Félix Marlioux bourra sa pipe;
Gervaise retourna s'asseoir à la porte comme à l'ordinaire, en
regardant la route.
"Petite, dit tout à coup l'homme à la fillette, qui
arrangeait la vaisselle, tu n'es pas habituée à faire si
maigre chair; tu n'as pas eu de dessert.
Cela ne fait rien, papa, répondit-elle, et je m'en passe
très volontiers."
L'ancien forçat la regardait aller et venir, adroite et légère
comme un papillon.
"Laisse cela, dit-il encore, la Jantet s'en chargera; pour
trois sous par jour que je lui donne, elle balaye la maison et
lave les assiettes."
Folla soupira de soulagement; elle se prêtait bien volontiers
à toutes sortes d'ouvrages, même grossiers, mais elle
éprouvait une répugnance extrême à plonger ses mains dans
l'eau grasse. Cette fille dévouée et courageuse gardait
certaines délicatesses inhérentes à sa nature.
L'après-midi, elle n'osa se hasarder seule hors de la
maisonnette; son père était reparti, la vieille Jantet aussi,
après avoir accompli en hâte sa besogne quotidienne.
Folla s'ennuya; elle essaya de faire parler sa mère, mais
l'insensée ne répondait toujours que par sa chanson monotone.
La nuit tomba de bonne heure, une nuit noire et triste; le feu
était mort dans le fourneau refroidi. Le mistral s'éleva; la
folle ne voulut pas quitter son poste, elle était insensible
aux piqûres âpres du vent.
Et la petite fille y demeura exposée, assise loin de la porte,
sur un tabouret, les mains roulées dans son tablier pour les
réchauffer, et ses pieds se glaçant, immobiles, sur la dalle
froide.
Elle se sentit seule et abandonnée: au dehors, c'étaient les
ténèbres, le silence lugubre; au dedans, l'isolement et
l'ombre aussi.
Une tristesse étrange pesait sur ces lieux solitaires. Folla
fixa ses grands yeux désolés devant elle, sur cette mère qui
ne la reconnaissait pas, qui ne lui rendait pas ses baisers,
et dont les yeux brillaient dans la nuit comme deux flammes.
Folla frissonna et pleura.
"Tu t'ennuies, petite?" fit tout à coup auprès d'elle la
voix de son père.
Il était arrivé sans qu'elle l'entendît, ayant la tête cachée
dans son tablier, et à la lueur d'une allumette qu'il avait
frottée il avait vu l'enfant pleurer.
"Tu t'ennuies, reprit-il, et tu es toute gelée; console-toi,
dans deux jours nous partirons pour Marseille, et là-bas tu
trouveras du soleil et de l'eau salée tant que tu en voudras.
Si cela t'amuse, tu pourras aider au déménagement; dès demain
nous emballons."
Sophie sécha ses pleurs, et, en effet, fut si occupée pendant
quarante-huit heures, qu'elle n'eut plus le temps de se livrer
à sa tristesse.
XI
ENDOUME
Le samedi soir, Marlioux emmena sa femme et sa fille. Il
fallut beaucoup de peine pour décider la première à quitter la
maisonnette, et tout le long du trajet elle demeura sans
parole, effarouchée, presque terrifiée.
Folla, vêtue de son costume le plus simple, voyageait pour la
première fois en troisième classe; certes, elle n'en était ni
humiliée ni choquée, mais elle en souffrit. Son père entra en
conversation avec de rustiques voyageurs dont les voix rudes
sonnaient douloureusement aux oreilles délicates de l'enfant
et l'empêchaient de dormir; puis ils fumèrent, sans se soucier
de la femme et de la petite fille, blotties dans leur coin.
Mais cette impression pénible se dissipa à mesure qu'on
approcha de Marseille; l'aube devint moins pâle, l'atmosphère
plus douce, et enfin la jolie ville, toute gaie dans le soleil
du matin, sembla sourire à la petite exilée.
Elle sentit un peu de courage lui revenir au cur; le tramway
emporta le trio de voyageurs du côté d'Endoume, un camarade
complaisant devant voiturer dans la journée le maigre mobilier
de Félix Marlioux.
Folla éprouva une vive émotion à la vue de la grand mer bleue,
qui, encore agitée de ses colères précédentes, battait le nord
de son flot blanc d'écume, et jetait ses gouttes salées jusque
par-dessus le parapet de pierre. La fillette joignit ses
mains, comme en extase; cela lui rappelait Pallavas, et elle
aimait tant la mer!
"Avec ce tableau sous les yeux, se dit-elle, je ne pourrai
pas m'ennuyer."
Les Marlioux s'installèrent donc à Endoume; on emménagea le
jour même, afin que Félix pût entrer à la fabrique le
lendemain matin, et cela ne prit pas beaucoup de temps.
Grâce à l'adresse et au bon goût de Folla, la maisonnette prit
un air riant, presque coquet.
Le jardin était lilliputien, mais il s'y trouvait un gros
figuier et quelques arbustes brûlés du soleil et dépouillés de
leurs feuilles.
Folla se promit de soigner tout cela au printemps prochain.
Le logis se composait de quatre pièces exiguës, sauf celle qui
servait de cuisine.
Tout fut bientôt en ordre et reluisant de propreté. Comme à
Avignon, Marlioux employa chaque jour une heure, pour une
modique somme, une vieille femme qui fit le ménage, ou plutôt
le plus gros du ménage.
De ce moment, la petite Folla commençait sa triste existence
d'enfant abandonnée; nous disons abandonnée, parce qu'elle
vivait entre un père d'humeur sombre et changeante, qui ne
pouvait comprendre sa nature fine et tendre, et une femme
privée de raison; parce que nul ne prenait soin d'elle, et
qu'elle n'avait point d'amie.
Aussi les jours lui parurent-ils d'une longueur démesurée, et,
au fond de son petit cur désolé, elle regretta la douce vie
d'autrefois.
Elle se rendait utile cependant le plus possible, la chère
fillette; mais quand elle avait fait le matin sa toilette et
celle de sa mère, passé le torchon sur les meubles, rangé les
chambres après la vieille Provençale, qui nettoyait tout à la
diable, elle ne savait plus que faire.
En attendant le retour de son père, à midi, puis le soir, elle
eût désiré raccommoder le linge de la maison; mais elle tenait
mal l'aiguille, grâce à sa funeste paresse des temps passés,
qui lui faisait trouver ennuyeux le travail manuel comme celui
de la plume.
Alors elle tricotait un peu, ou bien elle essayait d'étudier
seule, reprenant ses livres de classe; mais là encore elle
déplorait sa nonchalance d'autrefois; si elle avait mieux
profité des claires explications de sa maîtresse ou exercé sa
mémoire, elle aurait pu parvenir à s'instruire à peu près
seule, car elle était intelligente; mais impossible!
Ah! que n'eût-elle donné alors pour se retrouver assise à son
petit bureau de la salle d'étude, et comme elle eût prêté une
oreille attentive aux moindres paroles de Fraülen! Pauvre
Fraülen, qui avait perdu son latin avec l'élève inappliquée et
rebelle!
Il fallut pourtant que Sophie allât à l'école, et sa honte
redoubla en voyant ses compagnes, toutes de son âge ou plus
jeunes qu'elle, suivre une classe supérieure à la sienne,
écrire plus correctement qu'elle et réciter leurs leçons
convenablement.
Là aussi Folla souffrit; ces enfants méridionales, bruyantes
et tapageuses, étaient promptes à la dispute. Quoique vive, la
fille de Gervaise gardait une attitude douce et froide, qui,
loin d'imposer aux jeunes Marseillaises, les exaspérait; elles
se sentaient au-dessous de Folla par l'éducation et la tenue,
aussi se liguèrent-elles contre la fillette, qu'elles
appelaient dédaigneusement "la Parisienne", et, dans leur
dialecte hardi, elles lui donnaient les épithètes les moins
flatteuses, surtout en faisant allusion au retard apporté dans
ses études.
Non qu'elles fussent méchantes; seulement, sentant que la
fillette n'était pas des leurs, elles le lui faisaient sentir,
sans se douter de leur cruauté, qui blessait vivement le petit
cur aimant de Sophie Marlioux.
Quand elle rentrait de l'école, toujours seule, et avec une
sorte de soulagement, elle s'occupait un peu du ménage,
cousait comme elle pouvait, et se permettait un instant de
douce récréation avec sa guitare.
La folle semblait l'écouter avec un certain plaisir jouer et
chantonner. L'enfant avait retenu dans sa mémoire les courts
motifs appris autrefois; puis, chaque fois qu'un de ces
Italiens à la voix si mélodieuse accompagnait son travail
d'une chanson, quand un orgue de Barbarie jetait sur la route
empoussiérée son cri aigu et mélancolique, elle notait la
musique dans sa petite tête, et la retrouvait ensuite sur les
cordes sonores de son instrument.
Il y avait pour elle encore une autre distraction. Quand la
folle demeurait tranquille ou assoupie à sa place habituelle,
Folla s'éloignait un peu et traversait la belle route
d'Endoume jusqu'à la plage, non pour jouer avec les autres
enfants à ramasser des algues et des coquilles ou dans des
bateaux amarrés, mais pour se tenir à l'écart, bien blottie et
cachée aux regards par un rocher; elle passait ainsi des
heures entières à écouter les vagues harmonies de la mer ou
ses grands silences tout pleins de majesté.
Les flots mouillaient ses pieds, elle les laissait faire:
c'étaient ses amis, les flots, et elle leur contait toute
l'amertume qui minait son petit cur.
Parfois il y avait tempête, et la jolie baie bleue d'Endoume,
si gaie et riante par le beau temps, devenait menaçante et
noyée sous les lames furieuses.
C'était beau encore, et Folla, assise un peu plus loin du
bord, aimait à recevoir sur sa peau douce et fraîche les
caresses violentes du vent du large, qui lui apportait de
grandes ondes salées.
Ceux qui l'apercevaient ainsi, songeant sur la grève, se
demandaient quelles réflexions pouvaient bien s'agiter dans
cette petite tête. Ce regard d'enfant, tout chargé de muettes
rêveries, donnait à penser; on ne connaissait pas les
antécédents de la fille des Marlioux, mais on disait qu'elle
avait des aspirations au-dessus de son rang, et que l'ouvrier
Marlioux, au lieu de payer une demi-servante à cette petite
princesse, devrait l'élever plus rudement et la préparer déjà
à l'état d'ouvrière.
Et voilà quelles étaient les uniques joies et les récréations
de la pauvre Folla, que nous avons connue naguère si gaie et
si insouciante.
Son père ne lui témoignait qu'une affection capricieuse et
froide. Tantôt il rentrait las de sa journée, fatigué,
maussade, et n'accordait à son enfant qu'un baiser glacé et
distrait; d'autres fois, se souvenant soudain qu'il possédait
une fille, il lui donnait une caresse plus longue et lui
adressait quelques paroles banales.
Quant à sa mère, elle n'avait pas changé; cependant on
constatait à certains jours un léger progrès dans on état, une
lueur lucide dans ses yeux mornes, et elle fixait alors un
regard avide et curieux sur la petite fille qui prenait soin
d'elle.
Elle paraissait sensible à ses attentions quotidiennes, et son
visage était moins farouche. De plus, au lieu de bercer sans
cesse sur ses bras un nourrisson imaginaire, elle s'occupait
un peu: Folla avait eu l'idée de lui mettre dans les doigts
des aiguilles à tricoter et de la laine. Machinalement
Gervaise s'était remise à ce travail, qui l'enlevait peu à peu
à son rêve bizarre.
Un soir, la petite fille eut une violente émotion: Félix
Marlioux était sorti après avoir fumé sa pipe, et Folla, qui
ne prenait goût ni à sa guitare ni à sa poupée ce jour-là, se
coucha, ne sachant à quoi s'occuper. Elle ne dormait point
dans sa chambrette dénudée, qu'elle partageait avec les
dernières mouches de la saison; sa porte se rouvrit, et la
folle parut.
Folla eut peur, mais ne bougea point.
Gervais semblait avoir recouvré une partie de sa raison; ses
mouvements n'étaient plus saccadés, ses yeux brillaient d'un
éclat naturel. Elle s'approcha du petit lit, une lumière à la
main, releva la couverture, et se mit à examiner les jambes de
Folla, qui apparaissaient nues et fines entre les draps de
grosse toile. Elle regardait scrupuleusement et semblait y
chercher une marque, un signe.
Folla la laissait faire, n'osant remuer et retenant son
souffle. Après quelques minutes d'un examen minutieux,
Gervaise se releva, et sans colère, profondément triste, elle
jeta ces mots à l'enfant atterrée:
"Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas ma Sophie; tu es l'autre,
celle qui n'est pas à moi!"
Et elle quitta la chambre, laissant Folla pleurer sous ses
couvertures, en proie à un chagrin amer.
La pauvre petite devait pourtant subir de plus dures épreuves
encore.
XII
VOLEE!
Cette vie mélancolique, mais tranquille au fond, dura environ
trois mois.
Intelligent et adroit ouvrier, Félix Marlioux gagnait de quoi
suffire aux dépenses du ménage. Au bout de quelques mois, son
humeur s'altéra, ses manières devinrent plus brusques, son
langage plus cynique, son caractère inégal.
Folla remarqua que ce changement data du jour où il reçut un
ami (l'homme qui accompagnait Félix Marlioux à Pallavas l'an
passé). A cet ami vint se joindre un autre, puis un autre.
Marlioux ne rentra bientôt plus tous les soirs à la maison, et
quand il rentrait il n'était pas seul. Alors Folla cachait sa
tête épouvantée sous les draps de son lit pour ne pas ouïr les
chansons grossières, les propos libres et parfois les paroles
furieuses qui s'élevaient dans la chambre voisine. Gervaise
couchait dans une autre pièce; on l'oubliait, elle,
heureusement.
Et le lendemain, au matin, Folla trouvait son père plongé dans
un lourd sommeil, et des traces d'orgie souillaient la salle
qu'entretenait si proprement la pauvrette.
Quand il se réveillait, Marlioux était de mauvaise humeur,
malade, et parlait à sa fille comme on parle à un chien, ne
pouvant supporter le regard douloureusement étonné de ces yeux
noirs et tristes attachés sur lui comme un muet reproche.
Peu à peu l'argent devint plus rare dans le petit ménage, et
Folla dut songer à devenir économe, très économe.
Elle prit sur elle de congédier la vieille femme qui faisait
le ménage chaque matin, et se chargea de cet ouvrage.
On était à la fin de l'hiver, et quoique en Provence cette
saison soit moins rude qu'ailleurs, les jours de pluie ou de
mistral la petite Folla eût été bien aise de voir une flambée
dans la salle, pour réchauffer ses mains rouges de froid; mais
il fallait du bois pour cela.
Tout alla de plus mal en plus mal: Félix Marlioux se fit
chasser de la fabrique où il travaillait, et il lui fallut
vivre d'expédients.
Sophie se demandait naïvement comment il faisait pour gagner
le peu d'argent qu'il apportait à la maison.
Il n'y venait plus guère cependant, au pauvre logis d'Endoume,
et les hommes de mauvaise mine qu'il amenait avec lui avaient
toujours le blasphème à la bouche ou de grossières
plaisanteries.
Et peu à peu l'enfant s'étiola dans ce milieu malsain, entre
une mère qui la reniait pour sa fille, et un père qui ne
s'occupait pas plus d'elle que si elle n'eût pas existé, et ne
lui donnait même pas le pain nécessaire à son existence.
Ce fut alors qu'elle se rappela la petite boîte que lui avait
remise Mme Milane le soir de son départ de la Seille.
Elle courut à sa petite malle, fouilla dans la poche de la
robe qu'elle portait ce jour-là, et en retira l'objet en
question.
Folla y trouva trois billets de cent francs et dix pièces de
vingt francs.
C'était une richesse, et du cur meurtri de la petite fille
s'éleva une nouvelle effusion de reconnaissance pour sa
bienfaitrice.
Elle prit cet argent pour nourrir sa mère et se nourrir elle-
même.
Marlioux rentrait chez lui de plus en plus rarement et
toujours ivre.
Un jour cependant, entre deux lourds sommeils desquels il
sortit hébété, il se demanda, étrangement étonné, d'où
provenaient les ressources du petit ménage, que n'alimentait
plus son travail.
"La mioche aura écrit aux Milane, se dit-il, et on lui envoie
de l'argent. Pas bête, la mioche, mais sournoise; comme si
elle ne pouvait pas me le dire. Elle garde tout pour elle,
tandis que j'ai soif, et on ne me fait plus crédit dans aucun
cabaret."
Pendant que l'enfant était à l'école, il fouilla dans sa
malle, découvrit le petit trésor déjà bien entamé, et
l'empocha.
"Ah! ah! dit-il, je ne fais pas tort à la bambine; elle n'a
qu'à en demander de nouveau, on ne lui en refusera pas. Eh!
eh! je n'ai pas fait une si mauvaise combinaison en la
retirant à ses parents adoptifs, ils seront notre vache à
lait."
A la porte, il se sentit brutalement arrêté par une main de
fer. Sophie avait beau être sa fille, il n'agissait pas moins
comme un voleur; aussi fut-il effrayé.
Ce n'était pourtant que la folle.
Gervaise avait vu son manège, et, comprenant d'instinct que
son mari portait préjudice à la fillette qui la soignait si
tendrement, elle voulut la défendre.
Ce n'était qu'en de rares occasions qu'elle parlait; cette
fois ses lèvres blêmes s'ouvrirent pour jeter ces mots, comme
un soufflet, à la face de l'ancien forçat: "Voleur! lâche et
infâme voleur!"
Mais Félix Marlioux était fort; il secoua l'étreinte de
Gervaise et s'enfuit.
Quand Folla rentra et voulut puiser dans sa boîte pour aller
acheter de quoi souper, elle poussa un cri de détresse en
trouvant la serrure de sa malle forcée, ses effets éparpillés,
jusqu'aux cordes de sa guitare brisées; quant à l'argent, il
avait disparu.
Gervaise surgit derrière elle.
"C'est lui! dit-elle en montrant la porte ouverte.
Qui, lui? un voleur?
Oui, un voleur, répondit la folle dans un rire sinistre;
c'est lui, te dis-je, lui, Félix...
Mon père?..." fit l'enfant avec effroi.
Gervaise se redressa et dit avec force:
"Il n'est pas ton père; tu sais bien qu'il n'est pas ton
père, et moi, je ne suis pas ta mère, heureusement pour toi,
pauvre petite!" ajouta-t-elle en hochant sa tête grise.
Et, cette fois encore, dans le cur de Folla se glissa un
doute bizarre.
Elle ne se sentait plus autant de tendresse pour ce père qui
la volait, qui avait été au bagne et qui l'aimait si peu. Elle
ressentait pour Gervaise un sentiment plus proche de la pitié
que de l'affection filiale, et elle se reprochait cela comme
une faute, mais ne pouvait se surmonter; elle commençait à se
demander vingt fois par jour:
"Suis-je bien l'enfant des Marlioux?"
Cependant, comme il fallait manger, elle alla vendre une de
ses robes à une fripière, qui lui donna un prix dérisoire d'un
costume de drap encore presque neuf.
Les autres vêtements prirent la même route; on vécut ainsi
quelques jours.
Félix Marlioux ne rentrait pas; Folla se décida à écrire à Mme
Milane, de sa grosse écriture toujours incorrecte.
Elle était humiliée, la pauvre petite, d'être obligée d'avouer
sa misère; mais il le fallait.
Déjà, grâce à l'insuffisance de nourriture et aux précoces
soucis, son petit corps s'était émacié, son visage avait pâli,
et elle voyait Gervaise maigrir aussi.
Seulement on ne lui répondit pas.
Comme elle ne pouvait croire à l'oubli de ceux qui l'avaient
aimée, elle se dit:
"Ils sont en voyage, ils n'ont pas reçu ma lettre."
Elle pensait juste.
Juliette ayant pris un rhume dans une réunion d'enfants où
elle s'était trop amusée, ses grands-parents l'avaient emmenée
dans le Midi pour le reste de l'hiver.
Ils n'eurent point de nouvelles de Sophie Marlioux, sa lettre
s'étant égarée.
La petite fille souffrit en silence et devint de jour en jour
plus maigre et plus triste.
Un matin, ayant épuisé le peu de monnaie fournie par la vente
de ses robes, elle porta sa guitare chez un marchand de bric-
à-brac, qui la lui acheta.
Sa guitare! seul objet auquel elle tînt.
Et cela la désespéra tout à fait.
XIII
RENCONTRE
Un après-midi de mars, Folla n'avait pas été à l'école; ses
vêtements usés lui attiraient trop de quolibets et de
méchancetés de ses compagnes; sa maîtresse ne l'aimait pas, et
nul ne prenait intérêt à ses progrès. D'ailleurs elle n'avait
pas le cur au travail, non plus qu'au jeu.
Elle alla sur la route où passent les tramways, les omnibus et
même les équipages; devant elle elle avait ce blanc chemin de
la Corniche serpentant au bord du golfe bleu, derrière elle la
mer d'azur semée de voiles claires.
Elle s'accouda au parapet de pierre, sa petite tête amaigrie
et triste appuyée sur sa main, et elle songea.
La veille, on avait parlé à Endoume d'un jeune garçon qui, en
s'aventurant seul au large dans la barque de son père, avait
chaviré et s'était noyé avant qu'on eût pu lui porter secours.
Folla pensait à cela, et se disait, comme malgré elle, que cet
enfant était bien heureux et que, quand la vie est si noire et
si dure, même pour les petits, il fait bon la quitter. Pauvre
Folla! son cur était si plein de désespoir et de lassitude!
Ne la blâmez pas, mais plaignez-la.
Puis elle se rappelait son doux passé, son passé béni et
joyeux; il y avait un an à cette même époque, avait eu lieu à
Paris un charmant bal d'enfants auquel elle avait assisté avec
Juliette.
Celle-ci portait un fourreau de guipure sur un transparent de
soie bleue, qui allait merveilleusement à son teint de neige
et à ses cheveux d'or; Folla, elle, était vêtue d'une petite
robe anglaise en velours grenat, orné de dentelles blanches.
On s'était tant amusé! Il y a avait de jolis et gentils
enfants, des gâteaux exquis et des glaces.
Oh! cette délicieuse nuit de bal! Folla s'en souvenait. Elle
se souvenait de bien d'autres choses: des heures d'étude
passées dans la chambre chaude, à Paris ou à la Seille; des
repas gais et abondants, des promenades à pied ou en voiture,
des leçons de musique où elle se montrait si appliquée, du
grand salon or et ponceau où l'on prenait le thé le soir quand
il venait du monde, et enfin du château dauphinois, ce paradis
radieux aux pelouses ombreuses et aux bois touffus.
Et maintenant Folla n'avait plus de quoi se vêtir, plus de
quoi manger; son père volait et s'enivrait, sa mère ne lui
avait jamais donné un baiser... Un sanglot souleva sa
poitrine. Pauvre Folla! n'est-ce pas, c'était trop de
souffrance et d'abandon pour ses dix ans?
Et voilà qu'elle veut retourner à la maison, afin que les
passants ne voient point ses larmes.
Au moment où elle va traverser la route, le claquement d'un
fouet siffle à son oreille, et la grosse voix d'un cocher, à
l'accent marseillais des plus prononcés, lui crie:
"Sapristi! prends donc garde, petite sotte, j'ai failli
t'écraser."
Folla fait un bond en arrière pour éviter les chevaux; c'est
une voiture de louage qui emporte des promeneurs sur le chemin
de la Corniche.
Dans le fond est une dame mise élégamment; à côté d'elle une
fillette d'une dizaine d'années, non moins élégante, et sur le
strapontin deux autres enfants. La dame, Folla ne la connaît
pas; mais la petite fille assise près d'elle!... Dieu! mais
c'est Juliette! Juliette Kernor, sa sur de lait!
Folla joint ses mains maigres sur sa poitrine, et crie,
affolée: "Juliette! Juliette!"
La petite fille de la voiture se retourne, fait un mouvement;
mais une vive rougeur couvre ses joues, et elle se détourne
lentement, faisant signe de continuer sa route au cocher, qui
a cru devoir ralentir l'allure de ses chevaux.
Et Folla voit filer dans la poussière la victoria légère,
tandis que son ancienne amie, d'un air embarrassé, donne une
explication à ceux qui l'accompagnent.
Folla demeure atterrée sur le chemin, enveloppée d'un nuage de
poussière. Se peut-il qu'on ne l'ait pas reconnue?
"Suis-je donc si changée?" murmure douloureusement l'enfant,
qui ne peut comprendre l'action blâmable qu'elle n'eût jamais
faite, elle.
En effet, Juliette Kernor avait fort bien vu Sophie; mais il
lui était venu une fausse honte en s'entendant appeler devant
ses petits amis par cette pauvresse mal vêtue.
Quel spectacle si celle-ci, ainsi accoutrée, l'eût embrassée
en pleine route, comme elle le faisait autrefois!
Cependant Folla reprend courage en se disant:
"Juliette est à Marseille, bon papa et bonne maman aussi. Qui
sait! je les verrai peut-être; je vais leur écrire."
Aussitôt rentrée elle prit une feuille de grossier papier et y
traça ces mots:
"Ma chère Juliette, tu n'as pas reconnu ta pauvre Folla dans
la petite fille en guenilles qui t'a appelée sur le chemin
d'Endoume.
"Je pense à toi et je souffre; moi, je t'ai bien reconnue,
va! Tu as passé devant notre porte, et tu n'y es point entrée;
devant moi, et tu ne m'as rien dit. Je suis bien malheureuse.
Je t'en supplie, dis à bon pa..., non, à M. et Mme Milane de
t'amener chez nous; je donnerais tout pour vous revoir. Je
n'ai pas de plus beau papier, tu me pardonneras, et je n'ai
pas non plus d'enveloppe, parce que je suis trop pauvre. Je
t'en prie, viens.
"Folla."
Elle ferma la feuille, pliée tant bien que mal, avec quelques
gouttes de bougie qu'elle y fit couler en guise de colle, puis
elle réfléchit.
Elle ne savait quelle adresse mettre sur sa lettre; sans doute
ses bienfaiteurs résidaient à Marseille, à l'hôtel, mais
lequel?
Et puis elle n'avait pas de quoi acheter un timbre. Elle se
résolut alors à partir.
"Je vais aller à la ville, se disait-elle; je porterai moi-
même ma missive, demandant aux plus grands hôtels si M. et Mme
Milane y logent; je finirai bien par trouver."
Elle s'enveloppa d'un mauvais petite châle, et, après s'être
assurée que la folle ne manquait de rien, elle partit, lui
laissant le dernier morceau de pain qui restât à la maison.
Elle avait pourtant bien faim, la pauvre mignonne, et la route
est longue d'Endoume au cur de la vie; mais Folla pensait aux
autres avant de se servir elle-même.
Certes, toute autre enfant de son âge eût pu franchir cette
distance en s'imposant une fatigue; mais c'était plus pénible
encore pour la pauvre fillette, qui était à jeun et fort
affaiblie par les privations qu'elle endurait depuis
longtemps.
XIV
EN ROUTE
Elle suivit le bord de la mer jusqu'au rond-point des
Catalans, tourna à gauche, puis droit devant elle, boulevard
de la Corderie.
Au carrefour Notre-Dame, elle demanda la route qu'il fallait
prendre; elle était si rarement sortie d'Endoume! On lui
indiqua la rue Grignan.
Dieu! qu'elle était lasse! Ses petits jambes fléchissaient
sous elle, la tête lui tournait, et elle fermait les yeux en
passant devant les boutiques des boulangers, pour ne pas
apercevoir les petits pains dorés alignés dans la montre.
Elle s'assit sur les marches d'une petite maison close pour
reprendre des forces, puis se releva bientôt courageusement en
songeant qu'il fallait se hâter pour rentrer avant la nuit. De
la rue de Rome elle déboucha au cours Saint-Louis, et fut
étourdie du redoublement de cris, de mouvement.
Hôtels de Genève, de Rome, de Marseille, on lui répondit
négativement. Elle remonta les allées de Meilhan, et, à bout
d'énergie, vint échouer au seuil du bel établissement qui
commence l'avenue Noailles.
Le suisse qui gardait la porte repoussa cette fillette mal
vêtue, dont l'aspect misérable semblait indiquer une
mendiante; mais elle se redressa suppliante:
"Laissez-moi entrer au bureau, Monsieur; je veux demander si
M. et Mme Milane sont ici.
M. et Mme Milane? fit l'homme, un peu radouci; qui est-ce?
Un monsieur un peu gros avec des cheveux blancs, et une dame
toujours habillée de noir avec une figure colorée. Ils ont
avec eux une petite fille de ma taille à peu près, bien jolie,
avec des cheveux blond cendré.
Attendez! Est-ce qu'elle ne s'appelle pas Juliette, la
petite demoiselle?
Oui, justement, répondit Folla, dont les yeux noirs
brillaient de joie, et qui eût sauté d'allégresse si elle en
eût eu la force. Ils sont ici, alors?
Ah! mais attendez, ma petite, je crois qu'ils sont partis.
Partis..." Dans son découragement, elle laissa tomber la
lettre qu'elle tenait à la main, et deux larmes montèrent
lentement à ses paupières.
Le suisse fut pris de pitié en la voyant si pâle et
consternée.
"Restez là, dit-il, je vais l'en assurer, car je puis me
tromper."
Il courut au bureau, et en revint promptement.
"Je faisais erreur, reprit-il, M. et Mme Milane n'ont pas
quitté la ville, mais ils sont absents depuis ce matin.
Alors, mon bon Monsieur, vous seriez si obligeant de leur
remettre ce papier quand ils rentreront. Vous ne l'oublierez
point, n'est-ce pas?
Non, fit l'homme en prenant la lettre et en examinant
curieusement l'enfant. Où allez-vous donc comme cela?
A Endoume.
Vous savez où l'on prend l'omnibus, là, au bout de la
Cannebière.
Je vous remercie, Monsieur, mais je ne le prendrai pas...
Quoi! à pied?
Oui."
L'homme toisa la fillette; sous ses vêtements usés elle avait
bon air, la pauvre mignonne, et son joli petit visage, son
corps émacié, gardaient une distinction naturelle.
Elle rougit sous ce regard; il lui en coûtait d'avouer qu'elle
n'avait pas même cinq sous dans sa poche pour payer l'omnibus.
"C'est bien loin pour vous, reprit le suisse.
Aussi vais-je repartir tout de suite, pour ne pas être prise
en route par la nuit. Je vous remercie, Monsieur, et je vous
recommande mon billet."
Elle reprit sa course hâtive; elle n'avait pu voir ses anciens
amis; mais au moins elle avait découvert leur adresse et pu
remettre sa lettre; c'était une consolation, un espoir pour
son pauvre petit cur meurtri.
"Viendront-ils?" se demandait-elle douloureusement. "Et
s'ils ne me répondaient pas? Oh! je crois que cette fois je
mourrais de chagrin."
Elle trottait le plus vite possible, car la nuit tombait, et
elle aurait peur sur la route d'Endoume, souvent déserte le
soir ou fréquentée par les gens de l'endroit, pour la plupart
mauvais ouvriers et méchants Italiens.
Quand elle fut à moitié chemin, la force lui manqua tout à
fait; alors elle s'assit sur le bord d'un trottoir et pleura.
Elle se sentait si lasse, si faible, et elle avait si
grand'faim!
Mais, comme c'était une vaillante petite fille, elle reprit sa
course, pensant qu'il faisait bien noir, que sa mère était
seule au logis; puis la brise de mer, à cette heure, soufflait
bien froide sur son pauvre petit corps mal garanti. Son front
ruisselait de sueur, et cependant ses dents claquaient; son
cerveau lui semblait vide; de temps en temps elle trébuchait
ou tombait sur les genoux, en buttant contre les pierres;
chaque pas lui causait une douleur dans la tête, mais elle n'y
faisait point attention et murmurait en allant, allant
toujours:
"Je marche, j'arriverai, j'arriverai."
Elle arriva, en effet, dans ce pauvre bourg d'Endoume mal
éclairé, et regardant mélancoliquement la mer, sombre ce soir-
là; Endoume, jeté comme un haillon bizarre sur cette adorable
route de la Corniche, village habité par de pauvres hères ou
des vagabonds mal famés, où le vice sordide s'étale sous un
ciel d'azur et ce soleil étincelant.
Folla aimait Marseille, mais elle n'aimait pas Endoume; ces
gens lui faisaient peur.
Elle arriva, le cur battant; avant d'atteindre la maisonnette
où elle comptait trouver Gervaise, un bruit étrange la retint:
c'était comme un sanglot sortant de l'ombre épaisse, et en
même temps des rires confus et des voix moqueuses.
Folla regarda autour d'elle, et ce qu'elle vit lui fit pousser
un cri d'indignation et relever la tête avec une subite
colère: une troupe de méchants gamins s'amusaient à tourmenter
la pauvre Gervaise; ils l'avaient surprise sur le seuil de sa
porte, entraîné dehors, et se moquaient d'elle, déchirant sa
robe, tirant ses cheveux gris et la faisant tomber pour la
rouler à terre.
Gervaise ne paraissait point courroucée, seulement elle
demandait grâce et gémissait douloureusement.
Folla bondit comme si elle eût retrouvé des forces soudaines:
"Méchants! cria-t-elle, sans cur! voulez-vous bien la
laisser en paix! N'avez-vous pas honte de faire un jouet d'une
pauvre femme sans défense?"
Ils répondirent par des huées brutales; mais, soit que
l'intervention de l'enfant indignée leur imposât, soit qu'ils
fussent las de leur jeu, ils lâchèrent Gervaise et
s'éloignèrent en ricanant, non sans que l'un d'eux cependant,
le plus robuste et le plus lâche de la troupe, n'eût allongé
un grand coup à la fillette en lui criant: "Tiens, petite
princesse, voilà pour t'apprendre à nous ennuyer. Il ne faut
pas courir la pretantaine à ces heures-ci et garder la folle
au logis, si tu ne veux pas qu'on rie d'elle."
Folla reçut le coup sans pousser un cri; déjà affaiblie par
son long jeûne et par sa course affolée, elle ne put supporter
cette dernière émotion et tomba, privée de sentiment. La folle
demeura auprès d'elle, murmurant d'incohérentes paroles et
tâtonnant dans l'ombre pour retrouver son châle.
XV
SCENE DRAMATIQUE
Le galop d'un cheval se fit entendre à cet instant.
C'est là, ce doit être là," dit une voix.
La voiture s'arrêta devant la maison des Marlioux; trois
personnages en descendirent.
"On n'y voit pas, murmura une autre voix. Arthur, entrez
donc, je vous prie, vous nous direz s'il y a quelqu'un.
Personne, ma bonne amie, pas un chat. Ma foi! ce n'est pas
de chance; à moins que cette pauvre petite Sophie ne soit pas
encore de retour, ce qui serait bien possible, car nous sommes
partis au reçu de son billet, et notre voiture a dû filer plus
vite que le tramway. Au moins devrait-il y avoir Gervaise ou
son mari."
Soudain une exclamation retentit: Mme Milane (car vous avez
deviné quels sont les nouveaux venus) avait aperçu, à la lueur
des lanternes, la silhouette maigre d'une femme qui surgissait
de l'ombre, auprès d'un petit corps allongé à terre.
Tous trois se précipitèrent de ce côté:
"Folla!" s'écrièrent-ils.
La tête échevelée et pâle de l'enfant était renversée dans la
boue, et elle ne donnait pas signe de vie. Juliette la
considérait toute tremblante, et sentait un grand remords lui
mordre le cur.
"Est-ce qu'elle est morte, bonne maman, dit-elle, la voix
pleine de larmes, en tirant Mme Milane par sa robe.
Mon Dieu! murmurait celle-ci sans répondre à sa petite-
fille, voilà donc comme nous la retrouvons! voilà donc ce
qu'ils ont fait de notre pauvre oiseau rieur, si gai, si
gentil! Pauvre ange! comme elle a dû souffrir!"
M. Milane souleva Folla dans ses bras et l'emporta dans la
pauvre demeure, où, grâce aux allumettes qui se trouvaient
dans sa poche, on put faire de la lumière.
Alors ils purent voir le dénuement de ce logis misérable: rien
sur le poêle, rien dans le garde-manger, presque plus de
meubles dans les chambres, car Marlioux avait dépouillé sa
demeure au profit du mont-de-piété.
Dans l'étroit cabinet où couchait Folla se voyait son lit, qui
n'avait pas été refait depuis plusieurs jours, et qui, creusé
au milieu, gardait la trace du petit corps qui y cherchait
vainement un peu de repos et de chaleur.
Sous les baisers de Mme Milane, Folla rouvrit enfin les yeux
et se prit à sourire, tandis qu'une larme roulait sur sa joue.
Un bizarre incident vint interrompre les effusions de la
petite fille avec les Milane.
A présent que la chambre n'était plus plongée dans les
ténèbres, Gervaise pouvait voir quels étaient les envahisseurs
de sa demeure; elle avait d'abord aperçu Juliette, debout près
de sa sur de lait.
La figure de la folle rayonna d'une sorte de joie sauvage; ses
yeux mornes devinrent ardents.
"Ma fille! c'est ma fille!" cria-t-elle en étendant les
mains vers l'enfant des Kernor.
"Bonne maman, j'ai peur," fit celle-ci en se serrant contre
Mme Milane.
Et certes, avec son visage altéré par l'émotion et ses grands
yeux dilatés par l'épouvante, elle ressemblait d'une manière
frappante à la pauvre Gervaise.
Mme Milane ne disait rien, et les regardait toutes les deux.
Avidement, dans un geste fébrile, la folle alla à Juliette,
qui se reculait de plus en plus pour l'éviter, l'assit de
force sur une chaise, et la déchaussa sans qu'aucun des
assistants, frappé de stupeur, pensât à l'en empêcher.
Quand elle eut mis à nu la jambe droite de la fillette et
qu'elle tint dans sa main brune ce petit pied blanc et fin,
elle poussa un nouveau cri, et cette fois dans ce cri il y
avait une allégresse délirante.
Elle posa son doigt sur une petite cicatrice qui se montrait
au-dessus du coup-de-pied, et y colla ses lèvres avec passion.
"Ma fille! j'ai retrouvé ma fille!" répétait-elle si
ardemment, que tous se sentirent le frisson dans les veines,
et que Folla se souleva sur son séant, malgré sa faiblesse,
pour mieux voir.
"Juliette Kernor n'est pas votre fille, ma bonne Gervaise,
dit Mme Milane d'un ton ferme. Vous voyez bien que vous
effrayez cette enfant, relevez-vous et laissez-la; votre fille
est là, sur ce lit; regardez-la, et ne lui faites pas le
chagrin de la renier."
Mais Gervaise demeurait agenouillée sur le sol, passant ses
mains sur son front, non plus avec égarement, mais comme si
elle ressaisissait dans sa pauvre tête, depuis si longtemps
malade, la raison qui en avait fui.
"Ecoutez, dit-elle enfin, je ne suis plus folle; je l'ai été
bien des années, je le sais; à présent j'ai l'esprit tout à
fait sain, je le sens, je vous le jure; j'ai revu mon enfant,
et cela m'a guérie. Madame, ajouta-t-elle en se traînant aux
pieds de Mme Milane, atterrée, vous avez beaucoup à me
pardonner, mais j'ai cruellement expié ma faute. Ecoutez:
l'enfant que j'ai remise il y a huit ans et demie à votre
fille, Mme Kernor, ce n'était pas la sienne, c'était la
mienne, ma blonde Sophie; et j'ai fait ce coupable échange,
affolée que j'étais, parce que mon mari était un voleur, qu'il
allait être arrêté, envoyé au bagne, et j'ai eu peur que la
honte paternelle ne rejaillît sur toute la vie de mon enfant.
Je voulais qu'elle fût heureuse, qu'elle fût considérée plus
tard, et non montrée au doigt comme la fille d'un forçat. Et
voilà que depuis plusieurs mois un travail se faisait
silencieusement dans ma pauvre tête: je voyais à mes côtés
cette fillette brune qui me soignait, m'embrassait, m'appelait
sa mère, et elle n'était pas à moi, et je savais bien que je
n'étais pas sa mère, me demandant comment elle se trouvait là.
A présent je comprends; quelque chose s'est brisé dans mon
cerveau en voyant cette enfant-là que vous croyiez vôtre,
blonde et blanche comme je l'étais jadis; j'ai compris qu'on a
ramené à mes côtés celle que j'avais fait passer pour ma fille
à moi, mais qui est en réalité une Kernor. Voyez, n'a-t-elle
pas les yeux noirs de sa mère? Et si vous ne me croyez pas
encore, regardez cette petite marque blanche sur la jambe de
ma Sophie; c'est cela qui lève mes derniers doutes, si je
pouvais en avoir après que mon cur de mère eût parlé.
"Un jour (elles étaient bien petites alors les deux
mignonnes), dans un accès de colère, mon mari brisa un base de
verre dont les éclats blessèrent ma fille au-dessus du pied.
J'ai fermé la blessure, mais la marque est restée, et j'en
bénis le Ciel, puisqu'elle me permet de reconnaître mon
enfant."
Folla écoutait avidement, les lèvres entr'ouvertes, les yeux
démesurément agrandis... Si c'était vrai, ce que cette femme
disait!
"Voyons, dit M. Milane en intervenant, il ne faut pas
prononcer de telles choses à la légère, madame Gervaise. Ce
que vous avancez là est grave; savez-vous que, pour un rapt
d'enfant, car enfin on ne peut guère qualifier autrement votre
conduite passée, il y va de la prison?
Je le sais, Monsieur, répliqua Gervaise avec énergie en se
relevant; qu'on m'envoie en prison si l'on veut, mais qu'on me
laisse ma fille, ma Sophie, mon enfant! Mais regardez donc si
elle n'est pas mienne: elle me ressemble; c'est moi à quinze
ans; la vôtre n'a rien de moi.
Gervaise a raison, dit tout à coup une voix masculine;
l'enfant avait au pied la cicatrice d'une blessure que je lui
avais faite dans un accès de colère, je me le rappelle. Cré
nom! ma femme me l'a-t-elle assez reproché! Elle ne se doutait
pas que cela servirait si bien un jour. Seulement je ferai
observer que la petite ne se montre pas très empressée à
embrasser ses parents, perdus depuis si longtemps; l'autre
était moins demoiselle, je crains que nous ne perdions à
l'échange."
Félix Marlioux était entré pendant cette scène sans qu'on fît
attention à lui; il avait tout entendu, et intervenait à son
tour.
On se souvient d'ailleurs qu'il avait trouvé une ressemblance
frappante entre Gervaise et Juliette, en la rencontrant à
Pallavas.
"Allons, petite, poursuivit-il en s'adressant à cette
dernière, viens tendre la joue à papa. Eh bien! nous sommes
fière?... tant pis!"
Juliette, vers laquelle il s'avançait, poussa un cri de
terreur et enfouit sa tête blonde désespérée dans la robe de
Mme Milane.
"A moi! mais viens donc à moi! criait Gervaise en lui tendant
les bras; tu ne peux me repousser, moi, tu ne peux avoir peur
de ta mère.
Prenez patience, Gervaise, dit Mme Milane avec autorité,
l'enfant a été trop brusquement surprise; laissez-la reprendre
un peu ses esprits.
Ah! Madame, répliqua Gervaise en s'essuyant les yeux, je
crains bien que ma Sophie à moi ne vaille pas votre petite-
fille, celle que vous appelez Folla! Il n'y a pas au monde
d'enfant meilleure, plus délicate, plus oublieuse d'elle-même.
A présent que la raison m'est revenue, je me souviens; je puis
dire avec quel dévouement elle a pris soin de moi, de moi
qu'elle croyait sa mère et qui ne voulais pas l'appeler ma
fille. Pauvre ange! a-t-elle souffert! Que voulez-vous,
Madame! je pensais que ce n'était pas la mienne. Gardez-la
bien, soignez-la bien, votre Folla; vous lui devez beaucoup
d'amour, presque une réparation, car elle a bien pâti chez
nous."
Et Gervaise se mit à raconter avec feu quelle était la vie de
l'enfant pendant les mois passés, et comme elle supportait
patiemment toutes sortes de douleurs.
Enfin on pensa à caresser Folla, à la couvrir de baisers, à
lui demander pardon de l'avoir négligée involontairement.
Mais elle était si affaiblie, qu'elle ne pouvait répondre aux
démonstrations affectueuses qui lui étaient prodiguées.
On s'aperçut alors de sa pâleur et de son silence.
"Qu'as-tu? lui demanda Mme Milane inquiète. N'es-tu point
heureuse d'entendre ce que dit Gervaise?
J'ai faim, répondit l'enfant d'une voix faible, grand'faim!
Elle a faim, grand Dieu! qui sait depuis quand elle n'a pas
mangé, pauvre ange! et nous qui... Vite, Gervaise, où
pourrons-nous trouver quelque chose de réconfortant pour elle?
Je ne sais pas," répondit tristement l'ancienne nourrice.
On oubliait qu'elle se laissait servir depuis longtemps, sans
faire quoi que ce fût d'elle-même.
"Si vous voulez, j'irai, moi," dit Félix Marlioux en
s'approchant humblement.
Il n'avait pas bu de toute la journée, par la raison qu'on ne
lui faisait plus crédit nulle part, et que ses camarades ne
lui payaient plus rien. Il avait réfléchi beaucoup, depuis un
moment surtout.
Il prit la pièce qu'on lui tendait, et courut à la première
boutique, d'où il put rapporter un peu de bouillon et du pain.
Folla se jeta dessus avidement. Mme Milane pleurait; M. Milane
regardait d'un air sombre sa petite-fille, sa véritable
petite-fille, manger ainsi en affamée. Lui aussi songeait.
Il songeait que Juliette, l'enfant gâtée et personnelle, avait
eu jusqu'à ce jour à la place de l'autre toutes les
tendresses, toutes les joies: elle en avait profité en
égoïste, regrettant tout juste sa sur de lait pendant les
premiers jours, parce qu'elle était seule pour jouer, et se
consolant bien vite avec des jouets et des amies nouvelles.
Elle n'avait plus parlé de Folla que rarement, ne demandant
pas à la revoir, et tout à l'heure encore, sur la route
d'Endoume, elle avait détourné la tête pour ne pas la
reconnaître dans la fillette pauvre qui l'appelait.
"Madame Gervaise, dit-il enfin, vous avez raison, votre
fille, la voilà; nous vous la rendons, et reprenons notre
petite Folla; il est bien juste que la chère mignonne jouisse
enfin de la famille et des avantages qui lui ont été enlevés
injustement.
"Juliette, viens, ma chérie! non pas toi, fit-il en voyant la
fausse Juliette se diriger vers lui; toi tu es maintenant et
pour toujours Sophie Marlioux, et tu vas rester ici avec tes
parents.
Ici? mon Dieu! mon Dieu! non, jamais, cria l'enfant en se
tordant dans une crise de larmes. J'ai peur de cet homme qu'on
veut me donner pour père, de cette femme qui veut m'embrasser.
J'ai horreur de cette maison froide et noire. J'ai peur de la
pauvreté, de la misère. Je ne veux pas être mal vêtue, mal
nourrie, obligée de travailler et de salir mes mains à des
ouvrages grossiers. Je ne veux pas, j'en mourrais."
M. Milane lui jeta un regard méprisant.
"Vous voyez, ma bonne amie, dit-il à sa femme, ce n'est pas
nous qu'elle regrette, ce sont les beaux vêtements, la vie
facile. Cette enfant est pétrie d'égoïsme, et elle n'aime que
sa petite personne. Dieu la punit, tout est bien.
Non, Arthur, il ne faut pas nous montrer trop durs, répondit
Mme Milane; songez que le coup est rude pour cette petite, qui
ne s'attendait nullement à ce qui arrive. Voilà ce qu'il faut
faire: nous allons rentrer à Marseille, emmenant les deux
enfants; vous entendez? les deux; pendant qu'elles se
remettront de leurs émotions, nous nous concerterons sur la
manière d'agir à l'égard de la petite Marlioux.
Hé quoi! s'écria Gervaise, qui écoutait, vous allez
m'enlever ma Sophie?"
M. et Mme Milane se regardèrent.
"Emmenons-la aussi," dirent-ils ensemble.
Quelques instants après, ils remontaient en voiture avec les
deux soeurs de lait et Gervaise.
On laissa un peu d'argent à Félix Marlioux, en lui promettant
de le revoir le lendemain.
Et tandis que le cheval trottait sur la grande route, Folla
(on continuait de l'appeler Folla), ses lèvres sur la joue de
sa grand'mère, sa petite main dans celle de son grand-père,
s'endormait d'un profond sommeil, brisée de fatigue et
d'émotions.
Ce sommeil ne lui apporta que des rêves délicieux. On ne
l'éveilla point pour la mettre au lit à l'hôtel de l'avenue
Noailles, et le suisse qui en gardait l'entrée fut tout étonné
de voir reparaître en tel équipage la petite pauvresse de
l'après-midi. L'ex-Juliette Kernor, devenue pour toujours
Sophie Marlioux ne dormit guère.
Tout le long du trajet elle avait sangloté, et elle continua
toute la nuit, au grand désespoir de Gervaise et à la grande
indignation de M. Milane. Mme Milane, plus indulgente,
l'excusait. Tous les deux passèrent de longues heures à
discuter la question concernant l'avenir de l'enfant des
Marlioux.
XVI
EPILOGUE
Les Milane n'ont point quitté Marseille et continuent à
habiter l'hôtel Noailles. On ne voit plus avec eux la jolie
fillette blonde et rose avec laquelle ils s'y étaient
installés; en revanche, une autre petite fille non moins
jolie, mais brune et vive, les suit partout.
Folla est redevenue la Folla d'autrefois, pétulante, espiègle,
rieuse, mais toujours gentille, avec un brin de gravité en
plus; car la souffrance mûrit, et Folla a souffert.
Elle a repris ses costumes élégants, sa douce vie et sa chère
musique. Elle avait supplié ses grands-parents de garder avec
eux sa sur de lait, avec Gervaise.
M. et Mme Milane ont consenti à cet arrangement, mais en
l'ajournant; ils trouvent juste que l'orgueil et l'égoïsme de
Sophie Marlioux reçoivent une petite leçon. Ils ont laissé
Gervaise emmener Sophie à Endoume; mais elles n'y pâtiront
point, comme Folla y a pâti.
Gervaise est capable maintenant de soigner son petit ménage;
elle peut faire face aux dépenses, grâce à la générosité de M.
Milane, qui ne veut pas voir Sophie vivre dans le dénuement ni
même dans la gêne.
Celle-ci néanmoins ne peut se consoler de son changement de
position; elle est mal à l'aise dans ses vêtements très
simples, mange du bout des lèvres les aliments apprêtés
cependant avec tant de soin par sa mère; elle souffre et se
trouve à l'étroit dans sa chambrette pauvre, comparée à celles
qui l'ont abritée jusqu'alors: bref, elle ne peut prendre son
parti de sa disgrâce, et espère toujours que les Milane la
reprendront; elle sait qu'elle n'aura plus le premier rang
dans la famille, dans leur maison, mais au moins elle reverra
ce luxe qu'elle regrette.
Vous voyez quelle différence entre elle et la petite Folla,
accourue de si bon cur près de ses parents indigents, et
pourtant dédaignée par eux!
Cependant le rêve de Sophie Marlioux ne se réalisa point aussi
promptement qu'elle l'espérait: les Milane quittèrent
Marseille, avec leur petite-fille, bien entendu, pour la faire
voyager pendant quelques semaines.
Au bout de ce temps, jugeant l'épreuve suffisante, ils
comptaient reprendre Gervaise et sa fille pour les installer à
la Seille, où la première remplirait les fonctions de femme de
charge. On tâcherait de caser Félix quelque part, et de le
convertir à de meilleurs sentiments.
Or il se trouva qu'à cette époque Sophie, la vraie Sophie,
était fort malade; elle s'en allait de fièvre lente, couchée
entre les quatre murs blancs de son petit réduit, qui lui
faisait l'effet d'une tombe; elle était aussi pâle qu'un
marbre, et ses grands yeux étaient pleins d'une mélancolie
navrée.
Cependant cette maladie lui devenait salutaire: elle changeait
au moral comme au physique; dans ses longues nuits sans
sommeil, elle faisait son examen de conscience, et, en se
comparant à sa sur de lait, elle voyait enfin ses fautes, son
égoïsme, sa vanité; elle en eut honte, et, quoique triste
encore, elle se montrait tendre et douce envers sa mère et
supportait vaillamment son mal.
Comme je voudrais vivre pour devenir bonne et pour aimer à
mon tour, pour réparer mes fautes et me rendre utile!"
soupirait-elle parfois.
Mais il était trop tard; elle était atteinte mortellement, et
malgré les soins de sa mère éplorée et de Mme Milane, qui la
fit transporter à la Seille, elle ne put guérir.
L'excellente dame fut vivement peinée en retrouvant en si
triste état sa Juliette autrefois.
Cependant la campagne parut un peu ranimer la malade; elle
respirait avec ivresse l'air pur et les brises tièdes de ce
lieu aimé. Elle passa ainsi l'été.
Il y avait un an, à pareille époque, elle était bien fière
d'être la petite Kernor, et maintenant elle n'était plus que
_la petite Marlioux_.
Mais elle ne se sentait plus humiliée que par le souvenir de
son orgueil passé.
La belle saison s'écoula donc dans une tranquillité relative
que troubla un seul événement: Félix Marlioux, qu'on ne
pouvait corriger de ses vices honteux, fut écrasé par une
voiture au chemin des Catalans, un soir qu'il s'y était laissé
tomber ivre-mort.
Sa fille le regretta, car elle se disait: "Je l'aurais
pourtant aimé, et je l'aurais peut-être ramené à nous en
devenant bonne comme Folla."
Et Gervaise pleura, car elle l'avait aimé.
Il fut décidé que l'ancienne nourrice ne quitterait plus la
Seille; quant à Sophie, on ne pouvait former de projets à son
égard, tant que sa santé ne serait pas rétablie.
Elle eut encore quelques jours de bonheur au milieu de ses
amis; puis, au commencement de l'automne, elle s'éteignit
doucement, sans souffrir beaucoup, dans les bras de sa mère.
Elle s'était fait chérir, et la bonne Mlle Cayer, de retour à
la Seille après un long séjour dans sa famille, déclarait ne
savoir laquelle elle préférait de ses deux élèves.
Folla pleura beaucoup sa sur de lait, et demeura longtemps
triste de sa perte; puis elle se mit à l'étude avec ardeur
pour réparer le temps perdu, ce qui put la consoler un peu.
Vous devinez si elle était gâtée par ses parents, qui
voulaient la dédommager de tout ce dont elle avait été privée
pendant quelques mois; mais cela n'altéra jamais son caractère
généreux et aimant. Elle resta la charmante petite fille qui
donnait tout son argent aux malheureux, et savait rendre
service à tout le monde. Aussi était-elle chérie de tous, et
particulièrement de la pauvre Gervaise, qui disait souvent en
essuyant ses larmes:
"J'ai perdu deux fois ma fille, mais j'en ai trouvé une autre
qui me fait supporter la vie."
FIN
TABLE
En veine de paresse
L'enfant de la Gervaise
Poulets perdus
A la mer
L'homme qui revient
Ce qu'entendit Félix en dormant
Tes père et mère honoreras
La dernière nuit
La dernière journée
La femme folle
Endoume
Volée
Rencontre
En route
Une scène dramatique
Epilogue
22427. Tours, impr. Mame.
erreurs typographiques corrigées silencieusement :
chapitre 1 : =qui n'en fit pas son idole= remplacé par =qui n'en
fît pas son idole=
chapitre 1 : =Sophie et Juliette tetèrent= remplacé par =Sophie
et Juliette tétèrent=
chapitre 2 : =ell allait jouer de la guitare= remplacé par =elle
allait jouer de la guitare=
chapitre 4 : =fait bien ce qui peut, le pauvre= remplacé par
=fait bien ce qu'i peut, le pauvre=
chapitre 6 : =fixement son interlocuteur= remplacé par =fixement
son interlocuteur.=
chapitre 11 : =privée de raison parce que nul= remplacé par
=privée de raison; parce que nul=
chapitre 14 : =demandait-elle douloureusement. Et s'ils= Et s'ils
remplacé par =demandait-elle douloureusement. "Et s'ils=
chapitre 15 : =Que voulez vous, Madame= remplacé par= Que voulez-
vous, Madame=
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